L’intégrale Maus, Art Spiegelman

La dernière fois que j’ai lu une bande dessinée doit remonter au collège. CDI, le dernier Titeuf, les regards jaloux et impatients de mes camarades ayant remarqué trop tard le nouvel arrivage. Autant dire que le gouffre est aussi immense sur le plan temporel que thématique, mais il faut là encore remercier mon Book Club qui m’a donné l’occasion de m’ouvrir à quelque chose d’inhabituel : un roman graphique sur la Shoah. Un OVNI tel qu’il a bien fallu lui remettre un prix Pulitzer spécial en 1992.

 

La chasse à la souris (Mon père saigne l’histoire)

La première partie relate un jeu – qui n’en est bien évidemment pas un – du chat et de la souris entre les juifs, représentés sous les traits de souris, et les Allemands, de vilains matous.

À la fin des années 70, Art Spiegelman est un jeune dessinateur qui vit à New York en concubinage avec une Française. Ses parents ont tous deux survécus à Auschwitz, mais seul son père Vladek est encore de ce monde, sa mère Anja s’étant donné la mort il y a une dizaine d’années. Art mûrit le projet de raconter l’histoire de ses ancêtres et multiplie dans ce but les visites à Rego Park dans l’appartement de Vladek, avec lequel il entretient pourtant des rapports conflictuels.

Dans un anglais à la grammaire yiddish, le père commence par sa jeunesse à Częstochowa, ville du sud de la Pologne, qu’il quitte après avoir rencontré Anja, cette belle jeune femme issue d’une famille de riches commerçants. Vladek s’installe alors à Sosnowiec pour reprendre l’usine de tissu de son beau-père. Peu après, le couple donne naissance à leur premier enfant, Richieu. Mais Anja, jeune femme de nature mélancolique, fait une dépression qu’elle tente de soigner avec son mari pendant un séjour dans un établissement spécialisé en Tchécoslovaquie. À leur retour de cette zone occupée par les nazis, Vladek doit combattre pour défendre la Pologne contre les Allemands. Ces derniers l’arrêtent et, prisonnier de guerre, il est enfermé pendant quelques mois dans un camp de travail. Une fois relâché dans une zone occupée par la Pologne, il rejoint clandestinement sa famille à Sosnowiec, désormais annexée au Reich.

L’étau se resserre : les juifs du ghetto de la ville sont parqués à Środula, un village proche et depuis lequel les travailleurs doivent se rendre à marche forcée chaque jour à Sosnowiec. Nous sommes en 1943 et les juifs savent que les autres souris emmenées dans des trains ne reviennent jamais. Craignant pour la vie de leur fils, Vladek et Anja se décident alors à envoyer le petit Richieu chez une tante dans une autre ville de Silésie. Mais la situation dans ce ghetto est sans issue et face à une perspective de mort lente et douloureuse dans les camps, cette tante préfère se suicider après avoir empoisonné Richieu et les autres enfants confiés par la famille. Les parents l’apprendront après la guerre. Pendant ce temps, la traque se poursuit et la famille construit des cachettes ingénieuses pour échapper à la Gestapo. Tandis que Środula se vide de ses juifs, les membres restants de famille sont déportés. Toujours moyennant rémunération, le couple Spiegelman se cache alors chez des Polonais de Sosnowiec, tandis que la souris Vladek se déguise en cochon pour s’alimenter au marché noir. Mais l’inéluctable se produit lorsque Anja et Vladek tombent dans un piège. Ils reçoivent une lettre de leur neveu – en réalité écrite sous la contrainte – leur conseillant de rejoindre la Hongrie, soi-disant un pays sûr. Mais les passeurs sont de mèche avec la Gestapo et le couple est arrêté dans un train, puis déporté à Auschwitz.

L’enfer d’Auschwitz (Et c’est là que mes ennuis ont commencé)

Dans cette deuxième partie axée sur la survie de Vladek à Auschwitz jusqu’à la libération des prisonniers en 1945, le récit du père est souvent entrecoupé par les questionnements du fils. À noter que ce volet a été ajouté à la première partie plusieurs années après la parution et l’immense succès de celle-ci, mais j’aborderai les questionnements de l’auteur et notamment sa culpabilité dans mon analyse.

