Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu

Cinq ans après son couronnement, le lauréat du prix Goncourt 2018 a enfin pu atterrir dans mes mains. En d’autres termes, il a été « empruntable » à la bibliothèque municipale. Je suis Lorraine – j’ai fait mes trois ans de lycée dans un internat à Metz où j’ai côtoyé la jeunesse issue de ce milieu post-industriel mosellan. J’adore les romans qui abordent des problématiques sociales, et plus précisément ceux qui mettent en scène la classe ouvrière. Autant vous dire que Leurs enfants après eux avait tout pour me plaire…

Et pourtant, pourtant…J’ai dû mettre au moins 150 pages avant de véritablement rentrer dans l’intrigue et une fois dedans, je n’ai pas été transcendée par celle-ci. Le sujet est passionnant, l’histoire bien faite, riche en rebondissements et donne lieu à des analyses sociologiques d’une grande finesse. Non vraiment, tous les ingrédients étaient réunis. Mais la lecture a été fade, sans doute parce que le point de vue est trop masculin. Attention, ce n’est pas une critique vis-à-vis de l’auteur, qui est excellent, mais une explication de ma froideur de lectrice. Je n’ai pu m’identifier au personnage principal ni ressentir la moindre empathie pour celui-ci – pas plus que pour les personnages féminins.

Il y a des romans qui vous marquent parce qu’ils vous ont touchée personnellement, ou encore parce que vous vous êtes attaché à leurs personnages, d’autres que vous avez détestés pour des raisons bien précises. Et puis, il y a ceux à côté desquels vous passez, tout en reconnaissant leurs qualités. Leurs enfants malgré eux est brillantissime, avec une dimension sociologique exceptionnelle, mais je n’en avais cure. Ce qui ne m’empêchera pas de rester professionnelle et d’analyser l’œuvre avec toute la rigueur que mérite ce blog.

Résumé

On traverse les années 90 – les chapitres sont intitulés à partir d’extrait de paroles de chansons emblématiques de l’époque. L’intrigue a lieu en Lorraine, à Heillange, dans la vallée de la Henne ; comprenez Hayange dans la vallée de la Fensch, avec sa fameuse statue de la vierge qui surplombe la ville et ses hauts-fourneaux.

L’histoire d’Anthony Casati, 14 ans, et de cette région dont les usines ont fermé il y a peu commence pendant l’été 1992. Lors d’un énième après-midi marqué par l’ennui au bord du lac, il décide avec son cousin de voler un canoë du club nautique et atterrit sur la plage. Il fait alors la connaissance de Steph.

Premier amour non réciproque et milieu social différent, un cocktail explosif pour un passage douloureux vers l’âge adulte. Presque aussi douloureux que la transformation que subit le petit monde qui l’entoure.

« It was a great time to be alive”

C’est ainsi que Noel Gallagher parle des années 90 dans le documentaire Supersonic. Alors amis de la nostalgie, bonsoir. Le roman est parsemé de références populaires à cette décennie si précieuse, la dernière avant le bulldozer Internet. Et pour les Français, quel plus beau souvenir des années 90 que la Coupe du Monde 98 ? La lecture des pages consacrées à cet événement majeur est un grand moment d’émotion. On revit ce après quoi « on pouvait mourir tranquille », cette conclusion sublime d’une décennie.

« Liza, Desailly, Zidane, Petit avec sa queue de cheval. Comme cinquante millions d’autres connards, Anthony s’était pris au jeu, son malheur temporairement suspendu, son désir fondu dans la grande aspiration nationale. Les patrons du CAC 40, les mômes de Bobigny, Patrick Bruel et José Bové, tout le monde était d’accord, à Paris ou à Heillange, c’était pareil. […] le pays bramait à l’unisson. […] Il suffisait de faire comme en Amérique, se croire la nation la meilleure du monde et se tourner la tête interminablement. » (p. 383)

Et nous revoici en demi-finale contre la Croatie. Le récit de l’hystérie collective suite au doublé de Thuram redonne des frissons – 20 ans plus tard.

« un ambiance complètement délirante. […] Le peuple se trouva tout à coup fusionné, rendu à son destin de horde, débarrassé des écarts et des positions […] Le pays entier venait d’accoster en plein fantasme. C’était un moment d’unité, sexuel et grave. Plus rien n’avait jamais existé, ni l’histoire, ni les morts, ni les dettes, effacées comme par enchantement. La France était bandée, immensément fraternelle. » (p. 403)

Mais pour arriver à cette victoire, il y reste une longue décennie à traverser laborieusement. Tout commence en 1992. La musique est sombre et Anthony entre dans l’adolescence. Les réseaux sociaux n’existent pas, MSN est encore loin. Les jeunes d’Heillange se croisent in real life et la rencontre amoureuse se fait de manière fortuite et déjà sensuelle, sur une plage en été. La couverture du livre annonce la couleur. Disons qu’à l’époque, les garçons fréquentaient des filles de chair et d’os et ressentaient vraiment ces fameux premiers émois sexuels. En d’autres termes, ils ne consommaient pas de porno. Le roman multiplie ainsi les passages emprunts de sensualité à travers le regard d’Anthony, en proie à la montée d’hormones caractéristique de son âge.

« Elle ouvrit son jean et entreprit de le faire glisser le long de ses cuisses, mais le tissu résistait, collé à sa peau. Puis elle fit passer son top par-dessus sa tête. Elle portait un maillot de bain clair, moins sexy que celui de l’après-midi. […]

Il la vit s’élancer vers la flotte, les cuisses rapides, les fesses élastiques. […] Son corps pénétra dans l’eau avec une exquise facilité. Quand elle reparut, sa bouche était grande ouverte, elle riait, et sa queue de cheval décrivait des cercles mouillés dans le vide. » (p. 51)

Tout semble plus brutal, plus « vrai », à l’image de l’effondrement de la sidérurgie française. Les rapports entre les êtres sont frontaux car le virtuel n’existe pas – non, ceci n’est pas un truisme. Même la musique est organique, très organique même. Le grunge explose et signe la bande-son de ce premier chapitre, celui de l’éclosion du mal-être adolescent en même temps que la violence du désir charnel.

« Sur la terrasse, le volume sonore monta d’un coup et tout le monde dressa l’oreille.

C’était ce truc qui passait en boucle sur M6. En général, ça donnait envie de casser une guitare ou de foutre le feu à son bahut […] C’était presque encore neuf, un titre qui venait d’une ville américaine et rouillée pareil, une ville de merde perdue très loin là-bas, où des petits blancs crades buvaient des bières bon marché dans leurs chemises à carreaux. Et cette chanson, comme un virus, se répandait partout où il existait des fils de prolo mal fichus, des ados véreux, des rebuts de la crise, des filles mères, des releuleuh en mob, des fumeurs de shit et des élèves de Segpa. » (p. 51)

Même s’il est sans doute fidèle à la réalité, ce portrait misérabiliste de la Seattle des années 90 m’amène tout naturellement à aborder la deuxième partie de ma chronique, et sans doute l’aspect le plus essentiel du roman.

Une société en pleine transition

La suite de l’extrait cité plus haut présente le contexte d’une telle société.

« À Berlin, un mur était tombé et la paix, déjà, s’annonçait comme un épouvantable rouleau compresseur. Dans chaque ville que portait ce monde désindustrialisé et univoque, dans chaque bled déchu, des mômes sans rêve écoutaient maintenant ce groupe de Seattle qui s’appelait Nirvana. » (p. 51)

La perte de repères s’annonce apocalyptique pour cette jeune génération et, comme le montre toute l’intrigue, pour ses parents. Le monde perd sa division en deux blocs distincts et l’affrontement entre deux modèles de société antagonistes qui en découle. Quel idéal reste-t-il après l’effondrement de la dernière opposition au capitalisme ? Avec la guerre froide, les choses étaient claires, au moins. Et le capitalisme n’était pas une fatalité, ni même la seule solution envisageable. Quelle raison de vivre reste-t-il aux habitants de la région après la désindustrialisation ? Avec l’usine, la vallée de la Henne et ses ouvriers vivaient selon une identité forgée par un travail productif, un travail qui avait du sens.

« Anthony la connaissait bien cette histoire. On la lui avait racontée toute l’enfance. Sous le gueulard, la terre se muait en fonte à 1800 °C, dans un déchaînement de chaleur qui occasionnait des morts et des fiertés. Elle avait sifflé, gémi et brûlé, leur usine, pendant six générations, même la nuit. Une interruption aurait coûté les yeux de la tête, il valait encore mieux arracher les hommes à leurs lits et à leurs femmes. Et pour finir, il ne restait que ça, des silhouettes russes, un mur d’enceinte, une grille fermée par un petit cadenas. L’an dernier, on y avait organisé un vernissage. Un candidat aux législatives avait proposé d’en faire un parc à thème. Des mômes la détruisait à coups de lance-pierre. » (p. 88)

Ce passage illustre bien la transition entre une industrie pour laquelle les hommes donnaient toute leur vie et une société du loisir que tous les Lorrains connaissent bien – à l’instar d’Amnéville. Les usines ferment et la population locale part travailler au Luxembourg, passant alors de l’industrie lourde à des emplois tertiaires bien payés mais fades et dénués de sens – appelons un chat, un chat : des « bullshit jobs ».

La fin de l’ère industrielle a également des conséquences sur les rapports humains, comme le montre les relations délétères entre les Casati et les Bouali, mises en scène par l’ intrigue autour d’une moto volée. Autrefois unis par le travail et le syndicalisme, les immigrés ou descendants d’immigrés italiens puis maghrébins se retrouvent sans lien. Résultat : le racisme et le repli communautaire explosent dans la région, avec toutefois un moment de grâce qui réside dans la banalité de la vie des Français : l’« intégration par les congés payés » (p. 307). Ayant déjà eu instinctivement cette impression d’être à ma place en pareilles circonstances, je salue la fulgurance sociologique de l’écrivain.

« Quand il revenait du Maroc en famille, Hacine se sentait toujours pris entre deux dépaysements. Cette fois-ci, tandis qu’ils empruntaient l’A7 avec Coralie, il avait éprouvé un spleen d’une tout autre nature. Dans les embouteillages, à la pompe, aux péages, sur les aires d’autoroute, il s’était senti admis, à sa place partout, comme les autres. […] ces transhumances épisodiques, le fameux chassé-croisé, faisaient office d’immense unificateur. […] Il se créait là plus d’identité française qu’à l’école ou dans les isoloirs. » (p. 307)

Du début à la fin du roman, il se déploie un jeu de miroir permanent entre le destin de cet adolescent et de ces congénères d’une part et celui du lieu façonné par le sang et la sueur des ancêtres. Les uns représentent l’avenir, les autres le passé ; et le tout est une photographie d’une région en pleine transition, dans une perte de repères aussi violente qu’une crise d’adolescence.

« Des enfants avaient été dévorés, par des loups, des guerres, des fabriques ; à présent Anthony et Steph étaient là, constatant les dégâts. Sous leur peau couraient un frisson intact. De même que dans la ville éteinte se poursuivait une histoire souterraine qui finirait par exiger des camps, des choix, des mouvements et des batailles.

— Tu voudrais pas sortir avec moi ? » (p. 137)

Un roman d’apprentissage trop « masculin » à mon goût

Leurs enfants après eux n’est pas un Germinal post-ère industrielle, mais bel et bien un roman d’apprentissage dont ce pauvre Anthony est le personnage principal. Il appartient, comme l’indique le titre, à la génération d’adolescents dont les parents ont subi la fermeture des mines et l’instauration du tout tertiaire. Alors même si le roman noir de Zola comportait des scènes de sexe assez crues, celles du Prix Goncourt 2018 représentent l’essence même de l’intrigue qui dépeint l’évolution d’un jeune de quatorze ans vers l’âge adulte.

Si je choisis de terminer mon analyse sur cette aspect, c’est parce qu’il explique mon rejet du roman. Le point de vue est très masculin car – et Nicolas Mathieu, gauchiste assumé en couple avec une princesse monégasque (de rien pour l’uppercut, c’est gratuit !), ne s’en est jamais caché – le sentiment de déclassement et l’humiliation sociale d’Anthony sont inspirés de la jeunesse de l’écrivain. Et même si Anthony ne cherche pas à s’extraire de sa classe sociale, il fréquente la redoutable Stéphanie, fille d’un notable du coin et tête en maths vouée à un brillant avenir. Il subira le déterminisme social et géographique – « cette empreinte que la vallée avait laissé dans sa chair. L’effroyable douceur d’appartenir » (p. 425), pendant qu’elle fera une prépa à Paris. Or c’est très masculin de rester englué dans son milieu parce qu’on a rien branlé à l’école.

Malheureusement pour moi, le dépit amoureux androcentré sent le réchauffé. La littérature a longtemps été quasi exclusivement créée – du moins de ce qu’on lit et étudie en masse –  par des hommes même si elle a, est reste, majoritairement lue par des femmes. C’est pourquoi j’ai l’impression d’avoir croisé des dizaines d’Anthony en littérature et au cinéma. En résumé, c’est « ouin, ouin, elle ne veut pas de moi parce qu’elle est trop bien pour moi. Je ne suis qu’un petit voyou et c’est une fille de bonne famille qui travaille bien à l’école ». Évidemment que le roman est bien plus que cela, mais c’est ce que j’en retiens en premier – ex aequo avec la dimension sociale du récit – et j’en suis navrée.

Le choix « professionnel » du jeune homme à la fin va dans ce sens. TOUT est typiquement masculin, même si encore une fois, ce n’est pas un reproche puisque c’est bien normal ! J’explique simplement pourquoi je suis passée à côté du récit par manque d’empathie pour ce personnage. Les clichés de genre s’accumulent, du « male gaze » éculé des passages érotiques à la militarité, en passant par la violence physique, l’alcoolisme du daron dépressif et surtout, surtout, la passion pour la mobylette. Un élément qui est au cœur de l’intrigue et dont je me serais bien passé.

Voici un extrait éloquent sur ce fameux « male gaze ». Ici, des vieux regrettent leur jeunesse. Même si cela reste cohérent par rapport au titre et au propos du roman – à savoir la mutation sociale d’une génération à l’autre, forcément accompagnée d’une certaine tristesse pour les anciens –, le regard de vieux libidineux nostalgiques de leur jeunesse me fait saturer.

