L’Écume des jours, Boris Vian

Résumé

Grand amateur de jazz, Colin est un jeune homme riche – son coffre-fort est rempli de doublezons – et oisif qui vit dans un univers fantastique de synesthésie. Ainsi il compose des boissons à partir des airs de jazz qu’il joue sur son pianocktail. Colin est un amoureux et fait preuve d’un grand dévouement envers Chloé, celle qu’il épousera peu de temps après son coup de foudre. Il s’oppose à Nicolas, son brillant cuisinier personnel, qui enchaîne les aventures et se montre indifférent à l’amour d’Isis, l’amie de Chloé et d’Alise. Quant à son ami Chick, ingénieur au salaire nettement inférieur à celui de ses ouvriers, il dépense tout son argent dans les livres et autres objets liés à Jean-Sol Partre. Et malgré la somme importante transmise par Colin afin qu’il épouse Alise, hors de question de demander celle-ci en mariage.

Alors qu’ils sont en voyage de noces, Chloé tombe gravement malade. Le médecin lui diagnostique un nénuphar au poumon. S’en suit une longue et douloureuse agonie, entre rétrécissement de l’espace autour de la malade et petits boulots absurdes et pénibles auxquels Colin se rabaisse pour acheter des fleurs destinées à lutter contre le nénuphar.

De son côté, Alise ne supporte plus la passion de son amoureux et tue Jean-Sol Partre à l’aide d’un arrache-cœur, avant de mettre le feu aux librairies du quartier de Chick dans une tentative désespérée de le délivrer de sa lubie. Or le cercle chaotique finit par se refermer sur Chick lui-même puisque, n’ayant pas payé ses impôts pour des raisons évidentes, il subit un contrôle fiscal au cours duquel l’un des policiers le tue accidentellement. Alise s’éteint quant à elle dans son propre incendie.

À la mort de Chloé, l’appartement disparaît complètement et Colin, ruiné, doit se contenter de funérailles minables pour la femme qu’il aime, avec en prime une humiliation de la part des porteurs. Colin reste inconsolable, un spectacle terrible pour sa souris qui va jusqu’à supplier un chat de la manger.

Une langue transformée

Dès les premières lignes, le lecteur est frappé par la description de cet univers à part, qui obéit à ses propres règles. Les mots « collent » à ce monde poétique et fantastique où tout semble absurde sans l’être vraiment. Dans ce conte tragique, Vian fait appel à différents procédés pour jouer avec notre langue et ainsi raconter l’histoire de Colin en détournant nos repères. Parmi les exemples cités en annexe de mon édition, j’ai retenu les suivants :

  • Basculement d’un registre à l’autre : utilisation aussi bien du grossier (« foutre », « engueulade ») que du très soutenu (« lustrée à miracle »), et même d’un passé simple plus que désuet, (« que je l’examinasse »)
  • Vocabulaire parfois incongru : allant de l’archaïque (« icelui » « s’abluter ») au spécialisé (par exemple dans les domaines de la cuisine et du patinage), en passant par l’emploi de mots rares (« cromorne », « insoler »).
  • Jeu de mots : sur le double sens d’un mot (« cocotte », femme légère/ustensile de cuisine, « exécuter », effectuer/mettre à mort), sur la signification concrète d’expressions imagées (« manger avec un lance-pierres », « couper la poire en deux »), sur des syntagmes nominaux absurdes (« fresques à l’eau lourde », « peau de néant »), sur des syntagmes modifiés par surimpression (« passage à tabac de contrebande » pendant le contrôle fiscal de Chick, « pédérastes d’honneur » au mariage de Chloé et Colin), pour parodier Sartre, « qui écrit n’importe quoi », en enchaînant les paradigmes à partir de ses titres (« La Nausée démultipliée »), mais aussi à l’aide de contrepèteries, puisque l’écrivain à tout faire devient « Jean-Sol Partre ». À noter également le classique mais toujours efficace calembour (« chaussures de serpent teint », « baise-bol » et « suppôt de Satin », entre contrepèterie et calembour) et enfin le changement de genre (« un courge », « l’icone écossais »).
  • Néologismes : extrêmement nombreux, car Vian tire le détournement de notre langue vers la création de mots pour mieux décrire ce monde parallèle au notre. Tantôt il décompose, et les gendarmes deviennent des « agents d’armes », tantôt il allonge, l’antiquaire devient un « antiquitaire », ou élague au contraire, et transforme la bénédiction en « béniction ». Et puis il y a le célèbre pianocktail, instrument ultime de synesthésie qui méritait bien une appellation originale, sans oublier les piques anti-cléricales à grand renfort de suffixes dépréciatifs, avec un « prioir » moins élégant qu’un prie-Dieu et une « sacristoche », et enfin quelques emprunts à l’anglais, que ce soit par anglicisme (« grapefruit ») ou par calque (« relatifs » pour désigner des parents).