Pendant ses dix (?) mois à Auschwitz, Vladek se montre fin stratège en plus d’avoir énormément de chance. Ses connaissances de l’anglais lui permettent d’abord d’être protégé par un kapo polonais et de bien manger. Comme les autres prisonniers, il est ensuite soumis à la faim, au froid et au travail harassant, avant de s’infiltrer dans d’autres fonctions qui le mettent à l’abri, en particulier celle de cordonnier. Vers la fin, sa robustesse naturelle ne suffit plus et, très amaigri, il parvient grâce à une nouvelle ruse à échapper aux contrôles médicaux à l’issu desquels les plus faibles terminent « dans la cheminée ».

Pendant ces quelques mois, il parvient même à communiquer avec Anja, emprisonnée à Birkenau.  Contrairement à son mari qui survit grâce à son égoïsme et sa radinerie, la douce Anja pense à ses amies, partage, mais bénéficie surtout de la protection d’une kapo polonaise qui l’apprécie.

Des bruits courent sur la progression des troupes soviétiques et les détenus déjà très affaiblis sont transférés vers un autre camp. Ces marches de la mort vers l’ouest ont pour but de cacher l’existence des camps par l’évacuation de leurs prisonniers tout en continuant, à l’usure cette fois, le processus d’extermination. Vladek survit jusqu’à Dachau, où il doit faire disparaître les cadavres que les nazis cherchent à éliminer à l’aube de la libération du camp par les Américains. Mais dans ces conditions encore plus difficiles, Vladek contracte le typhus et, tenant à peine debout, passe des semaines entières dans un train bondé à l’arrêt, sans nourriture et entouré des cadavres de plus en plus nombreux des derniers rescapés. Sa force physique et sa malice – il fabrique un hamac d’appoint avec des vêtements qu’il pend aux crochets du train à bestiaux – le sauvent une fois de plus.

Après son retour sur sa terre natale, ses retrouvailles miraculeuses avec Anja donnent lieu à une scène bouleversante.

Épuisé et chamboulé par les souvenirs que font remonter son récit, Vladek, confond Art qu’il a devant lui avec le défunt Richieu et meurt peu de temps après.

 

Un récit habile

Partons sur des bases saines : personne n’est obligé d’apprécier un récit de/sur la Shoah car malgré l’horreur suprême du judéocide, un thème ou sa portée dans l’histoire de l’humanité ne saurait déterminer la qualité littéraire ou artistique d’une œuvre. Dans ce cas précis, on pourrait même avoir le raisonnement inverse, à savoir que l’indicible des faits complique sacrément la tâche et la rendrait presqu’impossible. Mais le devoir de mémoire n’est-il pas toujours plus efficace à travers l’art que les cours et livres d’histoire ? Dans tous les cas, L’Holocauste ne fait pas exception à la supériorité du récit vis-à-vis son thème, car La Liste de Schindler est autant un chef d’œuvre que Elle s’appelait Sarah m’a profondément ennuyée. Mais si « la littérature doit, soit enrichir l’esprit, soit le bouleverser » (Calaferte), Maus réussit les deux. Contre toute attente, j’ai rarement lu un récit sur la Shoah aussi instructif et enrichissant que cette bande dessinée.

Tout d’abord, l’animalisation des « groupes » humains est un choix en apparence surprenant, mais qui prend tout son sens à la lecture. Il permet de mieux représenter l’interminable cache-cache, le « jeu » – selon l’expression consacrée, nous ne sommes pas dans La Vie est belle ! –  morbide et cruel du chat et de la souris. J’ai relevé deux pans dans cette métaphore. La première se pose au niveau animal car pour avoir eu l’occasion d’observer le chat de mon enfance à la campagne, j’ai retrouvé dans Maus toutes les caractéristiques de la chasse à la souris : une lutte disproportionné entre un chat bien plus fort et une souris sans défense, la cruauté et la persévérance du prédateur qui n’abandonnera jamais sa proie (cf. la toute fin du récit de Vladek, et notamment les marches de la mort) et enfin la lente agonie de la souris, entrailles à l’air, qui couine en se vidant de son sang sous les griffes du chat tout puissant (cf. le travail forcé des juifs, les conditions de vie terribles dans les ghettos, et enfin l’usure maximale des corps des prisonniers dans les camps de travail). Le deuxième pan renvoie tout simplement à une réalité historique : les juifs étaient comparés par les nazis à des rongeurs qui volaient le pain des Allemands. Nuisibles, mais aussi écœurants par rapport à la prestigieuse race aryenne, il fallait les éradiquer. Quant aux Polonais représentés sous les traits du cochon, animal impur dans la religion juive, on ne peut nier – sans toutefois le condamner – le parti pris de Spiegelman. Le scandale précédant la parution du livre en Pologne est compréhensible : ce peuple qui vivait en parallèle d’une forte population juive est représenté comme farouchement antisémite, toujours prêt à dénoncer des juifs.

Et puis surtout, surtout, la beauté de Maus et son parfait accomplissement du grand « devoir de mémoire » résident dans son récit sous forme de transmission. Ces va-et-vient permanents entre le passé de Vladek et le présent de son fils fonctionnent comme des reprises de souffle qui viennent interrompre une lecture parfois éprouvante.

Le sentiment de culpabilité des victimes

Mais ce n’est bien évidemment pas l’unique fonction de ces basculements temporels et de point de vue puisqu’ils posent une problématique cruciale et originale sur la Shoah, celle du sentiment de culpabilité des victimes et de leur descendance. La culpabilité des complices est aussi abordée, notamment celle des Polonais et même – de façon très succincte – des Français lors d’une conversation entre Art et sa femme Françoise où le narrateur insiste sur la collaboration et l’affaire Dreyfus, mais celle des survivants de la Shoah est selon moi le thème principal de cette bande dessinée. Environ deux tiers des juifs d’Europe ont été exterminés par les nazis ; imaginons alors, avec des statistiques aussi glaçantes, ce qu’a dû ressentir le dernier tiers. Le fameux « pourquoi moi ? » vient s’ajouter au traumatisme de la vie passée dans les camps, entre la faim, la souffrance, la maladie, les humiliations et surtout l’environnement peuplé de cadavres. Tout individu doté d’un minimum d’empathie – tout individu « normal » donc – se sent forcément coupable d’échapper à un massacre collectif. Les témoignages de rescapés du Bataclan l’ont confirmé, et c’est encore plus vrai à l’échelle de la plus grande honte du XXe siècle. Mais le sentiment de culpabilité des victimes va encore plus loin : il s’étend aux générations suivantes. Je l’ai personnellement découvert par hasard via un reportage sur le chanteur Mike Brant (que celui qui ne s’est jamais perdu sur YouTube me jette la première pierre), victime du syndrome de la deuxième génération. Fils d’une rescapée d’Auschwitz, il a hérité du traumatisme sans l’avoir vécu ni entendu de la bouche de sa mère. Les scientifiques expliquent cet obscur traumatisme transgénérationnel par une transmission génétique.

Dans Maus, le sentiment de culpabilité du fils est d’autant plus grand que le père parvient à raconter son enfer de façon plutôt détaillée. Or plusieurs éléments aggravent ce sentiment chez Art : le caractère franchement insupportable de Vladek qui complique les relations père-fils et l’empêche de se montrer aimant, le fantôme du petit Richieu et bien évidemment le suicide de sa mère. Art ouvre d’ailleurs sa bande dessinée sur le caractère conflictuel de sa relation avec son père. Sa position est très inconfortable, et même le lecteur ne sait quoi penser : d’un côté il comprend pourquoi le dessinateur rend visite à son père à reculons, d’un autre il éprouve de la peine pour Vladek, toujours poussé à raconter sa douloureuse histoire par un fils qui semble plus intéressé par son œuvre que par son propre père. Et puis il a ses mots terribles lorsqu’il apprend que son père a brûlé le journal intime de la défunte Anja : « Tu es un meurtrier ! »…

Art exprime clairement les causes multiples de son sentiment de culpabilité – que l’immense succès de Maus viendra aggraver plus tard – dans le cabinet d’un ami psychiatre. Celui-ci lui fait d’ailleurs comprendre que Vladek ne fait que projeter son propre sentiment de culpabilité – celui de tous les rescapés des camps – sur son fils.