« Renifleurs et fats, ils présumaient la première fois, et s’en émouvaient jusqu’à la colère. Eux qui couraient vers le terminus, avec leurs affaires dispensables et leurs responsabilités cancérigènes. Un jour, ces gamines aérodynamiques, leurs seins pointus, leurs jambes sorties du moule trois secondes plus tôt, seraient au lit avec des garçons. Elles ouvriraient leurs cuisses et prendraient dans leur bouche des sexes roses. […] ils auraient aimé, une fois encore, détenir le privilège d’abolir un peu de cette blancheur. Les lignes à peine tendues des jeunes filles les tourmentaient si fort, et leur ventre plat, leur peau comme de la peinture automobile, eux qui avaient tout gagné pour se rendre compte que le commencement seul comptait. » (p. 119)

Beurk. C’est du Houellebecq bien écrit. La comparaison s’arrête là, car on ne sent pas l’once d’un début de misogynie chez Nicolas Mathieu, et ses analyses sociologiques sont au contraire très justes et pleines d’une sincère compassion pour le sort des femmes prolétaires. C’est peut-être cela, être de gauche : décrire le déterminisme social avec une franchise cinglante, et non avec mépris.

« Ces femmes qui, d’une génération à l’autre, finissaient toutes effondrées et à moitié boniches, à ne rien faire qu’assurer la persistance d’une progéniture vouée aux mêmes joies, aux mêmes maux. […] Dans cette obstination sourde, il devinait le sort de sa classe. […] un enfer de reconduction sans but ni fin. » (p. 350)

Heureusement que les femmes prennent leur revanche une fois les enfants élevés et les maris enlevés. Comme si l’abnégation payait finalement. Et que les hommes, de leur côté, payaient eux aussi…mais dans l’autre sens du terme. J’ai rarement lu quelque chose d’aussi juste, à l’opposé de la vision masculiniste de la femme seule et malheureuse. L’accumulation de telles fulgurances d’écrivain suffit à elle seule à justifier le Goncourt.

« C’était fou le nombre de femmes seules qui voulaient profiter de la vie. Elles faisaient des balades, s’inscrivaient à des voyages organisés. […] Elles se marraient désormais entre elles […] Toutes ou presque avaient connu des grossesses multiples, des époux licenciés, dépressifs, des violents, des machos, des chômeurs, des humiliés compulsifs. […] Inconsolables depuis que leurs fameuses usines avaient fermé, que les hauts-fourneaux s’étaient tus. […] Tous ces mecs, ou à peu près, étaient partis par le fond. Les fils aussi, en règle générale, avaient mal tourné […] Tout ce temps, les femmes avaient tenu, endurantes et malmenées. » (p. 419)

Tous ces ingrédients – les mauvais comme les très bons que je viens d’évoquer – en font un roman social fidèle à la réalité. J’en profite pour confirmer la véracité de cette description des « cassos » mosellans :

« Ils multiplièrent les anecdotes du genre, la vallée en regorgeait. Des histoires de familles tuyaux de poêle où les frères, les pères, les cousins se confondaient dans des arbres généalogiques tarabiscotés. Des récits de braquages de bureaux de poste au pied de biche, des courses-poursuites en Massey Ferguson, des bals se finissant à coups de chevrotine, les grosses têtes, des fraudes aux allocs, des incestes poursuivis sur trois générations, le folklore quoi. » (p. 283)

Dommage que le négatif l’emporte sur le positif. La femme que je suis sature vite et se dit que finalement, le genre de l’écrivain compte. Et les (avant)-dernières phrases du roman me confortent dans ce ras-le-bol du tout masculin.

« Il enfourcha la Suzuki et regagna très vite la départementale. Dans ses mains, il retrouva la trépidation panique du moteur, ce sentiment d’explosion imminente, le bruit infernal, le délicieux parfum des gaz d’échappement. […] le grain de la route familier comme la peau d’une fille. »

Quitte à ouvrir un bon roman de prolétaire garanti sans stéréotypes masculins, autant se tourner vers une autre compatriote lorraine qui excelle dans ce domaine.

Quasi-lipogramme en A minor ou La réintroduction, Emmanuel Glais

Mieux vaut tard que jamais (même si j’ai honte). Quelle drôle de façon de démarrer une chronique littéraire, alors je m’explique. Contrairement aux apparences, cette phrase ne se rapporte pas – du moins pas uniquement – au gouffre indécent qui sépare le présent article de son prédécesseur. Non, le principal cas de conscience dont je tente maladroitement de me soulager est tout autre : pour la première fois, un auteur m’a écrit pour me proposer son livre. Top, et merci Twitter. Le problème, c’est que le courriel initial date de septembre 2020, et la réception de l’ouvrage d’octobre 2022…Voilà pour le contexte de ce choix de lecture.

Toutes mes excuses à l’auteur pour la publication tardive, mais celle-ci autorisera peut-être une nouvelle publicité pour un roman paru il y a trois ans et demi.

Résumé 

Jeune diplômé idéaliste donc désabusé, Hubert-Félix se lance dans la collecte de déchets électroniques en vue de les recycler. Il parcourt sa campagne bretonne à bord de son vélo et va de maison en maison dans le but de racheter pour une modique somme les quelques appareils électroniques dont les habitants – souvent âgés et attendrissants – ne veulent plus.

Sans surprise, son entreprise écolo ne fonctionne guère ; elle a tout d’une fausse bonne idée. Et puis surtout, le jeune homme semble d’une manière générale gêné dans son existence. Et s’il lui manquait une simple voyelle pour se sentir bien ?

Le quasi-lipogramme

Le titre du roman annonce la couleur : Emmanuel Glais fait appel à ce procédé littéraire popularisé par Georges Perec, et rend même hommage à La Disparition dans la deuxième partie de son titre. Aucun suspense quant à la « réapparition » de la lettre A, donc.

« Le moment de grâce est derrière nous.

Fallait-il tout prendre au pied de la lettre, et de laquelle ? […]

c’est fini, modeste lecteur, il n’y aura plus de surprise. J’ai bien cherché, et n’ai rien trouvé d’autre en mon for intérieur. J’ai déversé tout mon fiel. » (p. 102)

Et même si en tant que simple lectrice je préfère m’attarder sur les nombreuses autres qualités du récit, saluons la performance technique. Le jeune romancier s’amuse avec la langue et les sonorités, offrant un texte joyeux qui mime l’auto-dérision du narrateur à la première personne.

La musicalité du tout est d’ailleurs assumée dès le titre, comme si nous étions devant un morceau composé en A minor justement. Et pour emprunter cette fois-ci un terme de théâtre, le récit est régulièrement entrecoupé d’apartés en italique que le narrateur s’octroie avec le lecteur. Ces passages adoptent un ton outrageusement familier avec nous et confèrent à l’ensemble du roman un rythme saccadé. En voici un exemple page 49. Ici le narrateur s’amuse avec le lecteur autant qu’avec la langue, entre jurons, parodie de Descartes et calembours.

« Forcément, puisque je t’emmerde. Eh quoi, vous pensez être le seul ? Et moi, donc ? Je m’emmerde plus que quiconque ici. J’écris donc je m’emmerde. Ou je m’emmerde donc j’écris. L’ennui précède-t-il le texte ou le texte précède-t-il l’ennui ? Toujours est-il que je me livre. J’écris de mon écriture de crotte de mouche, sur le coin de mon chevet, un coude sur le lit où je tente de vous séduire. Je me réveille en sueur pour crier. Vous crier dessus, messieurs. »

Le résultat est aussi déroutant sur le plan visuel qu’à l’oreille. Car lire Quasi-lipogramme en A minor c’est un peu comme fredonner une chanson dans sa tête.

Mais contrairement à La Disparition dont tout le monde s’accorde à dire que les qualités littéraires ne vont pas au-delà de la prouesse stylistique – et que par conséquent je ne lirai jamais – ce quasi-lipogramme n’est qu’un symbole pour illustrer l’empêchement du personnage principal. Et puis soyons francs : le roman est bon !

L’écologie comme enjeu principal

Ce Quasi-lipogramme en A minor est à mon sens très contemporain. Hubert-Félix est un jeune homme assez paumé, comme bon nombre d’hommes de sa génération – sans doute plus que les jeunes femmes, sans verser dans la « culture  incel ». Ainsi notre héros est pétri de désillusions économiques et refuse le travail « conventionnel » – autrement dit se tuer à la tâche en échange du confort et d’un bon salaire – pour lui préférer la quête de sens. Celle-ci passe naturellement par le défi écologique. La preuve par l’incipit.

« Début septembre, en Europe, c’est le retour des bouteilles consignées. » (p. 5).

Vient alors l’angoisse du changement climatique que nous connaissons tous.

« L’été indien n’en finit plus. C’est le mois de septembre le plus torride de l’histoire enregistrée. […] Les Chinois en ont plein le cul de s’occuper de nos déchets. L’UE cherche qui des Indiens ou des Philippins réceptionneront nos tonnes de merdes. » (p. 5)

« En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées », certes, mais le roman aurait eu moins d’intérêt à mes yeux cette idée de recyclage de déchets électroniques avait donné lieu à une success story et non à un échec entrepreneurial accompagné d’une remise en question existentielle.

Ce qui m’amène au point principal de mon analyse…

Un roman houellebecquien

Qui dit homme esseulé et en quête de sens dit Houellebecq. Certes, le héros n’est pas un vieux c.on cette fois-ci, certes il est plus jeune gauchiste breton que conservateur misogyne et raciste…mais le ton désabusé et à mon sens très drôle adoptés par Emmanuel Glais ne sont pas sans rappeler la plume de l’un de mes auteurs préférés. D’ailleurs peut-on encore écrire des romans comme on le faisait avant Houellebecq ? Personnellement, je ne lis plus d’auteurs vivants de la même façon depuis que j’ai ouvert Les particules élémentaires il y a douze ans !

La parenté avec Houellebecq est bien évidemment la plus criante lorsqu’il s’agit des plaisirs de la chair, avec des passages toujours réalistes, voire crus, et jamais très glorieux pour le personnage principal. Mais passons, je ne refuse de réduire ce roman à l’histoire d’un jeune homme qui galère avec les femmes, car ce n’est qu’une conséquence du problème existentiel global du narrateur et d’une réalité contemporaine largement partagée.

L’humour indéniable d’Emmanuel Glais cité plus haut ne fait pas oublier l’humeur noire d’un jeune adulte propulsé, à la sortie des études, dans un monde au pire absurde et au mieux dans lequel il ne trouve pas sa place. Alors remplaçons humour par sarcasme, car le ton est faussement léger. Impossible de trouver ses repères dans ce contexte si…nul.

L’extérieur auquel il est confronté est aussi laid que l’état de son âme. Comme dans La Carte et le territoire, ou plus récemment dans Sérotonine, la laideur des constructions humaines récentes donne même au lecteur une sacrée envie de se pendre ! Aucune originalité, aucun signe d’intelligence. Le monde contemporain semble valoriser la médiocrité et l’uniformité dans tout, en particulier dans les habitations.

« Tout est kif-kif.

Les bicoques en béton de crépis recouvertes sont toutes les mêmes.
Les mêmes portillons mènent vers les mêmes intérieurs.
[…]

On veut se sentir chez soi, disposer de son écrin de verdure, tout petit et tout moche, et de son crédit immobilier, bien long et ruineux.  […] » (p. 49)

La fameuse France mocheest à l’image d’une existence laborieuse et sans surprise pour ses nombreux habitants. Des moutons entretenus dans l’incapacité de réfléchir.

« Les gens qui logent des logements identiques sont identiques. Ils se nourrissent quotidiennement trois fois, ingurgitent des boissons sucrées, et se promettent de reprendre le sport. Le soir, ils se couchent les yeux rougis de lumières bleues. Ils dorment trop peu et se lèvent pour retourner sous le joug de l’économie.

Même si l’on pénètre leurs intérieurs, qu’ils soient d’extrême droite ou d’extrême centre, rien ne permet de les distinguer. » (p. 49)

Ils n’ont aucune culture, pourtant la seule manière pour l’espèce humaine de se différencier du reste du règne animal. Mais le pire dans la misanthropie du narrateur – et c’est là le propre de cette dernière – est bel et bien la haine de soi, puisque lui non plus ne se différencie en rien de cette médiocrité.

« Ils disent qu’ils n’ont plus le temps de lire. Ils geignent d’être toujours occupés ou crevés. Je les comprends, les zombies. Je suis un des leurs. » (p. 49)

Pas étonnant que Hubert-Félix apparaisse d’entrée de jeu comme totalement déboussolé ! Sous ses airs de petit plaisantin distrait, il se demande tout de même deux fois qui il est dans la première page ! Ce n’est pas un détail. Ni un hasard ; comme si le narrateur se trahissait.

« Qui suis-je ? Quel feu intérieur me brûle ? » […] « Et moi donc, pour finir ? Comment que je suis ? » (p. 5)

Entre ces deux auto-questionnements à voix haute, le narrateur se lance dans une esquisse cinglante du monde dans lequel il vit. Un peu comme dans les romans de Houellebecq si ancrés dans l’actualité – et je ne parle même pas de leur aspect visionnaire ! –, le héros est victime de son époque. Il en est le miroir. Comment ne pas être dépressif dans un monde où « les contours du suicide collectif mollement se précisent » ?

L’analogie avec l’univers houellebecquien s’infiltre même dans le détail de certaines analyses, comme celle-ci, malheureusement très juste, concernant nos vies d’occidentaux, « souvent simple triptyque école-(re)production-repos. » (p. 5)

Une telle analyse révèle de manière plus générale un état permanent d’« ennui » et de « morosité » qui cohabite, je le répète, avec le jeu linguistique du roman en lui-même. Mais ce personnage au caractère « indolent, […] mou, recru, presque évidé » (p. 5)le restera jusqu’à cette fameuse réintroduction. Sa quête de sens par le travail écologique ne l’aidera guère à combattre son apathie diffuse ; seule la réapparition de cette voyelle au tracé tout en lignes – par opposition aux rondeurs ! – remettra de l’ordre dans les choses.

Et c’est bien là, dans ce joyeux soulagement final, en plus de l’immense travail stylistique réalisé, qu’Emmanuel Glais fait preuve d’une belle originalité et montre qu’il n’est pas un jeune romancier dépressif qui imite Houellebecq sur fond de défi littéraire. Tant mieux pour nous, et bravo à lui !



Hélium, tome 2 : L’escalier de lumière

C’est la deuxième fois que je contribue à une opération Masse Critique de Babelio. Et c’est la deuxième fois que je fais la découverte d’un bouquin plutôt agréable à lire, et que je n’aurais jamais ouvert en temps normal. En plus d’avoir été publié dans une petite maison d’édition – Maïa -, ce roman confidentiel n’est a priori pas mon genre. Il suffit de parcourir ce blog pour constater que je lis peu de romans historiques, et aucun fantastique. Ceci étant dit, je donne la moyenne à ce roman haletant malgré son aspect trop érudit à mon goût. Petite précision : pas besoin d’avoir lu le tome 1 pour comprendre.