L’écume de l’amour

L’Écume des jours est en premier lieu une histoire d’amour, celle de Colin et Chloé, dont le prénom renvoie à un morceau interprété par Duke Elligton, immense jazzman et idole de Colin. La jeune femme incarne la perfection féminine aux yeux du personnage principal : sa beauté et sa douceur n’ont d’égal que son innocence bafouée par la maladie. Selon les ressorts classiques de la fiction, ce grand amour se termine de façon tragique et celui qui reste ne peut survivre à la mort de l’être aimé. Une histoire qui ne doit pas pour autant occulter les autres formes d’amour du roman : l’amour contrarié entre Chick et Alise – laquelle commettra finalement le pire à cause d’un sentiment non partagé – l’amour charnel entre Nicolas et Isis, et enfin l’amitié entre Chick et Colin, ce dernier donnant une grande partie de sa fortune à son ami pour l’aider à payer ses dettes.

La maladie, qui touche si injustement le personnage le plus pur du roman, affecte tous les autres. Colin, pourtant fin gourmet et grand amateur de jazz, perd goût à la vie, et néglige même son apparence alors que le roman s’ouvre précisément sur la description d’un jeune homme coquet. Nicolas, séducteur et charmant, vieillit à vue d’œil et « prend » une dizaine d’années.

Et puis cette maladie donne lieu à toute une thématique de l’eau. D’abord lorsque la neige atteint physiquement Chloé pendant la nuit de noces, ensuite à l’annonce de l’existence du nénuphar. Puisqu’il s’agit d’une plante aquatique à combattre, le médecin interdit à Chloé de boire de l’eau. Dans ce monde décidément à part, le liquide vital devient mortel. Prenant peu à peu une forme synonyme de pourrissement et de tristesse annoncés par le titre même de l’ouvrage, l’eau devient marécageuse pendant toute la durée de la maladie : l’appartement se détériore progressivement à cause de l’humidité fatale – même la souris ne parvient pas à le maintenir dans un état correct – et le parquet est froid comme un marécage. Un décor qui n’est pas sans rappeler le climat du berceau du jazz. Enfin, Colin fixe désespérément et indéfiniment la rivière après l’enterrement de Chloé.

Ici un extrait qui éclaire le titre et la symbolique morbide de l’écume :

« À l’endroit où les fleuves se jettent dans la mer, il se forme une barre difficile à franchir, et de grands remous écumeux où dansent les épaves. Entre la nuit du dehors et la lumière de la lampe, les souvenirs refluaient de l’obscurité, se heurtaient à la clarté et, tantôt immergés, tantôt apparents, montraient leur ventre blanc et leur dos argenté. »  (p. 174)

