Moi, menteur, Antonio Altarriba et Keko

Je vous épargne le topo sur le livre qui attise ma curiosité depuis un présentoir de la bibliothèque municipale, puisque je vous l’ai déjà servi dans mes deux chroniques précédentes. À une différence près, et non des moindres : on parle d’une BD. Or je n’en avais pas chroniqué depuis Maus d’Art Spiegelman ! Un bel objet à la charte graphique si particulière m’appelait ce jour-là et je n’ai pas regretté d’avoir suivi mon instinct.

Après Moi, assassin et Moi, fou, ce dernier opus de la trilogie du Moi décortique les mécanismes du mensonge. Pour l’ayatollah de la vérité que je suis, ce livre a été salutaire car il m’a mis dans les dents une dose de cynisme suffisamment importante pour calmer mon utopisme.

Résumé

Comme je le disais, la charte graphique ne peut laisser indifférent : les illustrations sont en noir et blanc, avec des touches agressives de vert pour souligner la dimension diabolique du propos. Autant vous dire que l’ambiance est assez anxiogène de la première à la dernière case.

Et pour cause ! Cette BD espagnole largement inspirée de la réalité traite du mensonge en politique à travers l’histoire d’Adrián Cuadrado. En plus de mener une double vie – une femme et deux enfants à Vitoria d’un côté, une maîtresse à forte poitrine dans la capitale espagnole de l’autre –, ce conseiller en communication du Parti Démocratique Populaire est un véritable maître dans l’art de mentir au peuple afin de mieux le manipuler.

Au départ, sa mission consiste à mettre en lumière le jeune Javier Morodo, nouveau porte-parole du parti et ouvertement homosexuel. L’objectif est clair : un bon « gaywashing » au sein d’un parti dont les grands pontes ne cachent pas leur homophobie lors des discussions privées.

Mais le rôle d’Adrián prend une tout autre tournure lorsqu’il découvre les trois têtes de conseillers municipaux dans des récipients en cristal…Qui se cache derrière cette mise en scène macabre ? Le parti ultra corrompu qui, souhaitant se débarrasser d’élus « problématiques » sans en être inquiété, fait croire à des homicides commis par un artiste détraqué coutumier de ce genre de performances artistiques ? Ou bien ce dernier est-t-il vraiment coupable ? À cela s’ajoute des manigances destinées à récupérer un monument historique de Vitoria.

Adrián va de surprise en surprise. Tout semble lié, mais comment va-t-il s’en sortir ? Quelle évolution pour sa carrière et pour ce Parti Démocratique Populaire ultra corrompu ?

Un polar aux allures surréalistes

Je pense que ces deux aspects, ces deux faces d’une même pièce, prennent forme dans le code graphique même de l’album. Comme indiqué précédemment, il est composé de dessins en noir et blanc avec des touches agressives de vert. Or le noir et blanc évoque l’univers du polar, conformément à l’intrigue policière, tandis que ce vert criard donne un effet surréaliste à l’album.

Ce deuxième aspect est moins évident si on se contente de lire cette chronique, mais dès les premières pages de la BD, il plane une atmosphère presque irréelle. En effet, le lecteur est plongé dans une Vitoria – à noter que, ignare non-hispanophile, j’ignorais l’existence même de cette ville avant d’ouvrir le bouquin ! – gothique et impressionnante. C’est d’ailleurs la ville de l’auteur et je trouve qu’il lui rend un bel hommage : les monuments historiques sont au cœur de l’intrigue et paradoxalement, le caractère sulfureux de cette dernière vient sublimer la capitale basque.

Quant au caractère « policier » de l’intrigue, difficile d’en parler sans divulgâcher. Et si je n’ai parfois aucun scrupule à dévoiler des fins d’intrigues, ou même des moments clés, ce serait un sacrilège de le faire pour une BD à suspense. Alors je me contenterais de dire que le scénario d’Antonia Altarriba fait honneur au crayon de Keko – oui, dans ce sens-là ! – et que le lecteur est tenu en haleine jusqu’au bout grâce à une imbrication d’énigmes gravitant autour d’Adrián.

Ce personnage cynique mais pas monstrueux – somme toute, un politicien assez banal – happe le lecteur qui se demande ce qu’il adviendra de sa carrière, mais surtout qui est à l’origine des têtes coupées. Le macabre de celles-ci est d’ailleurs représenté à l’aide du fameux vert. À noter que le choix de la couleur de l’espérance pour faire ressortir l’horreur et la surprise fonctionne à merveille. Nombreux sont les dessins où le regard stupéfait d’Adrián constitue l’unique touche de couleur dans un noir et blanc ostensiblement anxiogène.

La noirceur de la politique espagnole

« Toute ressemblance avec la réalité politique espagnole entre 2016 et 2019 n’est qu’insidieuse coïncidence. » Ce faux avertissement en introduction de la BD ne laisse aucun doute quant à la réalité dénoncée.

Certes les dessins sont en noir et blanc parsemés de vert, mais le propos est d’une noirceur totale. Le microcosme politique espagnol apparaît comme un monde ultra corrompu et pourri jusqu’à la moelle. À l’instar d’Adrián, personne n’est honnête et personne ne croit en ses idées. D’ailleurs, personne n’A d’idées. Vers la fin de l’ouvrage, une haute fonctionnaire de l’Union européenne résume la situation avec rage. Car les scandales ne font que desservir ce projet politique aussi complexe qu’ambitieux qu’est l’Union européenne.

« L’européisme régresse dans tout le pays…Nous devons reconquérir le cœur des citoyens…et la gabegie espagnole n’y aide pas…

La corruption du PDP contamine d’autres partis, y compris d’autres pays…L’idée que tous les politiciens mentent et volent se diffuse à travers l’Europe…

Pour couvrir votre corruption, vous intimidez des juges et des journalistes…La police aussi…Vous avez créé une « brigade politique » au service de votre parti…Un pays comme l’Espagne ne peut pas tomber si bas…Pas au sein de l’UE… » (p. 141)

Les chiffres sont accablants, et je dirais même à tomber par terre.

« En ce moment, la corruption en Espagne représente quelque 90 milliards par an, soit 8% du PIB…

Dans votre seul parti, mille personnes sont traînées en justice…Tout le monde tape dans la caisse 

Et maintenant, ce jugement qui vous qualifie d’organisation criminelle…Si on tirait sur ce fil, les élections des douze dernières années pourraient être invalidées…» (p. 141)

Le mensonge en politique

Bien évidemment – et malheureusement –, la réflexion de cette BD sur la corruption et le mensonge en politique dépassent les frontières espagnoles. Les auteurs dénoncent un système qui les touche et les révolte à titre personnel, en tant que citoyens espagnols, mais n’importe quel individu de cette planète peut y retrouver des pratiques politiques avérées dans son pays.

Le thème principal de cet album n’est pas seulement abordé à travers l’intrigue. Il est aussi traité de manière frontale dans des espèces d’apartés, lors desquels nous sommes plongés au cœur des pensées, ou plutôt des calculs des personnages. Voici donc une sélection des vérités les plus marquantes de l’ouvrage.

Le masque social

L’appartement d’Adrián comporte une pièce dont les murs sont recouverts de masques, lesquels renvoient, de la manière la plus cynique et assumée qui soit, au calcul politique. Le lecteur ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre ces masques et les têtes tranchées des conseillers municipaux. Qu’en déduire ? Bas les masques ? L’artiste soupçonné de les avoir tués a-t-il voulu mettre à mort la mascarade politique en exhibant des vrais visages ? Libre à chacun d’interpréter ce rapprochement comme bon lui semble, mais revenons-en au discours d’Adrián sur le masque social.

« Nous sommes tous des personnes…Autrement dit, des masques…Les Grecs nommaient Personne le masque que portaient les acteurs pour monter sur scène…

Nous n’avons pas de personnalité, mais simplement un ample éventail de personnages que nous adoptons selon les situations…Il n’y a pas un moi, seulement des circonstances…

Et nous aurons autant de moi que de situations différentes…Nous sommes la personne qui nous arrange à chaque moment donné ou celle qu’on nous pousse à être… » (p. 40)

Je trouve sa réflexion très juste et j’ai toujours gardé ce constat – car je n’ai pas attendu de lire Moi, menteur pour le faire – dans un coin de ma tête. De quoi mettre en difficulté les coachs en développement personnel qui vivent de la connaissance de soi.

J’ai toujours remarqué que les personnalités étaient mouvantes, qu’il était presque impossible de définir quelqu’un – encore moins soi-même. Les personnalités ont certes une base, mais elles sont en perpétuelle adaptation par rapport à un environnement donné.

La puissance absolue et mortifère du verbe en politique

Elle est infinie. Inutile de regarder du côté des victoires passées et récentes des démagogues, les seules campagnes présidentielles sont là pour nous le rappeler tous les cinq ans. Mais le langage politique est capable de bien plus que de remporter des élections. Il peut gargariser les foules et les pousser au sacrifice dans un contexte de guerre. La manipulation est totale et une fois encore, le cynisme parfaitement assumé.

« Pour Dieu, pour la patrie, pour la révolution, pour le parti, pour le leader…La cause importe peu…Ce qui compte, c’est le degré d’adhésion…

On peut appeler cela patriotisme ou fanatisme, mais là réside la puissance suprême du langage…

Le discours politique est le triomphe du verbe…Capable de convaincre l’électeur qu’il participe du récit…À elle seule, l’ingénierie lexicale accomplit la programmation mentale…

Inutile de menacer…Encore moins de tuer…Ce sont des vestiges de l’époque où nous ne disposions pas des outils actuels de persuasion… » (p. 57)

« Au commencement était le Verbe » : le populisme tout-puissant

Dans le prolongement de l’idée précédente, un Congrès qui réunit tous les populistes – revendiqués, bien évidemment ! – d’Europe donne lieu à une analyse criante de vérité sur la puissance de ces mouvances. Le discours est si important qu’il supplante les actes. Le vide devient substance par la seule force des mots. L’intervenant sur la scène ne mâche pas les siens.

« Le populisme radical a réussi à dépasser l’opposition traditionnelle libéralisme-marxisme…Une bonne stratégie de communication permettra bientôt de l’imposer…Car le populisme se nourrit davantage de discours que d’actions…

L’unique action possible est dictée par les marchés…La politique n’est qu’un récit…Un récit invérifiable…On peut donc introduire ce que l’on veut dans l’histoire…

À l’ère de la communication, le rôle du langage a changé…Ce n’est plus la chose qui a besoin d’être nommée…C’est le nom qui fabrique la chose…

Plus le message sera brutal, plus le débat durera longtemps…C’est pourquoi nos messages nos messages ne doivent pas être véridiques, mais brutaux… » (p. 139)

On le constate régulièrement dans le débat public. Les populistes ne cherchent pas à proposer des solutions viables et encore moins à agir, mais à secouer les masses avec des paroles qui choquent ou au moins qui interpellent. Pas étonnant que ce soient Zemmour & co qui fassent de l’audience.

Les conseillers politiques au service des dangereux psychopathes qui nous gouvernent

L’analyse politique n’empêche pas d’observer les individus aux plus hautes fonctions sous la loupe de la psychologie. On se doute bien que la politique au sens contemporain – et non grec – du terme est réservée aux fous ; il faut une sacrée dose de mégalomanie pour accepter de prendre autant de coups dans le but d’exercer son pouvoir sur les autres.

Dans Moi, menteur, le politique dépeint veut diriger à tout prix – et le prix est immense, en effet – pour soi et non pour accomplir ce qui semble juste pour le bien commun. Les autres ne sont qu’un moyen et non une fin. Or quelle est la principale caractéristique du psychopathe si ce n’est le manque d’empathie ?

« Ils sont malades…Les gens ne savent pas que nous sommes gouvernés par de véritables fous…Mégalomanes, narcissiques, paranoïaques, psychopathes, cleptomanes, ivrognes… 

Seuls les malades peuvent accéder aux postes de pouvoir…Les puissants pensent que leur vie vaut plus que celle des autres…

Ils vont jusqu’à juger que ceux qui ne s’identifient pas à eux méritent la mort…La mort politique et, s’il le faut, la mort tout court…

Voilà en quoi consiste l’exercice du pouvoir…» (p. 145)

Mais ces personnalités se nourrissent de et nourrissent toute une cour. Le personnage d’Adrián incarne à merveille ces conseillers cyniques aux dents longues, principaux artisans d’un système politique pourri de l’intérieur.

« Les conseillers participent à leur égolâtrie…Un bon conseiller peut convaincre n’importe quel imbécile de son génie…Au fond, c’est cela, notre travail… » (p. 145)



Sauter des gratte-ciel, Julia von Lucadou

Comme pour le précédent livre, je suis tombée sur Sauter des gratte-ciel au hasard d’une déambulation dans les petites allées de la bibliothèque municipale. Parfaite illustration du titre, la couverture m’intriguait. D’après la quatrième de couverture, il s’agissait d’une dystopie écrite par une jeune romancière germanophone. Pourquoi pas ? Le concept d’athlètes qui sautent des gratte-ciel vêtues d’un Flysuit m’a convaincue d’emprunter cet ouvrage. Sans surprise, le style est simple et efficace, au service d’une intrigue assez prenante. Pas étonnant, donc, que ce page turner publié en 2021 chez Actes Sud ait remporté le Prix suisse de Littérature.

Résumé

Dans un futur hyper connecté qui a l’air bien présent, il y a la ville d’une part et les périphéries de l’autre. La ville aseptisée et ses gratte-ciel se méritent. Pour tout le reste, il y a les périphéries : sales, laides et lointaines, elles abritent les parias de la société. Riva en vient et a travaillé dur pour vivre dans l’un de ces gratte-ciel depuis lesquels elle saute avec grâce. L’athlète est une star adulée pour ses performances hors du commun en partie réalisées à l’aide de son Flysuit, une combinaison spéciale qui l’arrête à l’approche du sol.

Mais dès les premières pages, on apprend que Riva ne veut plus sauter. Comme ça, sans donner d’explications, elle s’enferme dans un mutisme que même Richard, son mentor, n’arrive pas à briser. Les sponsors de la jeune athlète font alors appel à la société PsySolutions pour remettre la brebis égarée dans le droit chemin. C’est là que commence le récit narré du point de vue d’Hitomi, la jeune psychologue chargée de l’observer…

L’arroseur arrosé

Peu à peu, l’intrigue se déplace en direction de la psychologue elle-même. Non sans rappeler ce chef d’œuvre du cinéma allemand qu’est La Vie des autres, la personne chargée d’observer/écouter les autres finit par en apprendre bien plus sur elle-même que sur l’objet de son travail. Dans une prise de conscience progressive et n’autorisant plus aucun retour en arrière, Hitomi se découvre prisonnière d’un système politique qui la dépasse et contre lequel elle se rebellera. Comme dans le film évoqué, cette rébellion lui vaudra sa carrière et sa place dans la société.

Hitomi est le double de Riva. Elles étaient toutes deux promises à un bel avenir grâce à leur talent, mais surtout à leur travail acharné. Riva est parvenue à s’extraire des horribles périphéries pour devenir, avec ses nombreux followers sur les réseaux sociaux, un richissime centre de l’attention des médias. Hitomi est quant à elle un pur produit du système d’éducation bien huilé de cette société dystopique. Ses « bio-parents » ne l’ont pas élevée puisqu’elle a été confiée dès le plus jeune âge aux institutions chargées d’en faire une travailleuse exemplaire. Elle suit donc ce parcours tout tracé et devient une brillante psychologue dont la vie entière se résume à sa profession. Comme tous les citoyens des villes, son quotidien est tracké pour optimiser sa santé, ce qui inclut son activité physique, son sommeil, son alimentation et son niveau de stress. Pour l’anecdote, même ses rendez-vous galants et leurs éventuelles suites sont gérés par une application – et ni la vie de couple ni le sentiment amoureux ne semblent envisageables par le système.

Bref, le lecteur en apprend plus sur Hitomi que sur Riva. Et la vie de la jeune psychologue permet de dévoiler le fonctionnement d’un régime totalitaire où les citoyens sont surveillés et déshumanisés.

Une société fictive qui alerte sur le réel

De la résilience à la soumission, il n’y a qu’un pas

Comme toujours dans les dystopies, la fiction s’appuie sur le réel en l’étirant, et ce que le lecteur découvre dans le roman se transforme en menace pour lui-même. Sauter des gratte-ciel met en avant de nombreux travers de nos sociétés, comme cette obsession pour la résilience à coups d’exercices forcés de méditation. En l’occurrence, c’est l’apologie de la soumission. Ainsi la jeune Riva a toujours obtenu des scores de résilience élevés pendant sa formation ; il est donc surprenant qu’elle se rebelle tout à coup du haut de ses vingt-quatre ans.

Voici comment la résilience est enseignée par les psychologues du régime.

« Pendant nos études, nous avons appris à animer des entraînements à la résilience. Nos clients, des managers comme Master [N.D.L.R : le chef d’Hitomi], se déplaçaient dans la pièce, un crayon à papier en équilibre sur la tête, pour comprendre ce que c’est de n’être pas sûr de soi. De perdre l’équilibre. Le contrôle. Ils prenaient ces exercices au sérieux comme ils prenaient au sérieux toutes les tâches qui leur étaient confiées dans le cadre professionnel. » (p. 149)

Mais ce qui est le plus intéressant dans l’histoire, c’est l’aveu de soumission volontaire. Les Hommes ne sauraient être fondamentalement abrutis par un régime, car le bon sens prend le dessus dans leur esprit, mais leurs actes restent en conformité avec la doxa.

« nous avions tous conscience que cet exercice devait leur paraître complètement absurde. Aucun des hommes, aucune des femmes que nous entraînions, pas plus que nous-mêmes, ne pouvait imaginer une réelle perte d’équilibre. Nous étions trop consciencieusement voués à notre stabilité. » (p. 149)

L’hyper connectivité au service du culte de la performance et de la déshumanisation

Le culte de la performance que nous subissons tous est poussé à l’extrême dans cette dystopie. Et pour cause : les individus sont entièrement trackés – cf. les détails du tracking mentionnés plus haut – en vue d’améliorer leurs performances. Car cela reste le but ultime de cette surveillance des différents indicateurs de bien-être : on ne s’inquiète pas du manque de sommeil ou de la santé mentale des citoyens par altruisme, mais bien pour en extraire le meilleur.

Il y a les winners qui ont le privilège d’habiter de luxueux appartements dans les gratte-ciel de la ville, et les losers relégués aux périphéries insalubres. La sociologie des villes actuelles est à peine exagérée dans ce roman. Il suffit de comparer Paris aux banlieues – seule la hauteur des immeubles est inversée par rapport à cette fiction – ou encore de regarder le coût de la vie à Manhattan. Sauter des gratte-ciel apparaît comme une étape supérieure dans le cauchemar de la discrimination et de la déshumanisation.

En effet, les personnes qui vivent dans les périphéries n’ont plus aucune valeur.

Voici ce qui arrive à notre narratrice après sa chute, car contrairement à Riva pendant ses heures de gloire, elle ne saute pas vêtue d’un Flysuit et s’écrase bel et bien socialement.

« Nous avons tous déjà examiné nos credit scores, l’état de notre corps, notre courbe de performance, notre statut social, et constaté que nous ne pouvions plus rendre aucun service à la société. Que la dégénérescence de notre corps, de nos forces mentales ou de notre potentiel de productivité était déjà irrémédiablement engagée. » (p. 272)

Des mots qui résonnent malheureusement avec l’évolution actuelle de notre société, et même avec l’actualité. En repoussant l’âge légal de départ à la retraite, le message est clair : la société a besoin d’extraire nos forces quelques années de plus.

Mais le roman pousse le raisonnement du culte de la performance jusqu’au bout. Si vous ne servez plus à rien, autant mourir. Vous entendez la même petite musique que moi ? Celle qui parle de « ceux qui ne sont rien », celle qui annexe l’humanité d’un individu à sa contribution au fonctionnement de la société capitaliste et plus précisément à la performance.

C’est alors que la technologie est mise au service du suicide assisté. Les choses ne se passent pas dans les larmes et le sang, mais de manière high tech, proprement et en toute déshumanité. Ainsi la mémoire individuelle est manipulée au moyen d’applications. Tout comme – pour citer un exemple de ce que nous connaissons à l’heure actuelle – ce qui n’est pas posté en story n’a jamais existé, ce qui est effacé des memory apps personnelles n’a jamais existé. À noter que la manipulation de la mémoire et plus généralement de l’Histoire est un classique des régimes totalitaires, que l’on retrouve dans 1984 de George Orwell ou encore dans Cristallisation secrète de Yoko Ogama.

« le service de données de ChoiceofPeace™ traite les memory apps personnelles de manière qu’elles ne présentent plus de potentiel de regret. Les souvenirs négatifs sont effacés, et des souvenirs positifs ajoutés. En fonction de leur état mental, les patients peuvent avoir recours à un profil de données complètement artificiel, les images génériques d’une vie bien remplie. Ce sont ces profils artificiels qui obtiennent les meilleurs résultats en matière d’emotional index. » (p. 272)

Le tout permet de créer un bien-être artificiel et d’achever correctement les gens improductifs au crépuscule de leur vie. Ils partent donc en paix. Comme quoi, avec la technologie, tout est possible.



Rêvoir, Hélène Cixous

Bien en évidence sur un présentoir de la bibliothèque municipale, Rêvoir d’Hélène Cixous me faisait de l’œil. Je ne connaissais l’autrice que de nom, alors je me suis dit que c’était le moment de la découvrir ; son dernier opus m’attendait. Erreur ! Ce livre est à la limite de l’ésotérisme et il m’a fallu bien des pages pour arrêter de m’arrêter à chaque phrase, pour ne plus essayer de tout saisir et finalement accepter de me laisser porter par les mots. Oh miracle ! C’est ainsi que j’ai pu être séduite par certains passages. Le secret est de le lire vite, on n’est pas à l’abri d’une surprise, voire d’une émotion.

Bon sang, mais de quoi parle ce livre ?

D’après les indications données par la narratrice au début de l’ouvrage, le rêvoir est un néologisme qui désigne une sorte de boîte mentale à rêves. C’est à partir de cette précieuse réserve soumise aux aléas de la mémoire que le « je » construit alors son récit de confinement à partir du funeste mois de mars 2020. Avec sa succession de strates de rêves, il n’est pas sans rappeler le film Inception, cet horrible « mind-fucker ». Entre l’histoire familiale, transmise grâce à l’oralité, d’une mère juive allemande qui a dû fuir et le présent incarné par la chatte Haya, Rêvoir offre quelques moments de liberté. La promesse du titre est globalement tenue.

Mémoires de confinement

Fort heureusement, Cixous nous a épargné la publication d’un journal de confinement, une vulgaire prise de notes retraçant un quotidien d’intello privée de sorties physiques. Rêvoir, c’est tout le contraire. Au lieu de parler de journal, préférons la polysémie du mot « mémoires ». Dans ses écrits, la narratrice vogue de souvenir en souvenir. Or les circonstances exceptionnelles présentes – à savoir une pandémie mondiale saupoudrée du discours belliqueux du chef d’État -, font écho à l’histoire familiale. Les événements se renvoient la balle de manière récurrente : le présent de la narration à la première personne convoque le passé des ancêtres, et le passé des ancêtres éclaire de toute sa noirceur le présent confiné. Il n’est pas question de comparer l’incomparable, mais qui se souvient de la marée de Parisiens/d’anciens Provinciaux fuyant en catastrophe leur minuscule appartement pour de plus grandes demeures campagnardes la veille d’un enfermement annoncé ?

« sur le fond enluminé de la mémoire la scène ancestrale de l’exode, génération après génération, ma grand-mère, ma mère, avant le jour, on part avec rien, juste le sac à dos, images de vie et de mort, on n’est jamais préparé » (p. 30)

Mais le travail sur la mémoire se heurte inexorablement aux limites de l’écriture. Tout ce qui traverse notre esprit est instable, mouvant, et glisse entre les mains de l’écriture, cette vaine tentative de fixer les choses. La narratrice, trop consciente d’une telle impasse, semble désemparée.

« Rien à dire, qui puisse atteindre l’endurance de l’écriture. Rien où l’écriture puisse poser son tapis le temps de tisser une phrase. Rien où.

Et l’expérience salutairement humiliante : maintenant, tout écrit perd son éclat, sa valeur, sa raison surtout, le jour même de son émission. Pensée ? Périmée. Les compléments et adverbes de temps en prennent un coup. Il n’y a que « maintenant » qui tienne. Parce que c’est un indicateur de l’énonciation, dit ma fille. Toutes les conditions naturelles et nécessaires à la, même rapide, cristallisation, ou maturation d’une page, d’une réflexion : momentanéisées, pulvérisées. » (p. 30)

Une musicalité déroutante

Si Rêvoir est difficile à comprendre, c’est à cause de son style particulier. Le lecteur a l’impression d’un flux de pensée ininterrompu, d’une écriture qui se déploie en même temps que viennent les idées et les souvenirs à l’esprit de la personne qui immortalise le tout sans tri. En parlant de mort – thème récurrent tout au long de l’œuvre, vous vous en doutez, vu le contexte –, voici un passage parmi tant d’autres pour illustrer cette prose qui fonctionne par associations d’idées.

« Moyen Pire : maladie et donc fin. Le pire alors est mal-mourir, mourir avant de mourir, mourir par enlèvement aux siens, aux prunelles des yeux, chats, genre « enterrement vivant ». C’est un bien mauvais pire. C’est toujours la peur de la mort manquée, qui déjà précipite

Grand Pire : abandon des aimés, arrachement mutilant d’enfants : chats : chiens.

On l’a su ce n’est pas mourir ou mort qui est le Pire Pire, c’est le long voyage qui peut durer vivre ou durer mourir encore six mois encore cent mois encore sans moi, en corps sans moi. La Chance qu’ils ont eu ceux qui ont eu le corps entouré, la peur accompagnée, certains parmi les Ombres derniers arrivés sur le Quai du Léthé, se félicitent d’être morts juste à temps

Tu ne croyais pas si bien mourir mon bien-aimé » (p. 65)

Dans cet extrait assez représentatif du reste de l’ouvrage, on voit bien le jeu sur les homonymies, mais aussi quelques libertés prises avec la ponctuation. Celles-ci permettent de revendiquer un parti pris : la musicalité et non une pensée froide et structurée. Il ne s’agit pas de construire un raisonnement, mais bien de retranscrire ce qui vient à l’esprit de la narratrice. La langue se met au service des émotions en jouant sur les sonorités et le lecteur se surprend à entendre le texte dans sa tête. Car celui-ci est avant tout une voix, il se ressent plus qu’il ne se comprend. D’où ma mention du « lâcher prise » en introduction de mon article. Ce n’est qu’en écoutant cette voix au moment de la lecture, en se laissant porter par ce jeu en continu sur les mots à la Claude Nougaro, que l’on peut vraiment saisir Rêvoir. Et ce passage sur le « mourir à temps », et donc ne pas souffrir, en est la preuve. Il vous parle beaucoup plus que n’importe quelle argumentation sur le thème de la fin de vie et de la maladie.

Rêvoir sur fond noir

Malgré un titre porteur d’espoir et synonyme de liberté, ces mémoires de confinement ont été écrits sur fond sombre. Nous avons très rapidement oublié le COVID, un drame – la guerre en Ukraine – en chassant un autre. Or un tel livre nous rappelle l’ambiance qui régnait en mars 2020, quand Cixous commence la rédaction de son Rêvoir : la mort rôdait partout, la fin du monde n’était pas proche, on était en plein dedans.

« Je crains qu’aucune espèce d’avenir, futur, futurité, temps ultérieur ne puisse proposer une clef.

Comme Tout-Le-Monde, en cette année de circonstances surnaturelles, on se raccroche à des clichés communs, et sans force, on use beaucoup de fin-du-monde, apocalypse, catastrophe mondiale, mais aucune de ces expressions ne peut boucher le trou dans la coque de la planète.

Le monde craque de tous les côtés […]

Le corps de la planète est fendillé d’abcès, de plaies étroites et profondes par où font surface, échappés aux abîmes, des millions d’inhumains venimeux. Tout ce qui a été refoulé revient : cruautés, mensonges, lâchetés, délires omnipotents » (p. 189)

Juste après cette métaphore très pertinente du naufrage du bateau-monde, la narratrice revient sur le thème de la mort « à temps » évoqué ci-dessus.

« heureusement que maman a pris la porte de sortie avant la calamité. » (p. 189)

Le « je » revient sans cesse aux mêmes thèmes, sa mère et la mort, car le procédé d’écriture veut cela. En effet, nous ne sommes pas dans un roman avec une intrigue qui progresse, mais dans un récit qui se contente de suivre les cheminements de pensée de sa narratrice. Alors si quelque chose – en l’occurrence la pandémie qu’elle est en train de vivre – lui fait penser à un thème déjà évoqué, elle revient vers lui et le complète, sans pour autant radoter.

Ode à la liberté

Terminons malgré tout sur une note positive, à savoir l’ode à la liberté que représente le rêvoir. Car pour être restée moi-même seule pendant toute la durée du confinement et avec très peu de contacts virtuels avec mes proches, je peux confirmer une chose que tout le livre semble nous rappeler : on n’est jamais aussi libre qu’enfermé. Encore faut-il avoir son propre rêvoir, être libre dans sa tête – comme Diego, injustement emprisonné…Bref ! Je suis très sérieuse.

La narratrice revient assez souvent sur les chats comme incarnations de la liberté, en particulier dans le dernier chapitre intitulé « La mémoire est une chatte ». Elle rentre, elle sort, ne sait pas ce qu’elle veut, nous joue des tours. Quoi qu’il en soit, elle est totalement libre.

Mais dans cet extrait, l’auteure reprend un autre symbole de la liberté en littérature et dans l’inconscient collectif : l’oiseau. Ajoutez à cela une petite pique sur la lutte des classes, et le tout est délicieux.

« je me rappelle des chants de libération des coqs invisibles […] ces notes musclées et triomphantes, bassons et parfois tambours de ces oiseaux paysans qui font rire les oiseaux des hauteurs surélevées » (p. 120)

Et quand nous sommes officiellement libres car en paix, notre bruit couvre celui des oiseaux. Ils retrouvent alors toute leur liberté grâce à la pandémie.

« contraints au mutisme depuis 1945 jusqu’en mars 2020 les oiseaux dès le 19 mars s’étaient dépêchés dans l’air si longtemps interdit […] un peuple divers, multi-espèce, répond oui oui oui au premier appel de cette divinité aussi vitale que l’air et la lumière, et que nous, les respirants humains, appelons « liberté »

Chant des chats :

À bas le plafond

Après le plafond

Vers le haut sans fond

Je suis l’oiseau quadrupède

Le rêve de ma mère » (p. 120)

Mais par quoi passe la liberté si ce n’est par l’écriture ? Fort heureusement, le constat déprimant de la narratrice vis-à-vis de l’incapacité de l’écriture à fixer les pensées qui la traversent est nettement compensé vers la fin de Rêvoir. Car même si l’écriture ne parviendra jamais à retranscrire exactement ce qui parcourt nos êtres, c’est grâce à elle que s’exerce notre liberté. Elle donne les preuves des émotions ressenties, et donc de nos existences mêmes. Sans la langue, le rêvoir-échappatoire existe-t-il vraiment ? Bien sûr que non, puisqu’il n’aurait aucune forme, aucune consistance. La pensée est mots, les rêves et la mémoire aussi. Les mots sont l’arme de l’écrivain confiné et libre. Il lui doit tout quand le monde s’écroule autour de lui.

« Heureusement il y a la langue, sa pulsion de rire, sa trésorerie » (p. 149)

Et je terminerai par ce merveilleux témoignage d’écrivain qui met à mal ce mensonge absolu qu’est l’angoisse de la page blanche. Je confirme, à mon petit niveau de bloggeuse et d’écrivaine du dimanche non publiée : les mots viennent en écrivant aussi naturellement que l’appétit en mangeant.

« même quand je crois n’avoir, ne contenir, aucune phrase ou réflexion à déposer à la garde du papier, même quand j’ai la bouche pleine de cailloux insipides il s’avère que pour peu que j’approche le stylo de la surface vide et blanche aussitôt ces deux-là font couple, s’épousent s’expriment, s’estiment et le style n’a plus qu’à suivre les traces invisibles qui s’allument à son approche sur les sentiers du cahier.

               Je dois la vie à notre ancêtre la plus d’oie » (p. 120)

Que notre liberté puisse s’exprimer grâce à un oiseau n’étonnera personne. La boucle est bouclée.



La Domination masculine, Pierre Bourdieu

Dans ma PAL depuis longtemps, j’ai enfin eu l’occasion de lire cet essai aussi court qu’exigeant dont l’approche sociologique de la domination masculine est le fondement même du combat féministe. En effet, il est primordial de comprendre l’origine et les mécanismes d’une domination sociale si on souhaite lutter contre elle et rêver à s’y soustraire. La Domination masculine n’est pas un ouvrage militant et le sociologue Pierre Bourdieu adopte une méthode scientifique pour analyser ce phénomène puisqu’il se fonde sur une étude anthropologique de la société kabyle.

On pourrait résumer ses observations en détournant une formule bien connue : « on ne naît pas homme, on le devient ». Les habitus – pour reprendre le terme scientifique employé dans le livre – ou prérogatives – pour dire ce que deviennent, in fine, ces habitus au sein de l’ordre social – masculin(e)s que l’on attribue bêtement à la biologie et que l’on s’imagine donc naturel(le)s sont en réalité des constructions sociales. Comme d’habitude dans mes analyses, je développerai les idées qui m’ont le plus interpellée.

Le mythe de la virilité

Bien avant le livre d’Olivia Gazalé paru en 2017 consacré au mythe de la virilité, Bourdieu s’attaque à cet aspect essentiel à la domination masculine. Il n’emploie pas le terme de « mythe » et ne retrace pas non plus son histoire, mais je pense que la notion de mythe est appropriée pour qualifier une telle construction de la société. La virilité est à la fois imaginaire, car créée de toutes pièces, avec des manifestations toujours contestables et contestées, et bien réelle car elle est constitutive de la division sexuelle des rôles au sein d’une société patriarcale. Pour le dire autrement, elle définit l’identité masculine et de fait, elle est également constitutive de la domination masculine.

Comme le rappelle Bourdieu, la virilité s’infiltre partout dans notre société. Tout d’abord dans ces lieux clos traditionnellement masculins et donc bien connus pour leur niveau de pression sociale à la limite du supportable, ceux qu’il appelle les « « institutions totales », […] comme les prisons, les casernes ou les internats » (p. 59). Par ailleurs, de manière plus diffuse et à mon avis encore dominante dans le monde du travail actuel, la virilité caractérise ces « nouveaux patrons de combat qu’exalte l’hagiographie néo-libérale et qui, souvent soumis, eux aussi, à des épreuves de courage corporel, manifestent leur maîtrise en jetant au chômage leurs employés excédentaires. » (p. 59) À noter que Pierre Bourdieu n’a de cesse de critiquer le capitalisme dans son œuvre, et que bon nombre d’auteurs le considèrent comme marxiste. Sa critique de la virilité dans son lien avec le capitalisme dans ce qu’il a de plus inhumain n’étonnera donc personne.

Quant à la définition de la virilité, elle s’avère aussi simple qu’indiscutable : « une notion éminemment relationnelle, construite devant et pour les autres hommes et contre la féminité, dans une sorte de peur du féminin, et d’abord en soi-même » (p. 59). Est donc valorisé ce qui s’oppose au féminin, par peur – la peur étant fondatrice de tout rejet de l’Autre – d’être un tant soit peu identifié à celui-ci.

L’hétéronomie des femmes

Dans son chapitre intitulé « Amnanèse des constantes cachées », le sociologue aborde la terrible hétéronomie des femmes, laquelle est, je dirais, à la fois une conséquence et une explication de la domination masculine. C’est l’histoire de poule et de l’œuf, en somme.

Par opposition à l’autonomie, soit la faculté d’agir selon ses propres lois, l’hétéronomie désigne la dépendance à des forces extérieures. Or comme l’indiquait la réflexion de Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe, la femme est l’Autre par excellence. Dans nos sociétés androcentriques où tout est abordé du point de vue masculin, la femme se définit par ce regard. Elle est objet, tandis que l’homme est sujet.

Ce comble de la domination explique bien des choses, en particulier cette injonction à la féminité qui oblige les femmes à se montrer douces et en retenue. Bourdieu qualifie ces manières d’être attendues de « complaisance à l’égard des attentes masculines, réelles ou supposées, notamment en matière d’agrandissement de l’ego. » (p. 73) C’est pourquoi « le rapport de dépendance à l’égard des autres (et pas seulement des hommes) tend à devenir constitutif de leur être. »

Cette domination masculine qui transforme, des fait, les femmes en objets, est également à l’origine de leur triste besoin de plaire. Celui-ci les rend d’autant plus enclines « à attendre beaucoup de l’amour, le seul capable, comme le dit Sartre, de procurer le sentiment d’être justifié dans les particularités les plus contingentes de son être, et d’abord de son corps. » À partir de là, la voie est ouverte à tous les excès du capitalisme qui cherche à profiter de la situation de ces prisonnières d’un corps réel qui ne ressemblera jamais à un corps idéalisé. Car pour conclure sur ce point, ces objets du regard masculin « sont continûment orientés dans leur pratique par l’évaluation anticipée du prix que leur apparence corporelle, leur manière de tenir leur corps et de le présenter, pourra recevoir (de là une propension plus ou moins marquée à l’autodénigrement et à l’incorporation du jugement social sous forme de gêne corporelle ou de timidité) » (p. 73 – 74)

L’hétéronomie des femmes entraîne donc une dépendance à l’amour, laquelle ne peut être que source de déceptions, mais aussi un jugement permanent qui mène à l’autocensure et au manque de confiance en soi.  Cette « timidité » dont parle l’auteur peut être observée de façon généralisée chez les femmes en société. Celles-ci osent beaucoup moins que ces sujets autonomes que sont les hommes, habitués depuis toujours à faire avancer leur propre existence en toute autonomie. Les objets, eux prennent moins de risques et sont habitués au/à la crainte du dénigrement d’autrui, que ce soit dans le monde du travail où dans l’espace public, comme dans la conduite automobile pour citer un exemple très concret.

Les femmes intégrées au marché du travail, oui mais…

Dans « Permanences et changements », Bourdieu s’attaque à la domination masculine qui s’exerce dans le marché du travail. L’analyse de cette domination est bien évidemment fondée sur une critique du capitalisme.

C’est un fait depuis des décennies, les femmes font massivement partie du marché du travail, mais reste à savoir quels postes elles exercent. Sans surprise, on les trouve en majorité parmi les dominés au sein de la pyramide capitaliste : « elles ont partie liée avec l’État social et avec les positions « sociales » à l’intérieur du champ bureaucratique, ainsi qu’avec les secteurs des entreprises privées les plus vulnérables aux politiques de précarisation ». (p 100) Elles deviennent alors les premières victimes du néo-libéralisme tendant à affaiblir le rôle social de l’État et à exercer parallèlement une pression croissante sur le marché du travail et sur les salaires.

Quid des femmes à des postes de pouvoir ? Le constat est malheureusement tout aussi sombre. « Les positions dominantes, qu’elles sont de plus en plus nombreuses à occuper, se situent pour l’essentiel dans les régions dominées du champ du pouvoir, c’est-à-dire dans le domaine de la production et de la circulation des biens symboliques (comme l’édition, le journalisme, les médias, l’enseignement, etc.). » Mais ce n’est pas tout, elles doivent en plus de cela fournir un double effort lié à leur condition sociale de femme, à savoir d’une part prouver leur légitimité car elles seront toujours plus soupçonnées d’incompétence que les hommes et d’autre part « bannir toute connotation sexuelle de leur hexis corporelle et de leurs vêtements ». Car pour rappel, les femmes sont avant tout perçues comme des objets sexuels et il leur faut accomplir un effort supplémentaire pour effacer tant bien que mal cette dimension de leur être-perçu lorsqu’elles veulent paraître crédibles sur le plan professionnel.

Bourdieu explique une telle répartition du pouvoir entre les hommes et les femmes par deux facteurs qui se renforcent mutuellement tout en paraissant contradictoires : le « coefficient symbolique négatif » (p. 100) qui sépare les femmes des hommes, et la séparation des femmes les unes des autres. Derrière le concept en apparence compliqué du coefficient symbolique négatif se cache simplement ce que j’ai sous-entendu à la fin du paragraphe précédent. Pour dire les choses trivialement, tout est plus difficile quand on est femme car il y a un préjugé négatif à subir d’emblée. À l’instar de la couleur de peau des Noirs ou de « tout autre signe d’appartenance à un groupe stigmatisé », ce coefficient symbolique négatif « affecte négativement tout ce que [les femmes] sont et ce qu’elles font ». À l’origine de « différences homologues », il explique ce qu’ont en commun une femme PDG qui doit affronter l’immense pression de diriger des hommes et tout simplement d’évoluer dans un monde d’hommes, et une femme ouvrière dans la métallurgie qui subit des « épreuves liées au travail en milieu masculin, comme le harcèlement sexuel » (p. 100).

Quant au deuxième facteur de séparation des femmes les unes des autres, il est assez paradoxal, puisque toutes ont ce point commun a priori rassembleur : elles subissent la domination masculine. Mais les forces sociales qui s’exercent sur les individus en les séparant sont toujours plus fortes que celles qui les rassemblent. Ainsi les femmes sont sujettes à « des différences économiques et culturelles qui affectent entre autres choses leur manière objective et subjective de subir la domination masculine » (p. 101). C’est la double peine : il y a « minoration du capital symbolique entraînée par la féminité » et en même temps différences socio-culturelles dans l’expérience même de la domination masculine.

Mais au-delà de cette répartition statistique à l’intérieur du monde du travail, la répartition entre cette sphère et la sphère privée est éloquente. La division anthropologique entre le masculin et le féminin continue d’opérer dans nos sociétés. C’est là que le titre du chapitre, « Permanences et changements », prend tout son sens. Ainsi les hommes continuent d’occuper l’espace public et les instances de pouvoir, tandis que les femmes restent maîtresses de l’espace privé, du foyer. Incluses dans le salariat, elles sont très majoritaires dans des domaines qui, selon Bourdieu, ne sont autres que des extensions de la sphère privée, tels que l’hôpital, l’enseignement ou encore ce qu’il appelle la « production symbolique (champs littéraire, artistique ou journalistique, etc.) » (p. 101). Comme par hasard, ce sont là les métiers les plus injustement rémunérés.

Et bien évidemment, c’est la voie que j’ai choisie. Or comme tous les choix, le mien ne saurait être purement individuel et personnel. Comme l’explique Bourdieu, les structures très anciennes de division sexuelle du travail agissent à travers « trois principes pratiques » que les femmes et leur entourage appliquent à leurs choix. Premièrement et comme indiqué au paragraphe précédent, les rôles dans le prolongement du foyer conviennent plutôt aux femmes. Deuxièmement, « une femme ne peut avoir autorité sur des hommes, et a donc toutes les chances, toutes choses étant égales par ailleurs, de se voir préférer un homme dans une position d’autorité et d’être cantonnée dans des fonctions subordonnées d’assistance » (p. 101). Troisièmement, l’homme est plus doué pour la technique et le maniement des machines. En conclusion, que personne ne vienne nous dire que les femmes n’ont qu’à faire d’autres choix de carrière si elles veulent sortir de la précarité !

Rappelons que cet essai est une étude sociologique et non un programme politique ou militant. Comme avec l’excellentissime Pourquoi l’amour fait mal d’Eva Illouz, on risque de se retrouver les bras ballants et encore plus démoralisé une fois la lecture terminée. Car certes, on comprend mieux les choses, mais comment se dire que scientia potentia est et ne pas sombrer dans le marasme tant les forces à l’œuvre dans la domination masculine nous dépassent ?



Le Fils de l’homme, Jean-Baptiste Del Amo

Ne me demandez pas pourquoi j’ai ouvert ce bouquin. Je n’en sais fichtrement rien et crois que je suis tombée dessus en traînant ma vieille carcasse à la bibliothèque municipale. Le titre me disait sans doute quelque chose suite à une apparition dans La Grande Librairie. Bref, j’ai trouvé cette histoire malheureusement bien ennuyeuse et étouffante. Cette dernière émotion peut être produite par un livre haletant, mais ce n’est pas le cas ici.

Résumé

Le Fils de l’homme, c’est l’histoire, racontée par un narrateur omniscient, du retour du père auprès de la mère et du fils. Aucun des trois protagonistes n’a de prénom. Le récit débute par une marche interminable de la famille reconstituée vers la cabane du père, nichée dans les montagnes et difficilement accessible. S’en suivent des retours en arrière réguliers : l’origine modeste des personnages, comment le père revient alors que son fils se souvient à peine de lui, l’histoire d’amour entre les deux jeunes parents, la violence de ce père dans sa jeunesse et surtout l’origine de cette violence, à savoir celle de son propre père à qui la cabane appartenait.

Cette figure paternelle maigre, sauvage et rude dessine des couleurs déjà très sombres tout au long du roman. Mais le tout s’assombrit encore plus lorsqu’on découvre que la mère fréquentait le meilleur ami du père pendant ses années d’absence – de prison, vraisemblablement – et qu’elle est tombée enceinte de lui. Mais le père – pas du bébé ! – décide d’élever celui-ci comme son propre enfant…dans la montagne. La grossesse se passe mal, le père refuse de descendre en ville pour les soins nécessaires et la mère meurt à l’accouchement. Le fils s’enfuit alors avec le bébé.

La transmission de la violence paternelle

Paru en 2021, Le Fils de l’homme fait suite au bien nommé Règne animal de 2016 dans son traitement de la violence intrafamiliale. Lors de ses interviews au sujet du roman dont il est question ici, l’auteur affirme toujours sa volonté de raconter la transmission de la violence de père en fils. C’est pourquoi tout commence par une longue scène – bien chiante – rédigée en italique de chasse d’une tribu sauvage. La violence nécessaire à la survie du groupe est décrite sans détour mais avec un style que je qualifierais de pesant. Quant au tir final du fils qui abat le gibier, il apparaît comme le résultat du bon enseignement du père.

Et par un effet miroir, l’auteur enchaîne avec la longue marche en milieu sauvage et hostile que doit réaliser la petite famille pour atteindre la baraque perdue du père…et du défunt grand-père. La violence masculine semble alors immuable et ancestrale, une sorte de constance qui existerait depuis la nuit des temps et renverrait à notre passé d’homo sapiens obligé de lutter physiquement pour survivre avant sa sédentarisation et l’avènement des premières civilisations. Cette loi de la nature est énoncée avec d’autant plus de force que le récit ne nomme pas ses personnages. Le père devient alors tous les pères et le fils tous les fils.

Dans ce roman on-ne-peut-plus sombre et oppressant, l’histoire se répète et la violence paternelle se transmet de façon naturelle et irrémédiable, même si tout le monde a conscience d’en souffrir atrocement. Le père lutte pour ne pas devenir la brute qui l’a élevé et qu’il a fuie. Il revient et veut devenir un papa modèle qui emmène son fils à la fête foraine. Raté : le petit s’ennuie ostensiblement. Dans un acte de bonté ultime et revendiquée comme telle, il prend la décision d’élever comme son propre enfant le fruit de la trahison de sa compagne avec son meilleur ami…mais selon ses propres conditions. Hors de question pour lui de ramener sa compagne souffrante à la civilisation pour consulter un médecin, reproduisant ainsi l’attitude de son propre père qui s’est battu contre l’administration afin de conserver la propriété de sa petite cabane de montagne et exclure ainsi sa famille de la vie en société. Résultat : une naissance dans un bain de sang.

La faible lueur d’espoir ne s’allume qu’au dénouement, lorsque le fils a l’immense courage de partir seul avec le bébé dans les bras, traversant cette forêt qu’il a tant explorée tout au long de l’intrigue. Après l’effroi causé par la tragédie de l’accouchement, ces dernières pages bouleversantes m’ont mis les larmes aux yeux.

Mais en attendant cette éventuelle cassure du cercle vicieux de la violence, la transmission de celle-ci de père en fils fait bien des dégâts et par un terrible effet boule de neige, la violence de l’un semble faire redoubler celle de l’autre.

« – la ville n’ayant jamais été que le décor de sa revanche puis de ses dommages collatéraux –, pour rattraper le temps qu’il estimait avoir perdu là-haut, sous l’autorité inflexible, annihilante de son géniteur. » (p. 129)

Ce qui nous amène tout naturellement à mon second point, puisqu’à l’échelle de l’humanité toute entière, la transmission de la violence paternelle est à l’origine de la masculinité toxique que nous pouvons observer chez tant d’hommes.

Un bon exemple de masculinité toxique

Malsain, violent depuis toujours et antisocial, le père est un très bon exemple de masculinité toxique – toxique d’abord envers lui-même, soit dit en passant. En voici le portrait :

« le brun tempétueux, hirsute, indomptable, toujours prêt à donner du poing à la sortie des bars et à cracher son propre sang.

Le père semblait être descendu de la montagne avec la seule perspective d’en découdre avec la ville » (p.128)

Tous les gens qui ont grandi à la campagne connaissent bien ce profil, friand de ces activités ultra genrées dirait-on aujourd’hui, et qui permettent d’assouvir ses pulsions de mort.

« de beuveries, de bals de village battant dans la nuit comme un cœur secret, de règlements de comptes à la lueur sale de lampadaires ou d’aubes avinées, de courses au volant de 405 GTI, de Polo G40 (parfois d’Audi Quattro ou de Toyota MR2 volées) sur les routes en lacets des cols de montagne, phares jetant leur lumière crue tantôt sur des falaises abruptes, tantôt sur des blocs d’obscurité vertigineux. » (p. 128)

La liberté à tout prix, au détriment de sa vie et si possible en pourrissant celle des autres. Une belle définition de la masculinité toxique.

« vivre dangereusement […] tenter le diable. C’était l’idée qu’il se faisait de la liberté, de son affranchissement, et c’était peut-être avec la vie, tout compte fait, qu’il voulait en découdre » (p. 128-129).

Lorsque le père était jeune, lui et sa bande de copains appliquaient tous les codes de la masculinité exacerbée. Or celle-ci fascinait un peu tout le monde, ce que je trouve très caractéristique de la masculinité toxique – comment pourrait-elle faire autant de mal si elle ne séduisait pas ? Sans compter la dimension protectrice de la figure paternelle. Avant d’être père, il veillait sur ses amis. Pour étendre la réflexion, je dirais que la société, et plus particulièrement les femmes – certaines femmes, on sait ! – acceptent cette masculinité toxique car elles sont envoûtées par l’illusion de protection qu’un homme violent peut leur apporter.

« veillant sur ceux de sa bande avec une affection fraternelle, presque amoureuse. Ils débarquaient en ville, horde de petits dieux arrogants, querelleurs, se moquaient des règles, du qu’en-dira-t-on, animés d’une force de vie qui, aux garçons comme aux filles du coin, semblait extraordinairement enviable. » (p. 184)

Un style pompeux qui bloque les émotions

Malgré la forte émotion ressentie à la lecture de certains passages, je suis bien obligée de dire que je n’ouvrirai plus un livre écrit par Jean-Baptiste Del Amo. En effet, sa langue est terriblement prétentieuse du début à la fin. Pour bien saisir la lourdeur d’une écriture qui détourne le lecteur de l’identification à l’histoire et à ses personnages, voici la description du tapis de jeu de l’enfant. Je vous épargne les étalages d’érudition sur les noms latins des insectes ou encore sur les noms des oiseaux qui entourent l’enfant dans la montagne. Ne me remerciez pas.