L’histoire est des plus intrigantes. Nous sommes en 1869, à Paris. Joseph Mainpleine a dix ans et son père travaille pour le baron Haussmann. Au début du récit, le garçon rejoint le présent après une disparition de 24 heures dans un autre espace-temps. Il y aurait fait la rencontre de Charlemagne lors du siège de Pavie en 774. À son réveil, les investigations démarrent pour savoir ce qu’il s’est passé avec ce fameux Escalier de Lumière emprunté par cet enfant dès qu’il est exposé au soleil.

L’enquête se poursuit tout au long de sa vie d’adulte à travers les nouvelles expérimentations et découvertes plus ou moins scientifiques de cette époque. De l’hypnose pratiquée par Charcot au sein de la Salpêtrière aux premiers balbutiements de la théorie de l’inconscient développée par Freud en passant par le spiritisme très en vogue à cette époque, le cheminement de Joseph plonge le lecteur dans les méandres de l’Histoire de la pensée, entre science et surnaturel. Sans parler du concept des trous noirs qui vient d’apparaître en astrophysique !

Bref, le lecteur est assommé par tant de science, et se dit que c’est le prix à payer quand on ouvre un livre écrit par un médecin. Mu par une déformation professionnelle, Éric Mahias emporte le lecteur dans la frénésie de découvertes de cette fin du XIXe siècle à travers les pérégrinations de Joseph et de ses proches pour savoir ce que l’homme-esprit – cette espèce de sosie de lui-même qui apparaît lors de ses voyages dans le temps – essaye de lui dire depuis le futur où il se trouve…

Mais l’érudition qui se déploie dans Hélium : L’escalier de lumière est à la fois sa force et sa faiblesse.

Un roman historique passionnant

Commençons par le positif, car après tout, j’ai aimé ce roman historico-fantastique. Il m’a d’ailleurs rappelé que je ne lisais pas suffisamment d’ouvrages historiques. Ceci dit, les romans dont l’action se déroule dans le passé ont toujours une valeur historique hautement instructive, à l’instar de Nana de Zola. Ici, j’ai lu certains passages avec beaucoup d’intérêt, comme ceux relatifs au professeur Charcot. En tant que féministe, et depuis l’immense succès du Bal des Folles de Victoria Mas – que je n’ai pas lu –, je suis restée bouche bée face à la description des conditions d’incarcération des femmes diagnostiquées hystériques et soi-disant traitées par ce médecin. Voici le spectacle qui s’offre aux yeux de Joseph et de sa mère lorsqu’ils entrent pour la première fois dans l’effrayante Salpêtrière.

« De l’extérieur, le lieu n’inspirait pas d’appréhension particulière. La stupeur qu’éprouva Madeleine une fois le portail franchi s’avéra d’autant plus brutale. Le délabrement des bâtiments la percuta directement au bas-ventre. Sa douleur s’amplifia encore lorsque des dizaines de pauvres femmes, pour la plupart édentées et échevelées, remontèrent vers elle des sentiers de la cour principale en traînant des pieds. Là s’étalait toute la misère du monde. Ces femmes vivaient dans un dénuement à peine imaginable. En comparaison, une mendiante de rue aurait presque pu passer pour une bourgeoise. » (p. 104)

Bien évidemment, ce n’est là qu’un infime volet de cette fin de siècle bouillonnante de découvertes dont nous récoltons les fruits aujourd’hui encore. Quelle joie d’être transportée le temps d’une lecture dans une époque où ces nouveautés que nous considérons comme admises – à l’instar de l’inconscient, concept de la psychanalyse freudienne, ou des avancées de l’astrophysique –, n’en étaient qu’à leurs premiers balbutiements. L’excitation de ceux qui avaient la chance de les toucher du doigt – soit une infime partie de la population française, rappelons-le – est plutôt bien transmise pendant toute l’intrigue, et l’atmosphère de foi en l’avenir à l’opposé de celle d’aube de fin du monde dans laquelle nous baignons est contagieuse. Rien que pour ça, merci à Eric Mahias ! Par exemple, je me voyais très bien à la fameuse exposition universelle de 1889, au milieu d’une foule grouillante dont le regard ne manque pas de se lever vers cette étrange dame de fer provisoire.

Mais il y a un mais.

Des passages rébarbatifs

De la même manière que l’épopée fictive à travers un siècle d’innovations déterminantes comporte des passages enthousiasmants, j’ai trouvé d’autres passages terriblement longs et ennuyeux. Eric Mahias est médecin avant d’être écrivain, et son bagage scientifique est à double tranchant. Il est à l’origine d’une grande érudition dans divers domaines scientifiques, avec une curiosité contagieuse qui se déploie tout au long du roman. Mais le revers de cette profusion d’informations pour le lecteur se caractérise par certains passages interminables. Il en va de même pour le style. Clinique, il nous épargne la moindre envolée lyrique, mais le factuel pousse le récit dans un écueil : l’ennui dû à l’abondance d’informations.

C’est le cas notamment des longues pages décrivant les péripéties vécues par le père de Joseph au cours de la guerre franco-prussienne. Les détails techniques de la défaite à une bataille, puis la multiplicité des informations géographiques lors de sa fuite après avoir été constitué prisonnier par l’ennemi, sans compter les faits militaires sur l’avancement dans la capitale des Prussiens victorieux…tout cela entraîne une surdose pour le lecteur. Je me suis demandé quand cela allait-il finir, et pourquoi en raconter autant sur ce point historique si ce n’est pour se faire plaisir ou, pour le dire plus vulgairement, étaler sa confiture. L’intrigue n’avance pas autant que le père de Joseph, elle n’avance pas du tout même. Bref, je garde un souvenir très désagréable de ces longues pages dispensables.

Dans une moindre mesure, je citerais également celles qui racontent la longue préparation des séances de spiritisme finales, avec une description des protagonistes qui relève plutôt du curriculum vitae que du portrait littéraire. On ne s’improvise pas romancier quand on est médecin, car je le répète : ce qui est une qualité peut aussi se transformer en défaut.

Une atmosphère d’amour qui parcourt le récit du début à la fin

L’amour est le premier élément qui rayonne dans ce roman intitulé Hélium. Du papa brillant et bienveillant aux femmes qui entourent le personnage principal, l’amour est omniprésent. Il transcende le livre par sa simplicité et sa constance. Le clan Mainpleine reste soudé dans cette épreuve de recherche de la Vérité, et Joseph le leur rend bien. Tout ce petit monde est travailleur et mène une existence que nous, comme pervertis par la société du loisir et de l’image, pourrions qualifier d’ennuyeuse. Ambition, travail et amour résument la vie de Joseph Mainpleine. La quête de guérison et de découverte semble linéaire malgré les embuches, et la souffrance des « malaises » du jeune homme est surmontée par la force que lui apporte son entourage – que ce soit sa mère, sa femme, ses amis, ou encore sa nourrice d’une douceur absolue.

« Au service des Mainpleine depuis près de trente ans, […] elle avait de l’affection pour chacun d’entre eux, du plus grand jusqu’au plus jeune. Jusqu’au plus jeune…Pierre [N.D.R. le fils de Joseph] ! Il allait bientôt se réveiller ! […] Augustine le contempla un instant, repensant aux heures tendres qu’elles avait passées à s’occuper de Joseph, vingt-trois ans plus tôt. […] Pour caresser la paume de sa main, elle tendit un doigt qu’il saisit prestement et ne voulut plus abandonner. Du fond de sa couche, le petit Pierre la regardait, ne voyant plus qu’elle. Elle aussi ne voyait que lui. Ces instants étaient sa seule consolation de vieille fille. » (p. 157)

Et au paragraphe suivant, on retrouve une autre expression d’un amour pur et bouleversant dans sa simplicité. Depuis que Joseph a rencontré Amélie, une infirmière adorable et intelligente, dans le cadre de ses visites à la Salpêtrière, ils filent le parfait amour. Et cette expression galvaudée par le langage de la mauvaise presse actuelle prend tout son sens avec cette tranche de vie au réveil :

« Il ne vit d’abord que la main d’Amélie reposant joliment  sur sa robe de soie mauve. À chaque respiration, la main s’avançait d’un demi-centimètre, allant imperceptiblement à sa rencontre pour reculer d’autant quelques secondes plus tard. Son regard s’attarda sur chaque doigt – sans réfléchir il les compta, une fois à l’aller, une fois au retour –, remonta les deux veines bleues qui fuyaient sur le poignet pour se cacher derrière le tissu satiné, suivit les plis de soie jusqu’à l’épaule et finit par se perdre dans les boucles brunes et la blancheur translucide de son cou. Son aimée reposait là […] » (p. 157)

J’ajoute que contrairement à la croyance populaire selon laquelle la douceur des parents vis-à-vis de leurs enfants serait une invention moderne de bobos fragiles, les marques d’affection de parent à enfant ont toujours existé. De même que la violence intrafamiliale perdure, les familles aimantes ne sont aucunement le produit des avancées en matière de pédopsychiatrie, mais d’une transmission de génération en génération. Les Mainpleine en sont la preuve.

« elle lui releva le menton d’un index un peu trop vigoureux. L’enfant la regarda, incrédule et inquiet, et une larme roula sur sa joue ronde. Posant son chiffon de cuisine, sa mère s’agenouilla et, lui caressant la pommette, effaça le léger sanglot d’un doux revers de main.

– Oh, mon pauvre chéri, je suis désolée. Je n’en ai pas après toi […]

Allez, au dodo maintenant. Ton père viendra te border dès qu’il arrivera.

Pierre tendit les bras : un câlin était obligatoire si elle devait obtenir son pardon ! Amélie ne se fit pas prier. Elle adorait ces moments de complicité avec son fils. Elle le serra fort et longtemps […] » (p. 176)

Viendra le temps du feu, Wendy Delorme

Ne me demandez pas comment Viendra le temps du feu de Wendy Delorme a atterri dans ma PAL. Une chose est sûre : je ne regrette pas de l’avoir emprunté lors de quelques instants d’errance à la bibliothèque municipale, mon smartphone à la main avec ma page Babelio ouverte. Si mon avis est globalement positif, si l’histoire est riche et fort bien contée, je pense que j’oublierai ce roman assez vite.

Résumé

Dans cette dystopie polyphonique, des personnages rebelles se racontent. Après les suicides de masse de la jeune génération militante pour le climat, un État totalitaire aux frontières fermées s’est mis en place. C’est dans cette société de reproduction forcée et de prohibition de l’homosexualité et des livres que les destins de plusieurs dissidents vont se croiser. Rosa, Louve, Ève et Grâce ont fait partie d’une communauté autonome de femmes établie dans des grottes qu’elles ont creusées de l’autre côté du fleuve…avant que la police ne vienne s’approprier les terres et mettre un terme sanglant à leur utopie. Louise et Raphael quant à eux, n’ont connu que le totalitarisme et forment un couple factice. Elle se déguise le jour et fait des animations pour enfants dans des supermarchés. La nuit, elle danse dénudée. Lui est homosexuel. Le couple est surveillé de près car à vingt-cinq ans, ils ne se sont toujours pas reproduits. Mais la nuit, dans ce club interlope et dissident qu’ils fréquentent, ils ouvrent chacun de leur côté une porte incroyable qu’ils ne pourront plus jamais refermer : les livres.

Un féminisme sauvage

Viendra le temps du feu assume sa dimension militante, ne serait-ce que dans le titre. Fait rare, il commence par un verbe conjugué au futur, lequel exprime non pas un espoir, mais une affirmation vindicative. Un jour, la flamme qui brûle à l’intérieur des âmes rebelles viendra cramer ce système injuste et oppresseur. Le mot « feu » est à prendre au sens propre comme au figuré.

Et puis le roman est bien paru dans la collection « Sorcières » de la petite maison d’édition Cambourakis, une collection qui publie des essais et fictions à la fois féministes et anticapitalistes. Voilà ce qu’est cette histoire inspirée des Guérillères de Monique Wittig. Même si je n’ai pas lu ce roman à titre personnel, je trouve néanmoins cette histoire de communauté autonome et primitive lesbienne qui lutte pour sa liberté très intéressante. J’en profite pour souligner l’importance du mot « histoire » que j’ai choisi à dessein. Le roman de Wendy Delorme est militant certes, mais il reste une œuvre de fiction et l’écriture de celle-ci est remarquable. Tous les ingrédients d’un bon roman sont réunis : une intrigue avec une bonne dose de suspense, des rebondissements surprenants à la fin et surtout une manière de conter extrêmement prenante et efficace grâce à l’emploi de la polyphonie. Je clos cet aparté ; revenons-en à l’analyse de notre féminisme sauvage.

La lutte pour la liberté de ces Amazones est indissociable du combat contre l’oppression patriarcale. Le masculin rime ici avec violence et l’homonymie entre Mal et mâle n’a jamais été aussi concrète. L’État, la société patriarcale, incarnée notamment par la police, revêt toutes les formes de contrôle et de brutalité. L’opposition entre un féminisme sauvage heureux et une triste société patriarcale s’exprime sous divers aspects, comme des corps qui s’aiment vs. un « Pacte National » qui contrôle les corps à des fins reproductives et interdit l’homosexualité, des chants vs. la prohibition des livres, un état naturel joyeux vs. une vie citadine morose qui étouffe à cause du changement climatique.

Cette communauté de femmes semble vivre en parfaite harmonie, à l’état primitif, avant que la police ne détruise leur utopie dans un bain de sang.

« Elles étaient toutes brisées et pourtant incassables. Elles n’avaient pas besoin de rassembler chaque jour les morceaux de leur être […] elles existaient ensemble comme un tout solidaire, un orchestre puissant, les organes noués en ordre aléatoire, un grand corps frémissant. […] Être un soi cohérent et autosuffisant n’est pas chose essentielle, quand on sait faire partie d’une communauté d’êtres.

On aimait simplement. […] et l’on pouvait hurler, se taire et ne rien dire, chanter ensemble ou danser sans fatigue jusqu’à l’aube.