Critique du travail

Mais au-delà des conséquences visibles de la maladie sur les personnages et leur environnement, celle-ci donne lieu à un réquisitoire extrêmement violent contre travail et plus généralement la société. Colin, ancien riche oisif qui baignait dans un monde joyeux et coloré, se retrouve projeté dans la grisaille du travail par nécessité. Bien avant cette plongée dans la réalité, Colin émet, sous forme de mépris envers les pauvres, une critique virulente du travail alors que les jeunes mariés entament leur voyage de noces et croisent des travailleurs sur le chemin. En avance sur son temps, Vian fait passer une prophétie sur la disparition du travail manuel, bête et méchant, à travers la bouche de son personnage principal. Celui-ci décrit les travailleurs d’une mine de cuivre comme des hommes aux regards hostiles et en conclut que les gens travaillent « par habitude », puisque personne n’aime vraiment ça, mais surtout que « c’est idiot de faire un travail que des machines pourraient faire ». À la vision hégélienne du travail comme activité libératrice, Vian oppose un abrutissement des masses qui réussit à leur faire croire à la vertu du travail.

Il ne sait pas ce qui l’attend. Pour subvenir au traitement contre le nénuphar, il devra enchaîner les petits boulots.  Il commence par se rendre à une « offre d’emploi » et atterrit dans un environnement qui défit ses employés. Ils doivent courir dans les virages pour garder l’équilibre – ce qui symbolise l’aspect cruel et compétitif du travail où les faibles sont éliminés – et Colin, une fois dans le bureau du directeur, doit s’assoir sur un siège qui se tord sous son poids. Le directeur quant à lui se montre impoli – il hurle – aussi bien vis-à-vis de Colin que du sous-directeur. Ce dernier apparaît comme physiquement ruiné par le travail et aussi odieux avec ses subordonnés, en l’occurrence avec sa secrétaire, que son supérieur. La critique de la hiérarchie atteint ensuite son apogée lorsque, suite à un délire paranoïaque du directeur, on comprend qu’ils soupçonnent Colin de vouloir prendre la place du chef par…fainéantise. L’ancien riche est ensuite contraint de s’adonner à des tâches aussi ingrates que ridicules, en particulier lorsque l’homme de vingt-neuf ans à l’apparence de vieillard doit s’allonger sur la terre et dégager de la chaleur humaine pour faire pousser des canons de fusil…De la chaleur humaine pour des outils destinés à détruire les hommes ? Un paradoxe intéressant qui montre l’aspect déshumanisant du travail, les hommes œuvrant à leur propre perte en donnant ainsi de leur personne, de leur humanité.

L’association du travail avec la mort s’exprime bien évidemment de manière explicite lors de cet épisode à l’usine de Chick. Plusieurs ouvriers sont tués par leur machine sans susciter la moindre compassion de la part de leur supérieur ; le principal souci étant, alors que les cadavres sanguinolents sont encore chauds, de savoir comment remplacer ces « hommes » au plus vite pour ne pas perdre en productivité.

Mais au-delà de ces scènes marquantes, la critique du travail s’exprime de manière plus subtile tout au long du roman. Ainsi, Vian insiste sur la bêtise d’un employé de la patinoire dont le travail consiste à distribuer les casiers en notant uniquement les initiales – et non les patronymes, trop compliqué – des clients. Nicolas a quant à lui un comportement typique de valet. Soumis, il flatte son maître et ne dit jamais ce qu’il pense. Son langage châtié devient vulgaire lorsque, sur la fin, Colin ne représente plus l’appât de l’argent. Il en va de même pour les ecclésiastiques, dévoués au mariage et pressés à l’enterrement.

4 réflexions sur “L’Écume des jours, Boris Vian

  1. JC Paillous

    Bonjour, Boris Vian est de mes auteurs favoris, j’ai lu L’écume des jours plusieurs fois, ainsi que l’Herbe rouge et l’Automne à Pékin, merci pour cette analyse qui me remémore ce bouquin, que je tarderai pas à relire encore.
    Tout le monde n’apprécie pas cette écriture et ce style uniques, notamment dans mon entourage.

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire