My Absolute Darling, Gabriel Tallent

Comme beaucoup de lecteurs français, j’ai lu ce roman suite à l’interview de Gabriel Tallent par le plus grand prescripteur de livres de France. À l’instar de L’Arbre-monde de Richard Powers, et pour des raisons différentes, My Absolute Darling m’a profondément ennuyée. Cette confiance aveugle dans le trop sympathique François Busnel a été une erreur. En revanche, je comprends le succès de ce livre choc ainsi que les nombreux prix littéraires remportés – à l’instar du prix de l’héroïne Madame Figaro 2018. Sans oublier que MONSIEUR Stephan King a qualifié le roman de « chef d’œuvre ». Voyons voir pourquoi il ne m’a pas marquée malgré ses qualités indéniables.

Résumé

Sur la côte Nord de la Californie, Julia – alias Turtle – Alveston est une fillette de quatorze ans qui vit seule avec Martin, son père survivaliste. Dans ce vase clos fait d’inceste et de violence, Turtle, surnommée « My Absolute Darling » par son père, passe son temps à pratiquer le maniement et l’entretien des armes à feu, mais aussi à arpenter seule et sur des kilomètres l’immensité de cette nature sauvage et fascinante qui l’entoure.

Au collège, ce garçon manqué est plutôt exécrable avec ses camarades et obtient des résultats catastrophiques. Anna, l’une de ses professeurs, se doute bien que son élève grandit dans un milieu toxique, mais ses tentatives d’alerte sur les mauvais résultats de Turtle se heurtent au mépris et à la misogynie du père.

Et voici l’élément perturbateur, le tiers qui va déclencher la pénible libération de Turtle. Pendant une escapade plus lointaine et plus longue que d’habitude, la jeune fille rencontre Jacob. Lycéen solaire issu d’un milieu privilégié, il se lie d’amitié pour cette créature si débrouillarde et intriguante.

À partir de là, Turtle, malgré sa forte dépendance vis-à-vis de son père, tente progressivement de s’échapper des griffes de celui-ci, au péril de sa vie…

Un réalisme choc tout en longueurs

Aux États-Unis, les polémiques sur l’ethnie ou, comme c’est le cas ici, le genre des auteurs et leur habilitation supposée à écrire sur des sujets qui ne sauraient les concerner font légion. Gabriel Tallent n’y a pas échappé et certains progressistes extrémistes – si nombreux outre-Atlantique – lui ont nié le droit d’écrire sur la souffrance d’une petite fille victime d’inceste. Évidemment, puisque c’est un homme et qu’il n’a été violé par personne pendant son enfance. Il n’empêche que le récit est troublant et que, contrairement au reproche que j’ai pu lire çà et là, les fameuses scènes chocs qui décrivent de façon très graphique les viols subis ne m’ont pas semblé être le fruit d’une perversion et d’un voyeurisme (masculin), mais d’un souci de réalisme. Oui, le viol et l’inceste sont des atrocités et Gabriel Tallent est de ces artistes qui pensent qu’il n’y a pas lieu d’éluder ou d’adoucir l’horreur. Au contraire : montrons, quitte à choquer ! En ce qui me concerne, les scènes m’ont choquée – encore heureux ! – mais certainement pas dérangée. Après tout, c’est la réalité qui est choquante, pas son récit. Avec un tel parti pris de « mieux vaut une bonne claque dans la gueule du lecteur pour lui faire comprendre la cruauté du monde », pas étonnant Stephen King ait fait l’éloge de ce livre.

Par ailleurs, les deux auteurs se rejoignent sur un point essentiel : la peinture de l’Amérique et de ses travers. Si la violence est omniprésente dans l’univers de King, c’est parce qu’elle est constitutive de l’Amérique. Car comme le dit Gabriel Tallent dans l’excellente interview mentionnée plus haut, il ne peut en être autrement d’une nation qui a été créée à partir d’un génocide. Brillantissime. L’auteur lui-même reconnaît posséder une arme tout en déplorant les ravages de cette culture des armes à feu. Il critique sa culture mais ne peut s’en extraire. Brillantissime et sincère. Enfin, il rend hommage à la beauté des grands espaces avec des descriptions – soporifiques à mon goût – du sublime paysage californien. Désertique et indomptée, cette Californie semble aux antipodes de Los Angeles et de l’univers des sitcoms qui ont bercé notre jeunesse – des plages bondées d’Alerte à Malibu à la résidence hupée de Melrose Place. Pour la beauté des grands espaces, voir Idaho d’Emily Ruskovich. Je suis donc coincée. D’un côté, je ne peux que m’incliner devant l’intention du roman et les thèmes qu’il aborde, à savoir le survivalisme, les armes à feu, l’emprise et la masculinité toxique – et nous y reviendrons. D’un autre, je n’en ai pas toujours apprécié le traitement. En effet, tout est poussé vers le détail. Les descriptions du mécanisme des différents modèles de pistolet sont interminables, sans compter celles de leur entretien de la part de Turtle et des scènes de tir. Mon Dieu que c’est long. « Bon, tu tires oui ou merde ? », ai-je souvent pensé. Même chose pour la nature ; la beauté et l’immensité des paysages ne font aucun doute, mais l’escapade de Turtle au cours de laquelle elle fait la connaissance de Jacob ainsi que l’épisode où les deux amis frôlent la noyade donnent envie de sauter une bonne dizaine de pages. À mon sens, ces thèmes si intéressants sont donc gâchés par des longueurs et une accumulation de détails insupportables.