Les arbres alentour chargeaient l’air d’une fraîcheur qui vivifiait nos âmes. » (p. 68)

L’idéologie éco-féministe constitue indéniablement le pilier de cette histoire de guerrières. Libres et en osmose avec la nature, il fallait que le pouvoir masculin débarque avec ses gros sabots. Il opprime, il contrôle, il abrutit. Bref, il tue, y compris lui-même car les totalitarismes sont toujours mortifères. Malheureusement, la longévité du régime nord-coréen apporte un terrible contre-exemple à l’auto-sabotage systématique des régimes totalitaires dans l’Histoire. Disons que la liberté finit (presque) toujours par triompher. C’est du moins la thèse appliquée dans Viendra le temps du feu avec son intrigue qui mène petit à petit vers la révolution.

Au-delà des passages où les rescapées de la communauté se remémorent leur ancienne vie idéale, le choix de l’autrice de ne faire entendre que des voix féminines et une voix homosexuelle donne le ton dès le départ. Ici, on est entre femmes, entre guerrières opprimées, et la convergence des luttes fait que les homosexuels partagent leur destin. Car après tout, la répression de l’homosexualité et le contrôle du corps des femmes constituent l’alpha et l’omega des régimes autoritaires.

« Le féminisme sans lutte des classes, c’est du développement personnel »

Nous avons tous déjà entendu ce slogan politique, et il s’applique à la perfection dans cette dystopie. Elle est politique, car le féminisme l’est. S’il ne l’était pas, s’il ne sous-tendait pas la refonte d’un système entier d’injustice, il serait du développement personnel en effet. Et le développement personnel, c’est la plus grande fumisterie du XXIe siècle.

L’asservissement des femmes, c’est forcément celui des plus faibles par les plus forts, et l’État totalitaire décrit ici rappelle les dérives de nos régimes politiques actuellement en place en Occident. Tout au long de ma lecture, j’ai pensé au réel, au présent. Viendra le temps du feu est une invitation tout au plus à la rébellion, tout au moins à la vigilance.

Ainsi, nos dirigeants ne sont pas de gentils démocrates pacifistes contre des lointains méchants. La menace de la guerre plane toujours sur nos territoires en paix, sachant que la guerre n’était même pas encore aux portes de l’Europe au moment de l’écriture ! Voici un passage qui résonne comme un rappel : les interventions de l’Occident au Proche-Orient expliquent les attentats terroristes que nous connaissons depuis le 11 septembre. Ces mêmes interventions ont engendré des migrants, qui bien évidemment servent de boucs émissaires pour leurs pays « d’accueil ».

« Le grand génie de notre époque et de ceux qui la gouvernent, c’est de nous avoir fait croire que nous vivions en paix quand ils lâchaient des bombes sur d’autres continents. Quand des bombes artisanales ont explosé ici, la surprise était générale. Comment ? On nous voulait du mal ? Mais qu’avions-nous donc fait pour mériter cela ?

Les Autres [N.D.L.R. : du point de vue des femmes qui vivent en communauté, les Autres sont les dirigeants du pays de l’autre côté du fleuve] ont d’abord accusé ceux qui fuyaient les bombes qu’on avait envoyées dans leur pays natal. » (p. 50)

Dans la tradition du féminisme de gauche et avec lequel je suis en profond désaccord, le livre se veut pro-migrant, ignorant sciemment le choc culturel que l’arrivée de ces populations déclenche.

« dans la mer du Sud qui borde leur contrée sur sa façade Ouest, sur les îles qui jalonnent le parcours de la fuite entre leur terre et celle que les Autres maintiennent densément clôturée : des corps par milliers. Des corps d’enfants, de femmes, d’hommes dont les médias parlaient régulièrement avant le vote du Pacte. Puis le sujet s’est clos avec les frontières. » (p. 177)

Société autoritariste et inaction climatique

J’ai déjà mis plus haut le lien vers la chronique consacrée à Sorcières de Mona Chollet, l’ouvrage qui m’a permis de découvrir le concept d’éco-féminisme. S’il n’y a pas de féminisme sans lutte des classes, il n’y a pas non plus de féminisme sans écologie ni d’écologie sans féminisme. Le patriarcat soumet les femmes comme il soumet la Nature. Dans une société autoritariste et patriarcale, pillage, viol, appropriation et exploitation s’appliquent à la femme comme à la terre.

« Les arbres ne sont plus, ils ont été liés en des fagots immenses, puis charriés par les eaux pour construire un port. […] J’ai vu les planches poncées, fendues de coups de hache, percées de clous, martelées par les bottes de ceux qui vivent ici. » (p. 69)

Or le régime que veulent renverser les personnages de Viendra le temps du feu a exploité sans vergogne les ressources naturelles et n’a rien fait pour lutter contre le réchauffement climatique. Au contraire, il a ignoré et réprimé la jeune génération qui a tenté de faire réagir à ce sujet, provoquant des suicides de masse et la fin imminente du renouvellement démographique. Quand on connaît le niveau d’éco-anxiété chez les plus jeunes aujourd’hui, on se demande si cette histoire est si dystopique que cela. La référence à l’inaction climatique de nos gouvernements est exprimée de manière frontale.

« des millions de jeunes disparaître en une seule saison, lors d’une grande canicule. On ne les écoutait pas. Toutes leurs protestations n’avaient mené à rien, aucune décision concrète et globale, rien qui donnait espoir. Tout d’abord le suicide de Geia Walden. Les médias se moquaient autant qu’ils encensaient cette gamine frêle, qui faisait la morale aux grands hommes d’État. On l’invitait partout et de sa voix fragile […] » (p. 123)

Tandis que la nature était agréable car respectée par la communauté de guerrières, elle se transforme en enfer terrestre pour les habitants de la société autoritariste qui n’a de cesse de la bousiller.

« Les palmiers, les collines, les palais en ruine, la falaise et la plage, tout cela était trop beau pour demeurer caché. Et surtout, en été, on n’avait pas trop chaud là-haut sur notre crête. On échappait à la vague des grandes canicules, grâce au vent des falaises et à l’humidité montant de l’océan. On a vu arriver les premiers cars remplis de citadins au début de l’été (…) » (p. 113)

Ode au collectif face à un individualisme délétère

En dynamitant les grottes où vivaient ces Amazones, le régime totalitaire a détruit un élan collectif vital et puissant pour enfermer les êtres dans leur individualité stérile. Le puzzle décrit ci-dessus que formait la communauté, dans lequel chaque pièce trouvait sa place car il faisait partie d’un tout, a éclaté, emportant avec lui le sens de l’existence de chacune des femmes rescapées. Contrairement au communisme qui tuait les âmes en tuant les individus – cf. cet excellent essai sur la Corée du Nord –, le régime capitaliste tue les âmes en tuant les velléités d’union, puisque celle-ci fait la force !

Il en résulte des individus complètement paumés.

« Chacun est dividu, se suffit à soi-même. Il n’est pas question de lier une âme à l’autre mais de trouver en soir la seule raison d’être.

Je n’ai plus jamais su ce qu’est la complétude depuis qu’elles sont parties. » (p. 69)

La force du collectif va d’ailleurs se recréer instinctivement lorsque les différents personnages se retrouvent dans un but commun : la révolution. Même avant le passage à l’acte à peine esquissé à la fin du roman, la montée en puissance de cet élan contestataire repose sur l’union, notamment via la transmission de livres sous le manteau. Transition parfaite pour mon dernier développement !

Les livres ont la capacité de changer le monde

L’histoire l’a prouvé et ce n’est pas pour rien si les nazis ont commencé par brûler des livres avant de brûler des Hommes. Les livres sont dangereux pour les totalitarismes et de la RDA à la République Populaire de Chine en passant par l’URSS, les dictatures se sont toujours attelées à contrôler la culture et à interdire les livres jugés anti-régime. Dans Viendra le temps du feu, ils sont presque tous interdits. La culture et plus particulièrement la lecture ont cette fâcheuse tendance à faire réfléchir, et un régime totalitaire abhorre l’idée même de citoyens éclairés. Alors on leur récite la messe depuis le plus jeune âge. Raphael s’en souvient dans la lettre qu’il destine à sa mère.

« Ça me rappelle ces fables que tu nous racontais quand on était petits. Il y avait toujours une morale à transmettre, qu’on absorbait bercés par ta voix rassurante. […] La déférence envers les instances de pouvoir qui guident notre peuple et assurent sa survie. » (p. 143)

Ouvrir les yeux sur son environnement, c’est remettre en question des évidences qui n’en sont pas, et dans ce roman, la prise de conscience de Louise et Raphael naît grâce aux livres. Les mots de ce dernier se transforment en véritable manifeste révolutionnaire.

« Ce que je veux maman, c’est rendre irrespirable l’eau dans laquelle on nage ou plutôt l’air qu’on respire. Que l’on sente son odeur, que tous les autres réalisent enfin comme il pue. » (p. 143)

Les livres ouvrent les esprits de ceux qui les lisent et sauvent également ceux qui les écrivent. On connaît le pouvoir des histoires depuis toujours, car avant que l’écriture ou le papier n’existent, on se transmettait des contes à l’oral. C’était une nécessité, et c’est ce qui différencie les Hommes des animaux. Les survivantes de la communauté de guerrières de l’autre rive en sont la preuve.

« certaines sœurs trouvaient que le plus difficile n’était pas le labeur, l’angoisse, le froid, la faim, ni les grandes canicules, mais le fait de vivre sans nouveaux livres à lire […]. Les histoires qu’on raconte sont nécessaires à l’âme comme l’eau l’est à la terre pour que les fleurs fleurissent. Nos âmes s’étiolaient si nous ne prenions soin d’écrire, de chanter, de dire des histoires. » (p. 171)

Au-delà du combat physique pour creuser des grottes et éventuellement lutter – en vain bien sûr – contre la répression policière, elles se sont battues pour raconter leur histoire et transmettre celles d’autres contestataires avant elles, faisant ainsi trembler les Autres par leurs écrits. Car Raphael tombera dessus et comme il le dit, la révolution doit se faire de l’intérieur. « Par les mots, par le feu. » (p. 220).



Les Sources, Marie-Hélène Lafon

Oyez oyez, le nouveau Lafon a été mon premier et, je l’espère, ne sera pas le dernier. Cela faisait bien trop longtemps que cette habituée de La Grande Librairie me fascinait à chacune de ses interventions. Conteuse hors pair et dame très charismatique, elle était parvenue à me rendre jalouse de ses élèves. Ses qualités orales se sont d’ailleurs confirmées – et ont même dépassé mes attentes – lors de son passage dans une librairie de ma ville pour parler de son dernier roman : Les Sources. Une salle pleine à craquer, un public conquis, et moi encore plus sous le charme de cette femme de lettres venue éclairer son excellent ouvrage avec l’éloquence et l’humour qu’on lui connaît. J’ai longtemps repensé et repense encore à cette rencontre avec « la mère Lafon » – surnom donné par son éditrice – et me dis que la satisfaction intellectuelle et le bien-être que ce moment continue de me procurer par le souvenir sont la preuve que la littérature peut contribuer au bonheur. On savait qu’elle pouvait donner du sens à une existence par l’empathie et l’évasion qu’elle induit, mais rendre heureux…qui l’eût cru ? Disons que cela est permis ici par l’alliance entre un sentiment de plénitude intellectuelle – qui provient de la joie d’apprendre et de s’enrichir – et une profonde sympathie et admiration inspirées par un être de chair et d’os.

Pour revenir à cette chronique, vous vous imaginez bien qu’entre mon analyse personnelle et les éléments apportés par Marie-Hélène Lafon pendant cet entretien en librairie, l’article sera on ne peut plus étoffé.

Résumé

La quatrième de couverture nous annonce la fin du roman, sans divulgâcher toutefois, car elle reste bien mystérieuse. Claire revient sur les lieux de son enfance. Elle n’entre pas dans la maison et n’y entrera plus jamais. C’est un retour aux sources, un terme que Marie-Hélène Lafon préfère à celui de « racines », bien trop figé, et dont la notion d’écoulement, de fluidité et de mouvement, justifie ce choix comme titre de roman. Car après tout, Les Sources raconte une fuite du status quo matérialisé par cette maison perdue – elle ne fait même pas partie d’un hameau – dans la vallée de la Santoire. Rester immobile aurait rimé avec mort.

Incroyablement riche pour 128 pages, le roman est divisé en trois parties : trois points de vue, trois années. Tout d’abord, nous sommes en 1967 et la mère des trois enfants raconte sa vie dans une grande ferme sous le joug d’un mari violent. Ensuite, le père se retrouve seul dans cette même ferme au début des années 70. Et pour finir, on retrouve la benjamine de la fratrie plus de cinquante ans après l’émancipation de sa mère.

Car contrairement à ce que j’ai pensé en lisant ce retour de la fille – le flou était-il voulu par Lafon afin de mieux nous surprendre avec son dénouement « heureux » ? – la mère a pu partir…Oui, du fin fond du Cantal. Oui, avant mai 68 et la modernité amenée par l’élection en 1974 de l’Auvergnat le plus célèbre de France.

Psychologie et sociologie d’une emprise au sein du monde paysan

D’ailleurs je pense que mon admiration pour cette écrivaine rurale vient en grande partie d’un immense point commun : moi-aussi je prends source dans la diagonale du vide, dans un pays qui se vide. Au-delà de la simple géographie, il y a le monde paysan qui pénètre toute l’écriture de Lafon. Ainsi dans toutes ses interviews, elle assume un rapport au corps très paysan, animal même. Il n’est pas sans rappeler la dimension bestiale – puisque c’est dans le titre ! – de cet excellent roman d’une autre Auvergnate.

Quelle femme n’a jamais connu l’emprise ? Sans avoir la radicalité de répondre « aucune », on peut malgré tout se risquer à un « hmmm sans doute quelques-unes ». Dans tous les cas, il s’agit d’une expérience humaine et éminemment sociologique – dimension que l’on retrouve dans tous les textes de cette autrice, selon ses propres dires – massivement partagée par les femmes et tout aussi massivement retranscrite en littérature. J’ai déjà eu l’occasion de chroniquer des récits poignants à ce sujet. Dans Les Sources, la femme sans prénom semble être réduite à un corps qui souffre et qui étouffe la personne qu’il est censé incarner. Pour la tenir debout, l’esprit prend le relais en établissant des listes. Il n’empêche que la femme sous emprise est dépossédée de son corps lourd et pesant. Les mots du mari sont intériorisés : elle ne supporte plus ce corps si gras et apathique. Il doit pourtant servir et subir la carcasse dégoûtante du bourreau.