 

Un passé commun, des individualités présentes

Cette problématique de la culpabilité ressentie des survivants amène une autre constatation : l’individualité de la gestion du traumatisme. « Victime » n’est pas une identité absolue et immuable, revenir de l’enfer n’empêche  – et, lâchons le mot, n’excuse – pas celui qui devient un salaud et se rend coupable à son tour (coucou Polanski !). En d’autres termes, tous les rescapés de la Shoah ne sont pas identiques et ne sauraient constituer un lot homogène de victimes ad vitam aeternam. Avoir été victime d’un crime contre l’humanité ne fait pas de vous « quelqu’un de bien », et dans le cas de Vladek, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander s’il a tout dit. Sans jugement – les Hommes ne sont ni bons ni mauvais pas nature, mais adoptent un comportement en fonction d’un contexte -, on est en droit de se demander si sa radinerie, sa ruse et sa bonne condition physique sont les seules causes d’une telle chance. J’emploie ce terme très discutable à dessein, puisqu’il a la malchance d’être juif polonais à cette époque tout en échappant longtemps à la déportation, à la chambre à gaz et enfin à la maladie. Le tout grâce à une « chance » plus provoquée que tombée du ciel.  Or son esprit stratège ne l’a-t-il pas poussé à trahir, à collaborer pour sauver sa peau ? Mais là n’est pas la question, et ça tombe bien, cas nous n’en aurons jamais la réponse.

En revanche, on peut affirmer de manière plus certaine que Maus contient plusieurs individualités présentes qui partagent un passé commun. Le personnage de Vladek, raciste, avare et méfiant – cf. prologue où il prononce ces mots après une déception amicale de son fils, enfant : « Des amis ? Tes amis ? Enfermez-vous tous une semaine dans une pièce, sans rien à manger… Alors tu verras ce que c’est les amis ! » – n’incarne absolument pas le résultat unique d’un traumatisme pourtant commun chez les rescapés de la Shoah. À noter que sa personnalité agaçante empêche elle aussi toute l’œuvre de tomber dans la facilité du pathos absolu. L’empathie à la lecture des horreurs qu’il a traversées se pose bien plus sur les autres, les moins « chanceux », que sur le narrateur même. Comme s’il y avait une injustice – l’égoïsme triomphe tandis que les cadavres s’amoncellent autour de lui – dans l’injustice de la Shoah. Or ce caractère, cause et non conséquence de sa survie, est à l’opposé de celui de Mala, sa nouvelle femme. La psychologie du personnage n’est absolument pas creusée par Art, mais on sait que Mala est elle aussi une rescapée d’Auschwitz. Dépensière et très patiente compte tenu de la difficulté de sa vie maritale, elle est l’opposée de Vladek. Il en va de même pour la généreuse Anja. Fragile et dépressive, elle survit malgré son sens du partage pendant sa détention à Birkenau. Comme Primo Levi, elle se donnera pourtant la mort des années plus tard. Mais aucun Homme n’étant le fruit d’un déterminisme à la rationalité déshumanisante, certains sont devenus sublimes et ont poussé leur pulsion de vie jusqu’à changer celle de millions de femmes.

5 réflexions sur “L’intégrale Maus, Art Spiegelman

  1. Ping : Vies ordinaires en Corée du nord, Barbara Demick – Tomtomlatomate

  2. Bonjour, j’ai parcouru le blog.
    Nous avons des lectures assez différentes dans les auteurs étrangers, pour la langue allemande, pour moi ce serait plutôt Zweig, Mann, Hesse, Kafka, Süskind, Kundera (Tchèque…), Grass, et pour les anglophones Huxley, Irving, London, Salinger, Orwell, Poe, Ramuz (Suisse)…
    Sans oublier le très nordique Paasilinna et l’inimitable Schmitt (belge) dès que je sens une baisse d’enthousiasme.

    A bientôt, JC

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  3. Ping : Moi, menteur, Antonio Altarriba et Keko – Tomtomlatomate

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