Le récit d’une emprise

La masculinité toxique et l’emprise qu’elle alimente constituent l’essence même de ce roman. Certes, Gabriel Tallent est un homme, mais le fait qu’il ait été élevé par des lesbiennes le rend particulièrement sensible aux questions de misogynie et de masculinité toxique. L’inceste n’en est que la conséquence. Martin, cet homme méfiant du monde extérieur hait les Hommes en général et les femmes en particulier. Le respect et la morale ne peuvent l’intéresser puisque l’idée même de société – avec l’intégrité et les droits moraux d’autrui qui la constituent – lui est étrangère. La loi du plus fort est son seul credo. Or comme il est le plus fort, il n’a qu’à se servir.

Et si Turtle met tant de temps à partir, c’est justement grâce au mécanisme de l’emprise, aussi bien huilé que celui des flingues du roman. L’isolement en est l’une des composantes principales et pour le coup, la petite est servie, puisqu’elle vit seule avec son bourreau au milieu de nulle part. Pas d’amis, pas de contacts extérieurs en dehors de l’école, où Turtle se montre naturellement hostile envers ses camarades et professeurs, si ce n’est quelques visites dans la caravane où vit son grand-père paternel. Lui-même sait que les choses ne tournent pas rond et entretient de mauvais rapports avec son fils, mais rien n’y fait. Turtle passe le plus clair de son temps à jouer avec ses pistolets lorsqu’elle lui rend visite.

Ensuite, il y a ce fameux mélange savamment distillé d’amour passionné – le surnom éponyme au livre en est la plus parfaite illustration – et d’humiliations aussi cruelles qu’inventives. Sans faire dans la psychologie de comptoir et le développement personnel contemporain avec son analyse triviale de l’archétype du « pervers narcissique », les conséquences de l’emprise sur l’estime de soi de Turtle sont édifiantes.

« Puis il lui dit « C’est ça ton ambition ? Être une petite fente illettrée ? »

[…] Turtle n’arrêtait pas de penser à ces mots, petite fente illettrée. L’importance de son père se révèle entièrement à elle d’un seul coup, comme quelque chose de coincé dans une cannette et qui explose en sortant. Elle ne nomme ni n’examine certaines parties d’elle-même, puis il va les nommer, et elle va se reconnaître dans ses mots et se détester. »

La dépendance absolue de la gamine et la croyance aveugle dans la bonté de son seul repère sont exprimées un peu plus loin.

« « J’ai confiance en toi, » dit-elle, et elle se dit qu’il était dur avec elle, mais que c’était pour la bonne cause. Qu’elle avait besoin de cette dureté qu’il avait en lui. Il faut bien qu’il soit dur avec elle, puisqu’elle ne sait pas ce qui est bon pour elle. Et il la pousse à faire ce qu’elle veut faire pour elle-même, sans en être capable ; »

Mais cette construction issue d’une manipulation en profondeur est « naturellement » remise en question par l’intuition du caractère malsain de la relation.

« mais tout de même, tout de même…il y a des moments où il manque de tact. Il y a quelque chose en lui, quelque chose qui va au-delà du manque de tact, quelque chose de presque…Elle n’en sait rien, n’en est pas certaine, mais elle sait que c’est là. »

Et cette graine de la libération va germer très lentement, arrosée par la rencontre avec Jacob et accélérée par l’intrusion de Cayenne. Martin va recueillir cette autre petite fille bien loin de la puberté et la bousiller – je vous épargne les détails insoutenables de la fin du roman. Comme pour de nombreuses victimes de pédophilie, c’est par altruisme et pulsion de protection envers une autre victime que Turtle parvient à fuir et à combattre son père.

Bien évidemment, Jacob n’est pas un chevalier blanc qui délivre Turtle de son bourreau, puisque la victime est consentante. L’isolement et la méfiance vis-à-vis de la société que le survivaliste a inculqué à sa fille sont bien trop ancrés en elle. Cette dernière éprouve même de la pitié pour lui et se sentirait coupable de l’abandonner. Tout en ayant conscience du caractère destructeur de leur relation fusionnelle et de l’emprise dont elle est victime, Turtle ne voit pas d’issue et estime que les gens « normaux » ont le beau rôle dans l’histoire.

« Je suis tout ce que Martin a, et je ne peux pas le laisser comme ça. Je ne peux pas. Quand ton papa est lucide, alors il te veut le plus grand bien, et quand il ne l’est pas, quand il est incapable de voir que tu es un individu à part entière, alors il veut couler avec toi. Qu’est-ce que Jacob en sait, comment Jacob peut-il prétendre avoir cerné Martin ? Martin a plus de blessures et de courage en lui que Jacob ne peut l’imaginer. Ils vous regardent et savent ce que vous devez faire. Pars, diraient-il. Cours. Mais ils ne voient pas les choses de ton point de vue. Ils ne voient pas qui tu abandonnerais et ce que tout cela signifie pour toi. Ils en sont incapables. Ils voient les choses uniquement de leur point de vue. Et Jacob a raison dans le sens où il dirait ce que n’importe qui d’autre dirait, comme si ce n’était pas compliqué, mais il ne comprend pas. Au fond, il ne comprend rien à rien, ne comprendra jamais, et ce monde, se dit Turtle, n’a pas été bon avec toi au point que tu lui dois quoi que ce soit. Ce n’est pas parce que tout le monde a telle opinion, parce que tout le monde pense telle chose sauf toi, que tu as forcément tort. »



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