« Elle aurait voulu pleurer et dormir tout le temps, et ne plus l’entendre, lui, ne plus le sentir, lui, qui tournait autour d’elle, surtout les nuits dans le lit où il fallait encore servir et le laisser faire. » (p. 30)

Par ailleurs, ce corps est écrasé, épuisé par la maternité. Heureusement qu’après avoir donné naissance à deux filles et un garçon, la mère a pu se faire ligaturer les trompes. C’est là que la portée sociologique du roman prend tout son sens. Ce personnage, même si sa condition semble poussée à l’extrême par l’isolement géographique, est très représentatif de la société pré soixante-huitarde où les femmes, privées de contraception, subissaient le viol conjugal et les grossesses non désirées. Il suffit de regarder des vidéos de l’INA pour constater l’aspect décrépi des femmes de moins de trente ans de l’époque. Celle-ci a subi trois césariennes en trois ans et n’a que vingt-six ans.

À cela s’ajoute bien évidemment le travail éreintant à la campagne. Car même si cette propriétaire d’une grande ferme peut se targuer d’avoir une employée de maison qui l’aide dans les tâches ménagères, les journées ne sont pas celles d’une bourgeoise…mais longues comme doivent l’être celles d’une paysanne. Or – et c’est là tout l’enjeu de fusion entre le psychologique et le sociologique de l’œuvre – elle reste, justement parce qu’elle doit tenir son rang. Et la beauté de sa ferme très rentable, mais aussi sa détention d’un permis de conduire – fait très rare pour une femme à cette époque – pour aller à l’église le dimanche et montrer au monde comme ses enfants sont soignés, constituent de véritables motifs de fierté.

Le décor est aussi important que le milieu social puisque le mot « sources » renvoie à ces deux aspects. Nous sommes en juin, à 1000 m d’altitude dans le Cantal. À cette période, la nature est en plein jaillissement, « on entend l’herbe pousser » disait la mère Lafon avec passion…mais elle, elle n’entend plus rien. Alors faire des listes devient vital. Il faut faire ce qui doit être fait, et penser aux autres dont la vie n’a pas été saccagée comme la sienne, à l’instar de la tante Jeanne.

La mutation de la société paysanne dans les années 70

Car même dans les vieilles familles paysannes du Cantal (ou de l’Est de la France…), on trouve toujours une vieille fille ou un vieux garçon en avance sur son temps, avec une liberté troublante. La tante du bourreau est la seule à avoir pratiqué l’exode rural et offre des livres aux enfants. Elle sait, mais ne dit rien car elle aime son neveu « qu’elle appelle encore Pierrot » (p. 34). Le silence est encore d’or et malgré une certaine douceur par endroits – notamment celle de Félix, le jeune commis – on se tait. La soumission est généralisée et dans cette société aux valeurs traditionnelles, chacun a le sentiment d’être à sa place…même si elle est intenable. Alors on donne le change. Ce qui se passe entre les quatre murs d’une famille reste entre les quatre murs d’une famille ; même « chez ses parents, elle fera semblant » (p. 34).

Pourtant, la douceur de sa famille à elle la sauvera. Comme quoi il n’y a pas de fatalité. Même dans une société exagérément ancrée,

« Ils sont nouveaux dans le pays, quatre ans, ça ne compte pas, on les appelle les Aurillacois » (p. 34)

des possibles font leur apparition dès la scène d’ouverture du roman. Car si tout semble figé sur le tableau d’un malheur paysan, les enfants en train de jouer incarnent une mutation plus heureuse à venir. Tante Jeanne était la précurseuse : ce monde paysan décrit dans la première partie est amené à disparaître et cette histoire particulière représente les changements sociaux profonds qui vont s’opérer vers l’élection de Valéry Giscard d’Estaing. Au-delà de l’émancipation des femmes évoquée plus haut, le Cantal – à l’instar de toutes les campagnes de France – n’aura de cesse de se vider. Comme beaucoup de filles de paysans, Isabelle et Claire travaillent bien à l’école : des études et une vie citadine les attendent. Quant au petit Gilles, le père le sait depuis le début, inutile de compter sur lui pour reprendre la ferme. Il est aussi sensible que son père est brutal. Dans un épilogue hautement symbolique d’une société paysanne disparue, la benjamine ne rentrera plus jamais dans la maison de son enfance.

Pierre ou l’ancien monde désarmé

Si une transformation sociale permet d’émanciper certains membres, elle en laisse inévitablement d’autres sur le carreau : les dominants, ceux qui profitaient de cette forme d’assouvissement. Pierre, le mari, est de ceux-là. On dirait aujourd’hui que la deuxième partie du roman est un très bon exemple de discours masculiniste. En ce qui me concerne, j’ai dévoré ces quelques pages. Enfin le point de vue du bourreau est exprimé ! C’est une chose si rare…je n’ai en tête que l’exemple d’un personnage de Vernon Subutex. Et quel plaisir de lire son désarroi, lui qui a tout perdu et ne comprend rien à rien.

« On vit une drôle d’époque, depuis mai 1968 et leur révolution, les femmes veulent prendre la place des hommes, il voit les images de la télé, il écoute le poste, il lit le journal aussi, il s’intéresse ; le monde est chamboulé et ça le dérange. Même dans sa ferme, dans sa vallée, au bord de la Santoire, au milieu de rien, il est atteint, il est touché, on voudrait le commander et il est dérangé. » (p. 104-105)

La dimension sociologique étant omniprésente, une brève remise en contexte s’impose. Cette longue rumination de mâle blessé a lieu dans la nuit qui suit l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République. Le mandat de ce faux paysan marque un véritable tournant moderne dans la société française puisque le divorce par consentement mutuel est légalisé, et Simone Veil – cette femme que nous continuons de célébrer aujourd’hui, notamment à travers un excellent biopic – fait voter des lois qui ont révolutionné la vie des femmes. La généralisation du divorce a été le début de la fin pour les Pierre de l’époque, lesquels ont malheureusement fait beaucoup de petits. Il suffit d’ouvrir Internet pour s’en rendre compte. Leurs élucubrations sur le thème de l’argent sont à la fois risibles et jouissives, car mon Dieu que c’est bon de les voir si malheureux, menant une existence isolée et remplie de haine.

« trouvant le moyen de lui lâcher le moins possible d’argent puisqu’elle avait choisi de partir. C’est lui qui faisait rentrer l’argent, lui tout seul, depuis le début, pas elle, elle était juste capable de le dépenser et d’en réclamer encore et encore pour les courses et pour les gosses ; […] Elle était un poids mort […] toujours enceinte, à se traîner, énorme » (p. 92)

La Marissou, une femme originaire des alentours qui avait eu l’outrecuidance de divorcer, est passée d’exemple à ne surtout pas suivre dans la première partie du roman à femme moderne à l’époque de la deuxième partie. Aujourd’hui, elle serait une femme comme les autres.

L’orgueil blessé de cet homme qui exprime colère et déni est aussi celui d’un père. Il représente une vieille société patriarcale ébranlée et sonnée par les coups de la modernité. Sa possession charnelle lui échappe : ses filles lui manquent. Car s’il n’arrive pas à être le père du garçon, il a une tendresse particulière pour ses sœurs. La scène du lavage du père par les filles est éloquente à ce sujet. S’il a été un mari exécrable, Pierre n’en demeure pas moins un père aimant et sincèrement ému en voyant que Claire lit mieux que le curé.

Mais en 2021, celle-ci ne revient sur le lieu de son enfance qu’après avoir signé la vente de la ferme…



Rêvoir, Hélène Cixous

Bien en évidence sur un présentoir de la bibliothèque municipale, Rêvoir d’Hélène Cixous me faisait de l’œil. Je ne connaissais l’autrice que de nom, alors je me suis dit que c’était le moment de la découvrir ; son dernier opus m’attendait. Erreur ! Ce livre est à la limite de l’ésotérisme et il m’a fallu bien des pages pour arrêter de m’arrêter à chaque phrase, pour ne plus essayer de tout saisir et finalement accepter de me laisser porter par les mots. Oh miracle ! C’est ainsi que j’ai pu être séduite par certains passages. Le secret est de le lire vite, on n’est pas à l’abri d’une surprise, voire d’une émotion.

Bon sang, mais de quoi parle ce livre ?

D’après les indications données par la narratrice au début de l’ouvrage, le rêvoir est un néologisme qui désigne une sorte de boîte mentale à rêves. C’est à partir de cette précieuse réserve soumise aux aléas de la mémoire que le « je » construit alors son récit de confinement à partir du funeste mois de mars 2020. Avec sa succession de strates de rêves, il n’est pas sans rappeler le film Inception, cet horrible « mind-fucker ». Entre l’histoire familiale, transmise grâce à l’oralité, d’une mère juive allemande qui a dû fuir et le présent incarné par la chatte Haya, Rêvoir offre quelques moments de liberté. La promesse du titre est globalement tenue.

Mémoires de confinement

Fort heureusement, Cixous nous a épargné la publication d’un journal de confinement, une vulgaire prise de notes retraçant un quotidien d’intello privée de sorties physiques. Rêvoir, c’est tout le contraire. Au lieu de parler de journal, préférons la polysémie du mot « mémoires ». Dans ses écrits, la narratrice vogue de souvenir en souvenir. Or les circonstances exceptionnelles présentes – à savoir une pandémie mondiale saupoudrée du discours belliqueux du chef d’État -, font écho à l’histoire familiale. Les événements se renvoient la balle de manière récurrente : le présent de la narration à la première personne convoque le passé des ancêtres, et le passé des ancêtres éclaire de toute sa noirceur le présent confiné. Il n’est pas question de comparer l’incomparable, mais qui se souvient de la marée de Parisiens/d’anciens Provinciaux fuyant en catastrophe leur minuscule appartement pour de plus grandes demeures campagnardes la veille d’un enfermement annoncé ?

« sur le fond enluminé de la mémoire la scène ancestrale de l’exode, génération après génération, ma grand-mère, ma mère, avant le jour, on part avec rien, juste le sac à dos, images de vie et de mort, on n’est jamais préparé » (p. 30)

Mais le travail sur la mémoire se heurte inexorablement aux limites de l’écriture. Tout ce qui traverse notre esprit est instable, mouvant, et glisse entre les mains de l’écriture, cette vaine tentative de fixer les choses. La narratrice, trop consciente d’une telle impasse, semble désemparée.

« Rien à dire, qui puisse atteindre l’endurance de l’écriture. Rien où l’écriture puisse poser son tapis le temps de tisser une phrase. Rien où.

Et l’expérience salutairement humiliante : maintenant, tout écrit perd son éclat, sa valeur, sa raison surtout, le jour même de son émission. Pensée ? Périmée. Les compléments et adverbes de temps en prennent un coup. Il n’y a que « maintenant » qui tienne. Parce que c’est un indicateur de l’énonciation, dit ma fille. Toutes les conditions naturelles et nécessaires à la, même rapide, cristallisation, ou maturation d’une page, d’une réflexion : momentanéisées, pulvérisées. » (p. 30)

Une musicalité déroutante

Si Rêvoir est difficile à comprendre, c’est à cause de son style particulier. Le lecteur a l’impression d’un flux de pensée ininterrompu, d’une écriture qui se déploie en même temps que viennent les idées et les souvenirs à l’esprit de la personne qui immortalise le tout sans tri. En parlant de mort – thème récurrent tout au long de l’œuvre, vous vous en doutez, vu le contexte –, voici un passage parmi tant d’autres pour illustrer cette prose qui fonctionne par associations d’idées.

« Moyen Pire : maladie et donc fin. Le pire alors est mal-mourir, mourir avant de mourir, mourir par enlèvement aux siens, aux prunelles des yeux, chats, genre « enterrement vivant ». C’est un bien mauvais pire. C’est toujours la peur de la mort manquée, qui déjà précipite

Grand Pire : abandon des aimés, arrachement mutilant d’enfants : chats : chiens.

On l’a su ce n’est pas mourir ou mort qui est le Pire Pire, c’est le long voyage qui peut durer vivre ou durer mourir encore six mois encore cent mois encore sans moi, en corps sans moi. La Chance qu’ils ont eu ceux qui ont eu le corps entouré, la peur accompagnée, certains parmi les Ombres derniers arrivés sur le Quai du Léthé, se félicitent d’être morts juste à temps

Tu ne croyais pas si bien mourir mon bien-aimé » (p. 65)

Dans cet extrait assez représentatif du reste de l’ouvrage, on voit bien le jeu sur les homonymies, mais aussi quelques libertés prises avec la ponctuation. Celles-ci permettent de revendiquer un parti pris : la musicalité et non une pensée froide et structurée. Il ne s’agit pas de construire un raisonnement, mais bien de retranscrire ce qui vient à l’esprit de la narratrice. La langue se met au service des émotions en jouant sur les sonorités et le lecteur se surprend à entendre le texte dans sa tête. Car celui-ci est avant tout une voix, il se ressent plus qu’il ne se comprend. D’où ma mention du « lâcher prise » en introduction de mon article. Ce n’est qu’en écoutant cette voix au moment de la lecture, en se laissant porter par ce jeu en continu sur les mots à la Claude Nougaro, que l’on peut vraiment saisir Rêvoir. Et ce passage sur le « mourir à temps », et donc ne pas souffrir, en est la preuve. Il vous parle beaucoup plus que n’importe quelle argumentation sur le thème de la fin de vie et de la maladie.

Rêvoir sur fond noir

Malgré un titre porteur d’espoir et synonyme de liberté, ces mémoires de confinement ont été écrits sur fond sombre. Nous avons très rapidement oublié le COVID, un drame – la guerre en Ukraine – en chassant un autre. Or un tel livre nous rappelle l’ambiance qui régnait en mars 2020, quand Cixous commence la rédaction de son Rêvoir : la mort rôdait partout, la fin du monde n’était pas proche, on était en plein dedans.

« Je crains qu’aucune espèce d’avenir, futur, futurité, temps ultérieur ne puisse proposer une clef.

Comme Tout-Le-Monde, en cette année de circonstances surnaturelles, on se raccroche à des clichés communs, et sans force, on use beaucoup de fin-du-monde, apocalypse, catastrophe mondiale, mais aucune de ces expressions ne peut boucher le trou dans la coque de la planète.

Le monde craque de tous les côtés […]

Le corps de la planète est fendillé d’abcès, de plaies étroites et profondes par où font surface, échappés aux abîmes, des millions d’inhumains venimeux. Tout ce qui a été refoulé revient : cruautés, mensonges, lâchetés, délires omnipotents » (p. 189)

Juste après cette métaphore très pertinente du naufrage du bateau-monde, la narratrice revient sur le thème de la mort « à temps » évoqué ci-dessus.

« heureusement que maman a pris la porte de sortie avant la calamité. » (p. 189)

Le « je » revient sans cesse aux mêmes thèmes, sa mère et la mort, car le procédé d’écriture veut cela. En effet, nous ne sommes pas dans un roman avec une intrigue qui progresse, mais dans un récit qui se contente de suivre les cheminements de pensée de sa narratrice. Alors si quelque chose – en l’occurrence la pandémie qu’elle est en train de vivre – lui fait penser à un thème déjà évoqué, elle revient vers lui et le complète, sans pour autant radoter.

Ode à la liberté

Terminons malgré tout sur une note positive, à savoir l’ode à la liberté que représente le rêvoir. Car pour être restée moi-même seule pendant toute la durée du confinement et avec très peu de contacts virtuels avec mes proches, je peux confirmer une chose que tout le livre semble nous rappeler : on n’est jamais aussi libre qu’enfermé. Encore faut-il avoir son propre rêvoir, être libre dans sa tête – comme Diego, injustement emprisonné…Bref ! Je suis très sérieuse.

La narratrice revient assez souvent sur les chats comme incarnations de la liberté, en particulier dans le dernier chapitre intitulé « La mémoire est une chatte ». Elle rentre, elle sort, ne sait pas ce qu’elle veut, nous joue des tours. Quoi qu’il en soit, elle est totalement libre.

Mais dans cet extrait, l’auteure reprend un autre symbole de la liberté en littérature et dans l’inconscient collectif : l’oiseau. Ajoutez à cela une petite pique sur la lutte des classes, et le tout est délicieux.

« je me rappelle des chants de libération des coqs invisibles […] ces notes musclées et triomphantes, bassons et parfois tambours de ces oiseaux paysans qui font rire les oiseaux des hauteurs surélevées » (p. 120)

Et quand nous sommes officiellement libres car en paix, notre bruit couvre celui des oiseaux. Ils retrouvent alors toute leur liberté grâce à la pandémie.

« contraints au mutisme depuis 1945 jusqu’en mars 2020 les oiseaux dès le 19 mars s’étaient dépêchés dans l’air si longtemps interdit […] un peuple divers, multi-espèce, répond oui oui oui au premier appel de cette divinité aussi vitale que l’air et la lumière, et que nous, les respirants humains, appelons « liberté »

Chant des chats :

À bas le plafond

Après le plafond

Vers le haut sans fond

Je suis l’oiseau quadrupède

Le rêve de ma mère » (p. 120)

Mais par quoi passe la liberté si ce n’est par l’écriture ? Fort heureusement, le constat déprimant de la narratrice vis-à-vis de l’incapacité de l’écriture à fixer les pensées qui la traversent est nettement compensé vers la fin de Rêvoir. Car même si l’écriture ne parviendra jamais à retranscrire exactement ce qui parcourt nos êtres, c’est grâce à elle que s’exerce notre liberté. Elle donne les preuves des émotions ressenties, et donc de nos existences mêmes. Sans la langue, le rêvoir-échappatoire existe-t-il vraiment ? Bien sûr que non, puisqu’il n’aurait aucune forme, aucune consistance. La pensée est mots, les rêves et la mémoire aussi. Les mots sont l’arme de l’écrivain confiné et libre. Il lui doit tout quand le monde s’écroule autour de lui.

« Heureusement il y a la langue, sa pulsion de rire, sa trésorerie » (p. 149)

Et je terminerai par ce merveilleux témoignage d’écrivain qui met à mal ce mensonge absolu qu’est l’angoisse de la page blanche. Je confirme, à mon petit niveau de bloggeuse et d’écrivaine du dimanche non publiée : les mots viennent en écrivant aussi naturellement que l’appétit en mangeant.

« même quand je crois n’avoir, ne contenir, aucune phrase ou réflexion à déposer à la garde du papier, même quand j’ai la bouche pleine de cailloux insipides il s’avère que pour peu que j’approche le stylo de la surface vide et blanche aussitôt ces deux-là font couple, s’épousent s’expriment, s’estiment et le style n’a plus qu’à suivre les traces invisibles qui s’allument à son approche sur les sentiers du cahier.

               Je dois la vie à notre ancêtre la plus d’oie » (p. 120)

Que notre liberté puisse s’exprimer grâce à un oiseau n’étonnera personne. La boucle est bouclée.



Le Fils de l’homme, Jean-Baptiste Del Amo

Ne me demandez pas pourquoi j’ai ouvert ce bouquin. Je n’en sais fichtrement rien et crois que je suis tombée dessus en traînant ma vieille carcasse à la bibliothèque municipale. Le titre me disait sans doute quelque chose suite à une apparition dans La Grande Librairie. Bref, j’ai trouvé cette histoire malheureusement bien ennuyeuse et étouffante. Cette dernière émotion peut être produite par un livre haletant, mais ce n’est pas le cas ici.

Résumé

Le Fils de l’homme, c’est l’histoire, racontée par un narrateur omniscient, du retour du père auprès de la mère et du fils. Aucun des trois protagonistes n’a de prénom. Le récit débute par une marche interminable de la famille reconstituée vers la cabane du père, nichée dans les montagnes et difficilement accessible. S’en suivent des retours en arrière réguliers : l’origine modeste des personnages, comment le père revient alors que son fils se souvient à peine de lui, l’histoire d’amour entre les deux jeunes parents, la violence de ce père dans sa jeunesse et surtout l’origine de cette violence, à savoir celle de son propre père à qui la cabane appartenait.

Cette figure paternelle maigre, sauvage et rude dessine des couleurs déjà très sombres tout au long du roman. Mais le tout s’assombrit encore plus lorsqu’on découvre que la mère fréquentait le meilleur ami du père pendant ses années d’absence – de prison, vraisemblablement – et qu’elle est tombée enceinte de lui. Mais le père – pas du bébé ! – décide d’élever celui-ci comme son propre enfant…dans la montagne. La grossesse se passe mal, le père refuse de descendre en ville pour les soins nécessaires et la mère meurt à l’accouchement. Le fils s’enfuit alors avec le bébé.

La transmission de la violence paternelle

Paru en 2021, Le Fils de l’homme fait suite au bien nommé Règne animal de 2016 dans son traitement de la violence intrafamiliale. Lors de ses interviews au sujet du roman dont il est question ici, l’auteur affirme toujours sa volonté de raconter la transmission de la violence de père en fils. C’est pourquoi tout commence par une longue scène – bien chiante – rédigée en italique de chasse d’une tribu sauvage. La violence nécessaire à la survie du groupe est décrite sans détour mais avec un style que je qualifierais de pesant. Quant au tir final du fils qui abat le gibier, il apparaît comme le résultat du bon enseignement du père.

Et par un effet miroir, l’auteur enchaîne avec la longue marche en milieu sauvage et hostile que doit réaliser la petite famille pour atteindre la baraque perdue du père…et du défunt grand-père. La violence masculine semble alors immuable et ancestrale, une sorte de constance qui existerait depuis la nuit des temps et renverrait à notre passé d’homo sapiens obligé de lutter physiquement pour survivre avant sa sédentarisation et l’avènement des premières civilisations. Cette loi de la nature est énoncée avec d’autant plus de force que le récit ne nomme pas ses personnages. Le père devient alors tous les pères et le fils tous les fils.

Dans ce roman on-ne-peut-plus sombre et oppressant, l’histoire se répète et la violence paternelle se transmet de façon naturelle et irrémédiable, même si tout le monde a conscience d’en souffrir atrocement. Le père lutte pour ne pas devenir la brute qui l’a élevé et qu’il a fuie. Il revient et veut devenir un papa modèle qui emmène son fils à la fête foraine. Raté : le petit s’ennuie ostensiblement. Dans un acte de bonté ultime et revendiquée comme telle, il prend la décision d’élever comme son propre enfant le fruit de la trahison de sa compagne avec son meilleur ami…mais selon ses propres conditions. Hors de question pour lui de ramener sa compagne souffrante à la civilisation pour consulter un médecin, reproduisant ainsi l’attitude de son propre père qui s’est battu contre l’administration afin de conserver la propriété de sa petite cabane de montagne et exclure ainsi sa famille de la vie en société. Résultat : une naissance dans un bain de sang.

La faible lueur d’espoir ne s’allume qu’au dénouement, lorsque le fils a l’immense courage de partir seul avec le bébé dans les bras, traversant cette forêt qu’il a tant explorée tout au long de l’intrigue. Après l’effroi causé par la tragédie de l’accouchement, ces dernières pages bouleversantes m’ont mis les larmes aux yeux.

Mais en attendant cette éventuelle cassure du cercle vicieux de la violence, la transmission de celle-ci de père en fils fait bien des dégâts et par un terrible effet boule de neige, la violence de l’un semble faire redoubler celle de l’autre.

« – la ville n’ayant jamais été que le décor de sa revanche puis de ses dommages collatéraux –, pour rattraper le temps qu’il estimait avoir perdu là-haut, sous l’autorité inflexible, annihilante de son géniteur. » (p. 129)

Ce qui nous amène tout naturellement à mon second point, puisqu’à l’échelle de l’humanité toute entière, la transmission de la violence paternelle est à l’origine de la masculinité toxique que nous pouvons observer chez tant d’hommes.

Un bon exemple de masculinité toxique

Malsain, violent depuis toujours et antisocial, le père est un très bon exemple de masculinité toxique – toxique d’abord envers lui-même, soit dit en passant. En voici le portrait :

« le brun tempétueux, hirsute, indomptable, toujours prêt à donner du poing à la sortie des bars et à cracher son propre sang.

Le père semblait être descendu de la montagne avec la seule perspective d’en découdre avec la ville » (p.128)

Tous les gens qui ont grandi à la campagne connaissent bien ce profil, friand de ces activités ultra genrées dirait-on aujourd’hui, et qui permettent d’assouvir ses pulsions de mort.

« de beuveries, de bals de village battant dans la nuit comme un cœur secret, de règlements de comptes à la lueur sale de lampadaires ou d’aubes avinées, de courses au volant de 405 GTI, de Polo G40 (parfois d’Audi Quattro ou de Toyota MR2 volées) sur les routes en lacets des cols de montagne, phares jetant leur lumière crue tantôt sur des falaises abruptes, tantôt sur des blocs d’obscurité vertigineux. » (p. 128)

La liberté à tout prix, au détriment de sa vie et si possible en pourrissant celle des autres. Une belle définition de la masculinité toxique.

« vivre dangereusement […] tenter le diable. C’était l’idée qu’il se faisait de la liberté, de son affranchissement, et c’était peut-être avec la vie, tout compte fait, qu’il voulait en découdre » (p. 128-129).

Lorsque le père était jeune, lui et sa bande de copains appliquaient tous les codes de la masculinité exacerbée. Or celle-ci fascinait un peu tout le monde, ce que je trouve très caractéristique de la masculinité toxique – comment pourrait-elle faire autant de mal si elle ne séduisait pas ? Sans compter la dimension protectrice de la figure paternelle. Avant d’être père, il veillait sur ses amis. Pour étendre la réflexion, je dirais que la société, et plus particulièrement les femmes – certaines femmes, on sait ! – acceptent cette masculinité toxique car elles sont envoûtées par l’illusion de protection qu’un homme violent peut leur apporter.

« veillant sur ceux de sa bande avec une affection fraternelle, presque amoureuse. Ils débarquaient en ville, horde de petits dieux arrogants, querelleurs, se moquaient des règles, du qu’en-dira-t-on, animés d’une force de vie qui, aux garçons comme aux filles du coin, semblait extraordinairement enviable. » (p. 184)

Un style pompeux qui bloque les émotions

Malgré la forte émotion ressentie à la lecture de certains passages, je suis bien obligée de dire que je n’ouvrirai plus un livre écrit par Jean-Baptiste Del Amo. En effet, sa langue est terriblement prétentieuse du début à la fin. Pour bien saisir la lourdeur d’une écriture qui détourne le lecteur de l’identification à l’histoire et à ses personnages, voici la description du tapis de jeu de l’enfant. Je vous épargne les étalages d’érudition sur les noms latins des insectes ou encore sur les noms des oiseaux qui entourent l’enfant dans la montagne. Ne me remerciez pas.

« le rectangle du tapis lui apparaît comme une fenêtre ouverte sur une autre réalité figurant un quartier ou un lotissement, ou même une petite ville avec ses parcelles bâties de pavillons à toit rouge et murs jaunes – les maisons inclinées en arrière pour dévoiler leurs façades paisibles, ajourées de larges fenêtres à croisillons –, ses routes anthracite aux marquages réguliers dont les lignes et les jonctions à angle droit se répètent et forment un parfait agencement géométrique – le tapis, originellement vendu à la découpe, répète par deux fois un motif identique –, ses passages piétons, ses bordures d’arbres vus du ciel, représentés par un semblable moutonnement vert, mais aussi son centre commercial et sa caserne de pompiers. » (p. 88)

Une telle description a pour but de montrer la capacité de l’enfant à s’évader dans un imaginaire protecteur, ici matérialisé par un tapis. Son réel est sordide – « le quartier ouvrier avec ses voieries défoncées, ses maisons défraîchies, ses containers à poubelles qui déversent leur haleine aigre dans la solitude des arrière-cours, son terrain vague cabossé semblable à un champ de mine, parsemé de détritus, de crottes de chiens et de tessons de bouteille » (p. 88) – et la ville du tapis semble réconfortante d’ordre et de tranquillité.

Soit. On comprend l’idée ; elle est touchante en soi, et une grande partie du roman retranscrit des épisodes d’évasion mentale et physique de l’enfant jusqu’à sa fuite salvatrice. Ayant été moi-même une enfant solitaire dans un milieu violent, Le Fils de l’homme aurait pu entrer dans mon panthéon des romans bouleversants. Et bien disons que si certaines pages résonnent profondément avec mon expérience personnelle, la prétention et la lourdeur du style, et plus précisément des choix sémantiques, font obstacle à la transmission des émotions. Pour une fiction qui traite de sujets comme la violence paternelle et l’enfance, c’est plus que dommage !

La communion avec la nature

Terminons tout de même sur une note positive. En plus du dénouement déjà évoqué plus haut, certains passages de communion entre le fils et la nature m’ont beaucoup plu. Je ne saurais dire si c’est le cas malgré la lourdeur du style ou si la beauté de ce qui est décrit fait oublier cette langue si pesante. Toujours est-il que les longues escapades du petit garçon dans la forêt m’ont particulièrement touchée car je pense – si ma mémoire est bonne – avoir vécu des moments similaires pendant mon enfance.

« Il songe confusément aux vies qui s’y consument au même instant et en tous lieux, sachant […] que des êtres innombrables se meuvent animés par cette force mystérieuse et péremptoire qu’est la vie, et qui pulse en chacun d’eux.

 Il sent aussi, inexplicablement, le grand mouvement qui les entraîne tous, lui compris, imperceptible, pourtant vertigineux, à travers le temps et à travers l’espace, toutes vies mêlées, hommes et bêtes, et avec eux les pierres, les arbres, les astres ignées.

De ces instants, il gardera le souvenir d’une épiphanie, la conviction d’avoir été frappé par la véritable nature des choses, qu’aucune langue, aucun mot ne saurait dire » (p. 132)

Être seul au milieu de la nature, rien de tel pour se sentir vivant. Ici, le personnage ressent une communion avec le reste de l’humanité, paradoxalement grâce à la force de sa solitude au contact de la terre. Cette analyse n’est absolument pas une banalité, mais relève d’une expérience aussi concrète que puissante et à la portée de tous.

Et puis il y a cette proximité avec les animaux. Ils représentent un idéal de liberté et une façon d’échapper aux deux seuls êtres humains que l’enfant est forcé d’interagir. Là encore, le passage suivant résonne avec ma propre passion pour les animaux et la genèse de celle-ci.

« L’enfant retourne néanmoins voir les chevaux. Leur présence tranquille, indifférente, est un contrepoint à celles de la mère et du père. […]

Il songe qu’il pourrait rester parmi eux, ne jamais regagner les Roches. Ne dit-on pas qu’il existe des enfants élevés par des loups ? Mais il faudrait pour cela abandonner la mère à l’emprise du père, et il se résout toujours à regagner la maison.

Pour un temps, même bref, quand il somnole dans les herbes auprès du troupeau, il s’imagine galoper parmi eux, n’avoir d’autre besoin, d’autre aspiration, que cette liberté placide, la temporalité mystérieuse, filandreuse, de la montagne, où rien n’a de début ni de fin, où les choses paraissent avoir toujours été ce qu’elles sont et n’être menacées d’aucun anéantissement. » (p. 174-175)



Thérèse Desqueyroux, François Mauriac

Une fois n’est pas coutume, j’ai vu le film avant de lire de livre. Dans les deux cas, ce fut le plus grand des hasards : tombée sur le long-métrage de Claude Miller diffusé sur Arte sans grand intérêt malgré l’excellent jeu d’Audrey Tautou et de Gilles Lellouche, et tombée sur le bouquin quelques années plus tard dans la boîte à livres près de chez moi. Pour faire court, je dirais que c’est un classique qu’on oublie vite, même s’il subjugue par son analyse du personnage éponyme.

Résumé

Bien évidemment, nous ne sommes pas dans un thriller. Pas de suspense, tout commence par la fin. Thérèse Desqueyroux vient d’être acquittée de l’assassinat par empoisonnement de son mari. Le narrateur omniscient plonge dans les pensées de la jeune épouse pendant son trajet de retour en train de nuit et nous livre une analyse à rebours de la situation. Comment en est-elle arrivée là et quelle sera la suite auprès de son mari dans leur propriété d’Argelouse dans les Landes ?

Dans ce long monologue intérieur, Thérèse Desqueyroux prépare en effet son explication face au principal intéressé ; car oui, elle lui a bien donné ce poison en sachant qu’il était mortel. Les détails « techniques » voire « logistiques » d’ordonnance pour le traitement du malade, de médecin et de pharmacien apparaissent comme incompréhensibles et même sans importance pour le lecteur. Ce qui compte, c’est bien l’explication – n’allons pas jusqu’à parler de justification – d’un tel acte.

Un mariage pourtant assumé par une anti-héroïne romantique

Dans ce roman paru en 1927, Thérèse Desqueyroux incarne sans doute une femme comme tant d’autres à cette époque. Issue de la bourgeoisie terrienne landaise, elle se doit d’épouser un bon parti, le mariage n’ayant rien à voir avec l’amour. Cependant, le devoir de notre héroïne meurtrière qui consistait à réunir les patrimoines de deux familles était en harmonie avec une attirance sincère pour les biens de Bernard, car « elle avait toujours eu la propriété dans le sang » (p. 40). Nous avons donc là un personnage féminin aux antipodes des épouses que les auteurs classiques – des hommes, donc ! – nous servent habituellement. Contrairement à Madame Bovary par exemple, elle ne passe pas ses journées à rêver d’un idéal, le désir d’absolu n’est pas son mobile. Contrairement à Jeanne d’Une vie, elle n’est pas non plus d’une naïveté confondante. Non, cette terrienne embrasse les codes masculins et se passionne pour les affaires.

« Lorsque après les longs repas, sur la table desservie on apporte l’alcool, Thérèse était restée souvent avec les hommes, retenue par leurs propos touchant les métayers, les poteaux de mine, la gemme, la térébenthine. Les évaluations de propriétés la passionnaient. Nul doute que cette domination sur une grande étendue de forêt l’ait séduite » (p. 40)

Enfin, contrairement à Anna Karénine qui veut vivre sa passion jusqu’à en mourir, elle est habitée par un véritable sens du devoir expliqué par le narrateur un peu plus loin :

« Petite fille pratique, enfant ménagère, elle avait hâte d’avoir pris son rang, trouvé sa place définitive ; […] Jamais elle ne parut si raisonnable qu’à l’époque de ses fiançailles. […] « elle se casait » ; elle entrait dans un ordre. Elle se sauvait. » (p. 40)

À travers cette rétrospection, tout l’enjeu social de l’institution mariage se déploie : un refuge dans lequel Thérèse est entré avec détermination et soulagement. Enfin, elle était là où elle devait être. Bon sang, mais alors comment a-t-elle pu tomber dans une telle détestation de son mari ?

L’ennui mortel de l’époux avant la révolution du mariage d’amour

Le dégoût dans l’intimité

Quelques pages plus loin, le narrateur nous livre un élément de réponse grâce à un portrait cinglant de Bernard dans l’intimité.

« Bernard, ce garçon au regard désert […] Il était enfermé dans son plaisir comme ces jeunes porcs charmants qu’il est drôle de regarder à travers la grille, lorsqu’ils reniflent de bonheur dans une auge (« c’était moi, l’auge », songe Thérèse). Il avait leur air pressé, affairé, sérieux ; il était méthodique. » (p. 46)

En d’autres termes, notre héroïne ne désire absolument pas son mari et le trouve ridicule pendant l’acte.

Puis la jeune femme s’étonne de l’assurance avec laquelle son amant forcé distingue les plaisirs honteux du client de music-hall de ceux de « l’honnête homme » qu’il est. C’est bien là tout l’enjeu du mariage : le sexe perd de son obscénité aux yeux de Bernard – et à travers lui, à ceux de la société entière de l’époque – lorsqu’il est pratiqué entre époux. Or la femme n’est qu’un objet sexuel pour l’homme et non un sujet désirant. C’est ainsi que, vouée à la passivité pendant l’accomplissement du devoir conjugal, elle semble passer de la pitié à la crainte pour l’être qui s’agite sur elle.

« Pauvre Bernard – non pire qu’un autre ! Mais le désir transforme l’être qui nous approche en un monstre qui ne lui ressemble pas. […] j’ai toujours vu Bernard s’enfoncer dans le plaisir – et moi, je faisais la morte, comme si ce fou, cet épileptique, au moindre geste eût risqué de m’étrangler. » (p. 47)

Le summum du pathétique pour les deux parties est atteint juste avant la jouissance – masculine, bien évidemment ! 

« au bord de sa dernière joie, il découvrait soudain sa solitude ; le morne acharnement s’interrompait, Bernard revenait sur ses pas et me retrouvait comme sur une plage où j’eusse été rejetée, les dents serrées, froide. » » (p. 47)

Lui est seul, car elle est éteinte. Il agit, elle subit. Et quand il se rend compte de sa solitude, de l’esprit sorti du corps de Thérèse, c’est trop tard. Cette terrible description de l’intimité d’un couple marié au début du XXe siècle résume bien le sort des épouses. Bien évidemment, les maris n’étaient guère plus épanouis, mais l’histoire est racontée du point de vue de la femme. Or l’ennui voire le dégoût que peuvent lui inspirer l’homme qu’elle a épousé semblent être à l’origine de l’empoisonnement.

Un homme fade

En dehors de l’intimité, Bernard apparaît comme un homme fondamentalement ennuyeux. Certes la passion n’est pas au rendez-vous et Thérèse n’a pas signé pour cela, mais le cœur de pierre de Bernard se révèle insupportable pour notre héroïne. Cette fadeur que le monde prend pour de la gentillesse ne fait qu’empirer la détestation de Thérèse envers son époux.

Si on se contente de lire un résumé de l’intrigue, on pourrait penser que Bernard est un modèle de bonté en « pardonnant » la tentative d’empoisonnement, mais l’analyse suivante nous indique que c’est plutôt sa froideur d’âme qui explique sa dignité face au crime. La réintégration de son épouse au sein du foyer et de son rang est au pardon ce que le mariage est à l’amour. Ils n’ont rien à voir.

« Mme de la Trave lui répétait qu’il était un sain ; toute la famille le louait de sa grandeur d’âme : il avait, pour la première fois, le sentiment de cette grandeur. Lorsque […] l’attentat de Thérèse lui avait été découvert, son sang-froid, qui lui attira tant de louanges, ne lui avait guère coûté d’efforts. Rien n’est vraiment grave pour les êtres incapables d’aimer. » (p. 129)

Tout n’est que calcul et raison chez cette homme et d’une manière générale dans les rapports conjugaux de l’époque, lesquels ne sont qu’un échantillon des rapports sociaux.

« ce soir, Bernard avait le sentiment de sa force ; il dominait la vie. Il admirait qu’aucune difficulté ne résiste à un esprit droit et qui raisonne juste […] Le pire des drames, voilà qu’il l’avait réglé comme n’importe quelle autre affaire. » (p. 129)

Voilà, il n’est ni une victime à plaindre, ni un saint à admirer : juste un homme qui prend son destin en main en faisant le nécessaire pour sauver la face de toutes les parties prenantes. On ne peut qu’imaginer l’agacement – peut-être pas la détestation allant jusqu’à la pulsion meurtrière, ceci dit ! – que ressent la personne obligée de vivre avec un tel légume émotionnel.

Pour l’anecdote, Bernard est même « un instant irrité de se sentir ému » (p. 181) lors de l’entrevue finale avec sa femme qui lui adresse un sourire charmeur et lui demande pardon une dernière fois. Pour avancer, « il avait besoin de ses ornières » (p. 181) ; encore une comparaison bien flatteuse à un animal.

Un personnage scandaleusement libre

C’est à la fin du roman que le personnage de Thérèse se révèle totalement dans ce qu’il a de plus sulfureux, pour l’époque comme pour aujourd’hui. Ainsi elle affirme sa liberté dans un détachement assumé vis-à-vis de sa fille, par opposition à l’instinct maternel de sa meilleure amie.

« Elle ne comprendrait pas que je suis remplie de moi-même, que je m’occupe tout entière. Anne, elle, n’attend que d’avoir des enfants pour s’anéantir en eux, comme a fait sa mère, comme font toutes les femmes de la famille. [Elles] aspirent à perdre toute existence individuelle. […] Je sens la beauté de cet effacement, de cet anéantissement…Mais moi, mais moi… » » (p. 165)

Ouvertement égoïste dans ce monologue intérieur, la jeune épouse ne se contente pas de détester son mari, puisque sa progéniture ne l’intéresse pas. Dans cette profession de foi pour la liberté absolue, Thérèse revendique se suffire à elle-même. Comme si elle annonçait notre ère du développement personnel et de l’individualisme radical dont il provient, Thérèse apparaît comme « profondément ancrée » ou encore « recentrée sur elle-même » pour reprendre les mantras de cette nouvelle religion occidentale qui nous tue/me fatigue.

On imagine que de telles déclarations valaient leur pesant de scandale dans cette France d’il y a un siècle, où la femme était indissociable de son rôle de mère et ne se pensait certainement pas comme individu – les hommes non plus d’ailleurs.

Une psychologie du personnage ultrafine

Comme annoncé en début de chronique, le suspense ne réside pas dans l’intrigue puisque le roman commence par le crime. Disons qu’il repose sur le mobile. Malgré la détestation de l’époux dévoilée dans le monologue intérieur de l’héroïne, le lecteur a du mal à comprendre celle-ci. Je dirais donc que tout le suspense de ce court roman réside dans la psychologie du personnage. Bon sang mais qui est Thérèse Desqueyroux ? Et même si les explications sont là, le mystère reste entier grâce aux contradictions qui habitent cette jeune femme. J’ai rarement rencontré en littérature un personnage à la multiplicité aussi bien décrite. Ainsi la dualité entre l’épouse heureuse de prendre sa place dans la société – cf. premier chapitre d’analyse – et la femme libre qui n’a pas peur d’envoyer tout valser est totalement assumée à la toute fin du livre.

« je sens bien que la Thérèse qui, d’instinct, écrase sa cigarette parce qu’un rien suffit à mettre le feu aux brandes – la Thérèse qui aimait compter ses pins elle-même, régler ses gemmes – la Thérèse qui était fière d’épouser un Desqueyroux, de tenir son rang au sein d’une bonne famille de la lande, contente de se caser, comme on dit, cette Thérèse-là est aussi réelle que l’autre, aussi vivante ; non, non : il n’y avait aucune raison de la sacrifier à l’autre. » (p. 179)

Peut-être son attachement viscéral aux pins s’explique-t-il par un effet miroir, car sous leur aspect solide et immuable, ces arbres peuvent s’embraser pour un rien…

Avec une telle finesse dans la construction du personnage, pas étonnant que François Mauriac soit sans cesse revenu vers Thérèse dans son œuvre. Outre des apparitions dans les romans qui suivront celui-ci, Madame Desqueyroux fera l’objet de trois nouvelles dédiées : Thérèse chez le docteur (1933), Thérèse à l’hôtel (1933) et La Fin de la nuit (1935).



L’Occupation, Annie Ernaux

Annie Ernaux me semblait être une auteure incontournable de par les thèmes abordés dans son œuvre à la fois autobiographique et avec une portée sociologique. Alors certes, le récit autour de son avortement a beaucoup fait parler et a même donné lieu à un long métrage, mais à titre personnel, j’étais surtout attirée par Ernaux en tant que transfuge de classe. J’aurais dû lire La Place, me diriez-vous. Et vous auriez raison, parce que L’Occupation – seul livre de cette écrivaine disponible à la bibliothèque municipale à l’instant T où je l’ai emprunté – a été pour moi d’un ennui abyssal.

L’Occupation ne parle pas, Dieu merci, des méchants nazis qui pillent les gentils Français, mais du sentiment le plus envahissant qui soit pour un être humain : la jalousie. Ayant moi-même été victime d’une telle occupation à de trop nombreuses reprises, je m’attendais à un récit émouvant auquel j’aurais pu si bien m’identifier et duquel j’aurais pu tant apprendre, un peu comme à l’époque de ma découverte des ravages de ce sentiment chez Swann. Mais il n’en fût rien. Ces quelques pages m’ont semblé plates car elles décrivaient moins l’obsession de la narratrice pour la nouvelle compagne de son ex amoureux et les sentiments qui la submergent que ses efforts et sa stratégie destinés à identifier cette mystérieuse personne. Le tout de manière bien trop froide et factuelle à mon goût. Pour un tel sujet, j’aurais voulu un peu plus de cœur et un peu moins de labeur.

Ceci étant dit, quelques descriptions à valeur universelle sont à sauver, puisqu’il n’y a pas de sentiment plus honteux et plus répandu que la jalousie.

Célébration de l’intensité

Fortement décriée dans notre époque où le développement personnel, nouvelle religion de l’Occident, prône une impossible maîtrise de soi permanente, la passion est célébrée dans L’Occupation. À aucun moment la narratrice à la première personne culpabilise de ressentir ce qu’elle ressent. Elle semble au contraire célébrer l’intensité qui la fait se sentir plus vivante que jamais.

« Cette femme […] m’accompagnait partout. En même temps, cette présence ininterrompue me faisait vivre intensément. Elle provoquait des mouvements intérieurs que je n’avais jamais connus, déployait en moi une énergie, des ressources d’invention dont je ne me croyais pas capable, me maintenait dans une fiévreuse et constante activité. J’étais au double sens du terme, occupée. » (p. 14)

Qui l’eut cru ? Une peinture de l’obsession comme moteur qui pousse l’être concerné s’affairer plus qu’il ne s’en croyait capable.

Puis la narratrice enchaîne par un constat que je partage, mais que je déplore : l’ignorance non voulue des événements extérieurs. Tout envahi qu’il est par la jalousie, le sujet est imperméable aux « agacements quotidiens » et « hors d’atteinte de la médiocrité habituelle de la vie ». J’ajouterais que, d’après mon expérience, c’est un effet secondaire qui apparaît surtout avec le sentiment amoureux et contre lequel j’ai toujours lutté – avec succès. Tout n’est qu’une question de point de vue, mais je trouve qu’il est essentiel pour un individu d’être ancré dans le monde et tout ce qui le recentre exclusivement sur nombril – ici la jalousie, et chez moi, le sentiment amoureux  – m’apparaît comme un danger. S’évader de la médiocrité du monde par l’art et la rêverie, oui. Se couper des événements extérieurs et du réel dans lequel nous avons tous un rôle à jouer – ne serait-ce qu’en qualité de citoyens – à cause d’une obsession pour une rivale, non.

Les facultés cognitives ne sont pas anesthésiées. C’est impossible, et séparer cœur et raison de manière parfaitement étanche serait une absurdité. Au contraire, elles sont exploitées au service des sentiments intenses. En d’autre terme, la narratrice cogite, tourne en rond, mais avec le recul, elle persiste et signe dans la célébration de cet état. Un propos que je trouve remarquable, même si je ne le partage pas.

« Il y avait d’un côté la souffrance, de l’autre la pensée incapable de s’exercer sur autre chose que le constat et l’analyse de cette souffrance. » (p. 15)

Le pouvoir de l’écriture

Ne nous voilons pas la face : il est limité, et je suis très reconnaissante à Ernaux de ne pas nous faire croire que l’écriture guérit ou même console directement. Disons qu’il soulage sur le moment, mais pas sur le long terme. Comme pour toute souffrance émotionnelle, le temps reste le principal acteur de guérison.

« Je notais dans mon journal « je suis décidée à ne plus le revoir ». Au moment où j’écrivais ces mots, je ne souffrais plus et je confondais l’allégement de la souffrance du à l’écriture avec la fin de mon sentiment de dépossession et de jalousie ». (p. 43)

Le simple fait de décider ou même d’exprimer quoi que ce soit par écrit ne saurait remédier à un sentiment aussi fort que la dépossession. La jalousie étant l’autre nom de la possessivité, le manque créé par le retrait de ce qui nous a appartenu ne peut être guéri par de simples mots. Il n’y a rien de plus sincère et de plus beau qu’un écrivain avouant les limites de l’écriture.

Par ailleurs, l’auteure nous livre un autre aspect évident du pouvoir de l’écriture. Cette fois-ci, il apparaît comme immense : l’anonymat. Les fameux « haters » des réseaux sociaux – dont on a tous fait partie à un moment ou un autre – en sont la preuve.

« L’exposition que je fais ici, en écrivant, de mon obsession et de ma souffrance n’a rien à voir avec celle que je redoutais si je m’étais rendue avenue Rapp. Écrire, c’est d’abord ne pas être vu. » (p. 45) Ainsi l’écrivain peut exprimer ce qu’il ressent en toute sincérité sans craindre la honte qu’engendrerait toute exposition de son faciès, de sa personne. Bref, l’écriture permet de se cacher pour mieux se mettre à nu.

« Je n’éprouve aujourd’hui aucune gêne […] à exposer et explorer mon obsession. » (p. 45)

Mais attention, il ne faut pas voir un pur épanchement dans le projet d’écriture d’Ernaux. Comme je l’ai indiqué en introduction, il y a une réelle volonté de décrire cliniquement des faits et sentiments pour opérer ainsi un mouvement à portée sociologique de l’individuel vers l’universel.

« À vrai dire, je n’éprouve absolument rien. Je m’efforce seulement de décrire l’imaginaire et les comportements de cette jalousie dont j’ai été le siège » (p. 45)

Coup de poignard dans l’estime de soi

Parlons vulgairement : être jaloux d’un rival.e, c’est souvent, de manière parfaitement injustifiée ou du moins très exagérée, avoir l’impression d’être une grosse merde par rapport à elle/lui. L’auto-harcèlement de la comparaison permanente ne donne jamais un résultat à notre avantage. Dans la jalousie, l’objet de ce sentiment apparaît toujours comme supérieur à nous en tous points. La narratrice décrit à merveille ce coup de poignard porté à l’estime de soi. L’ego est si anéanti par la jalousie qu’il ne résiste à aucune comparaison.

« Dans cet évidement de soi qu’est la jalousie, qui transforme toute différence avec l’autre en infériorité, ce n’est pas seulement mon corps, mon visage, qui étaient dévalués, mais aussi mes activités, mon être entier. » (p. 50)

S’en suit des exemples si ridicules de cette infériorité qu’ils portent à sourire…tout en gardant à l’esprit que nous avons tous eu ce genre de pensées risibles en période d’« occupation ». Ainsi la narratrice crevait de jalousie en imaginant son ex-conjoint regarder Paris-Première avec sa rivale, car elle-même ne reçoit pas cette chaîne. Pire : elle considérait « comme un signe de distinction intellectuelle, une marque supérieure d’indifférence aux choses pratiques, qu’elle ne sache pas conduire et n’ait jamais passé le permis » (p. 50). Ça va loin, mais le pouvoir de l’imagination et de l’autodénigrement est toujours plus flagrant lorsqu’il s’exprime chez quelqu’un d’autre ! J’ai sûrement déjà eu des raisonnements du même acabit.

Alors gardons ces paroles loufoques dans un coin de notre tête, car qui sait si elles ne pourront pas un jour nous resservir quand nous serons à nouveau occupés par la jalousie…Car je n’oublierai jamais à quel point Proust m’a aidée à surmonter des chagrins d’amour, bien plus que n’importe quel guignol autoproclamé expert en développement personnel. Vive la littérature !



Propriété privée, Julia Deck

Petit roman sans prétention découvert grâce à La Grande Librairie, Propriété privée de Julia Deck se lit et s’oublie à vitesse grand V. Reprenant les codes du roman policier, cette histoire sordide d’un Wisteria Lane français écrite à la première personne ne vous tombera pas des mains. C’est déjà ça. En revanche, ne vous attendez pas à un roman haletant ou surprenant…Malgré sa faible épaisseur, il demeure assez poussif.

Résumé

Dans un texte entièrement adressé à Charles, son époux, Eva Caradec nous fait comprendre que l’écoquartier aux confins de la ville dans lequel le couple a emménagé est loin de tenir ses promesses de tranquillité. Tout commençait mal à cause de travaux qui n’en finissait plus et une longue période sans chauffage. Pour le confort de ces maisons soi-disant ultra modernes et peu énergivores, on repassera, donc. Mais ce n’est rien comparé au désastre absolu de la promiscuité avec les nouveaux voisins qui débarquent une semaine plus tard dans la maison mitoyenne. Les Lecoq sont pour le moins insupportables, en particulier Annabelle, créature goguenarde souvent vêtue de micro-shorts.

En télétravail, la narratrice a besoin de silence tandis que son mari dépressif ne quitte jamais la maison et doit lui aussi vivre dans le silence. C’est sans compter le rire strident d’Annabelle et les cris de son bébé à toute heure de la nuit qui résonnent dans la maison mal isolée des Caradec. Les Lecoq sont redoutables, et la narratrice finira même par avoir une liaison avec Monsieur.

Grâce à un incipit spectaculaire, le lecteur sait d’entrée de jeu que les choses vont très mal finir. « J’ai pensé que ce serait une erreur de tuer le chat, en général et en particulier, quand tu m’as parlé de ton projet pour son cadavre. » Ce qu’il ne sait pas, c’est que le meurtre du chat n’était qu’un avant-goût du drame qui s’est déroulé peu de temps après : Annabelle disparaît. Malgré la dispute qui éclate entre les Lecoq juste avant la disparition, le suspect numéro un n’est autre que Charles Caradec. Il est emprisonné, tandis que son épouse perd son travail et revend – avec difficulté – la maison, puis retourne à Paris.

Satire des « bobos »

Pas parisiens, puisqu’ils sont en voie de disparition. Comme le montre bien ce roman, cette catégorie souvent utilisée par les gens de droite pour mépriser des gens de gauche matériellement privilégiés est en quête d’espaces verts. D’où le choix de la périphérie pour les Caradec, quinquagénaires plutôt aisés. Même s’il dort plus qu’il ne travaille, Charles est universitaire, et Eva travaille à un projet décrit comme l’essence même de l’idéologie bobo. Il s’agit de réinventer l’espace urbain dans le XXe arrondissement – terrain de prédilection des bobos, comme une grande partie de l’Est parisien. Le charabia de ce projet d’urbanisme fait sourire : ça parle d’« espace incertain » que les habitants sont censés se réapproprier…comme si un endroit aussi hideux que la Place des Fêtes pouvait être simplement réinventé au gré des envies des gens – à plaindre – qui habitent dans le coin.

Vous l’aurez compris, Julia Deck se moque ouvertement des bobos citadins en les caricaturant. Heureusement que le ridicule ne tue pas, par exemple lorsque cette pauvre narratrice ne retrouve pas son poulet fermier dans le petit magasin de ce trou où elle habite ! Mais l’auteure ne se limite pas à la moquerie : elle malmène ses personnages. Ces ménages à la conscience écologique ultra développée optent pour des habitations très onéreuses alimentées par la chaleur et l’énergie solaire et dont l’évacuation des ordures se fait via un système novateur d’acheminement souterrain vers la déchetterie. Or dès l’arrivée des premiers habitants, rien ne fonctionne et les travaux pénibles pour les riverains s’éternisent.

Enfin les Lecoq et la redoutable Annabelle viennent parfaire la transformation d’un mode de vie idyllique en cauchemar. À l’instar de la famille Warren qui vient troubler la bonne conscience des gentils démocrates de Shaker Heights dans La saison des feux de Celeste Ng, les Lecoq débarquent comme des éléphants dans un magasin de porcelaine. Annabelle est bruyante, aguicheuse, malpolie et son mari se tape la narratrice. Citons également les déchets qu’ils jettent dans le jardin des Caradec, les trous qu’ils font dans l’isolation sonore des murs mitoyens et l’attitude très intrusive d’Annabelle qui profite de ces perforations pour épier ses voisins. Belle ambiance dans l’écoquartier. Et puis il y a leur chat, dont le destin funeste nous est annoncé dès le départ. Ainsi comme dans La saison des feux, les gentils bobos remplis de bons sentiments deviennent capables du pire lorsque leur tranquillité est menacée.

Critique des banlieues périurbaines et de l’urbanisme contemporain

À noter par ailleurs que le caractère étouffant de la vie de quartier est plutôt bien décrit par la narratrice. Les différents couples sont loin d’être aussi soudés qu’ils en ont l’air et le confort matériel ne parvient pas à cacher leurs fractures. Ainsi on apprend vers la fin que les adultères se multiplient, ou encore qu’Arnaud Lecoq et Franck Lemoine sont des habitués d’un club gay de Melun. La promiscuité fait ressortir le pire chez tout le monde et ces anciens citadins regrettent rapidement l’anonymat que pouvait procurer une ville comme Paris, malgré son air saturé par la pollution. Disons que dans ce nouvel écoquartier, on respire mal, mais pour d’autres raisons.

Le mode de vie écolo et l’oxygène ont un coût. Or même en y mettant le prix, la tranquillité n’est que de façade, puisque dans ces petites constructions périurbaines, les gens vivent collés les uns aux autres. Le tout est un formidable terreau à ragots ! Tout se sait et la narratrice ne réalise que trop tard qu’on ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre. La vie de banlieue finit par la rendre misanthrope.

« Bientôt les confidences affluaient. Les inquisiteurs se trompent en bombardant leurs victimes de questions. Il suffit souvent de garder le silence pour que l’autre croie que vous vous intéressez, avec votre air circonspect qui très paradoxalement rassure, vous confère une réputation de compétence et d’objectivité, alors que je n’en avais vraiment rien à faire de leurs histoires de compost, de vide-greniers. » (p.70)

Enfin n’oublions pas que ce genre de politique d’urbanisation destinée à offrir aux la possibilité de sortir des villes sans trop s’en éloigner ne fait que créer des métropoles tentaculaires, et surtout repousser les pauvres de plus en plus loin. Mais ça, ni Arnaud Lecoq, agent immobilier, ni Eva Caradec qui travaille pourtant dans l’urbanisme et semble voter à gauche, n’ont l’air de s’en soucier.