« le rectangle du tapis lui apparaît comme une fenêtre ouverte sur une autre réalité figurant un quartier ou un lotissement, ou même une petite ville avec ses parcelles bâties de pavillons à toit rouge et murs jaunes – les maisons inclinées en arrière pour dévoiler leurs façades paisibles, ajourées de larges fenêtres à croisillons –, ses routes anthracite aux marquages réguliers dont les lignes et les jonctions à angle droit se répètent et forment un parfait agencement géométrique – le tapis, originellement vendu à la découpe, répète par deux fois un motif identique –, ses passages piétons, ses bordures d’arbres vus du ciel, représentés par un semblable moutonnement vert, mais aussi son centre commercial et sa caserne de pompiers. » (p. 88)

Une telle description a pour but de montrer la capacité de l’enfant à s’évader dans un imaginaire protecteur, ici matérialisé par un tapis. Son réel est sordide – « le quartier ouvrier avec ses voieries défoncées, ses maisons défraîchies, ses containers à poubelles qui déversent leur haleine aigre dans la solitude des arrière-cours, son terrain vague cabossé semblable à un champ de mine, parsemé de détritus, de crottes de chiens et de tessons de bouteille » (p. 88) – et la ville du tapis semble réconfortante d’ordre et de tranquillité.

Soit. On comprend l’idée ; elle est touchante en soi, et une grande partie du roman retranscrit des épisodes d’évasion mentale et physique de l’enfant jusqu’à sa fuite salvatrice. Ayant été moi-même une enfant solitaire dans un milieu violent, Le Fils de l’homme aurait pu entrer dans mon panthéon des romans bouleversants. Et bien disons que si certaines pages résonnent profondément avec mon expérience personnelle, la prétention et la lourdeur du style, et plus précisément des choix sémantiques, font obstacle à la transmission des émotions. Pour une fiction qui traite de sujets comme la violence paternelle et l’enfance, c’est plus que dommage !

La communion avec la nature

Terminons tout de même sur une note positive. En plus du dénouement déjà évoqué plus haut, certains passages de communion entre le fils et la nature m’ont beaucoup plu. Je ne saurais dire si c’est le cas malgré la lourdeur du style ou si la beauté de ce qui est décrit fait oublier cette langue si pesante. Toujours est-il que les longues escapades du petit garçon dans la forêt m’ont particulièrement touchée car je pense – si ma mémoire est bonne – avoir vécu des moments similaires pendant mon enfance.

« Il songe confusément aux vies qui s’y consument au même instant et en tous lieux, sachant […] que des êtres innombrables se meuvent animés par cette force mystérieuse et péremptoire qu’est la vie, et qui pulse en chacun d’eux.

 Il sent aussi, inexplicablement, le grand mouvement qui les entraîne tous, lui compris, imperceptible, pourtant vertigineux, à travers le temps et à travers l’espace, toutes vies mêlées, hommes et bêtes, et avec eux les pierres, les arbres, les astres ignées.

De ces instants, il gardera le souvenir d’une épiphanie, la conviction d’avoir été frappé par la véritable nature des choses, qu’aucune langue, aucun mot ne saurait dire » (p. 132)

Être seul au milieu de la nature, rien de tel pour se sentir vivant. Ici, le personnage ressent une communion avec le reste de l’humanité, paradoxalement grâce à la force de sa solitude au contact de la terre. Cette analyse n’est absolument pas une banalité, mais relève d’une expérience aussi concrète que puissante et à la portée de tous.

Et puis il y a cette proximité avec les animaux. Ils représentent un idéal de liberté et une façon d’échapper aux deux seuls êtres humains que l’enfant est forcé d’interagir. Là encore, le passage suivant résonne avec ma propre passion pour les animaux et la genèse de celle-ci.

« L’enfant retourne néanmoins voir les chevaux. Leur présence tranquille, indifférente, est un contrepoint à celles de la mère et du père. […]

Il songe qu’il pourrait rester parmi eux, ne jamais regagner les Roches. Ne dit-on pas qu’il existe des enfants élevés par des loups ? Mais il faudrait pour cela abandonner la mère à l’emprise du père, et il se résout toujours à regagner la maison.

Pour un temps, même bref, quand il somnole dans les herbes auprès du troupeau, il s’imagine galoper parmi eux, n’avoir d’autre besoin, d’autre aspiration, que cette liberté placide, la temporalité mystérieuse, filandreuse, de la montagne, où rien n’a de début ni de fin, où les choses paraissent avoir toujours été ce qu’elles sont et n’être menacées d’aucun anéantissement. » (p. 174-175)



Thérèse Desqueyroux, François Mauriac

Une fois n’est pas coutume, j’ai vu le film avant de lire de livre. Dans les deux cas, ce fut le plus grand des hasards : tombée sur le long-métrage de Claude Miller diffusé sur Arte sans grand intérêt malgré l’excellent jeu d’Audrey Tautou et de Gilles Lellouche, et tombée sur le bouquin quelques années plus tard dans la boîte à livres près de chez moi. Pour faire court, je dirais que c’est un classique qu’on oublie vite, même s’il subjugue par son analyse du personnage éponyme.

Résumé

Bien évidemment, nous ne sommes pas dans un thriller. Pas de suspense, tout commence par la fin. Thérèse Desqueyroux vient d’être acquittée de l’assassinat par empoisonnement de son mari. Le narrateur omniscient plonge dans les pensées de la jeune épouse pendant son trajet de retour en train de nuit et nous livre une analyse à rebours de la situation. Comment en est-elle arrivée là et quelle sera la suite auprès de son mari dans leur propriété d’Argelouse dans les Landes ?

Dans ce long monologue intérieur, Thérèse Desqueyroux prépare en effet son explication face au principal intéressé ; car oui, elle lui a bien donné ce poison en sachant qu’il était mortel. Les détails « techniques » voire « logistiques » d’ordonnance pour le traitement du malade, de médecin et de pharmacien apparaissent comme incompréhensibles et même sans importance pour le lecteur. Ce qui compte, c’est bien l’explication – n’allons pas jusqu’à parler de justification – d’un tel acte.

Un mariage pourtant assumé par une anti-héroïne romantique

Dans ce roman paru en 1927, Thérèse Desqueyroux incarne sans doute une femme comme tant d’autres à cette époque. Issue de la bourgeoisie terrienne landaise, elle se doit d’épouser un bon parti, le mariage n’ayant rien à voir avec l’amour. Cependant, le devoir de notre héroïne meurtrière qui consistait à réunir les patrimoines de deux familles était en harmonie avec une attirance sincère pour les biens de Bernard, car « elle avait toujours eu la propriété dans le sang » (p. 40). Nous avons donc là un personnage féminin aux antipodes des épouses que les auteurs classiques – des hommes, donc ! – nous servent habituellement. Contrairement à Madame Bovary par exemple, elle ne passe pas ses journées à rêver d’un idéal, le désir d’absolu n’est pas son mobile. Contrairement à Jeanne d’Une vie, elle n’est pas non plus d’une naïveté confondante. Non, cette terrienne embrasse les codes masculins et se passionne pour les affaires.

« Lorsque après les longs repas, sur la table desservie on apporte l’alcool, Thérèse était restée souvent avec les hommes, retenue par leurs propos touchant les métayers, les poteaux de mine, la gemme, la térébenthine. Les évaluations de propriétés la passionnaient. Nul doute que cette domination sur une grande étendue de forêt l’ait séduite » (p. 40)

Enfin, contrairement à Anna Karénine qui veut vivre sa passion jusqu’à en mourir, elle est habitée par un véritable sens du devoir expliqué par le narrateur un peu plus loin :

« Petite fille pratique, enfant ménagère, elle avait hâte d’avoir pris son rang, trouvé sa place définitive ; […] Jamais elle ne parut si raisonnable qu’à l’époque de ses fiançailles. […] « elle se casait » ; elle entrait dans un ordre. Elle se sauvait. » (p. 40)

À travers cette rétrospection, tout l’enjeu social de l’institution mariage se déploie : un refuge dans lequel Thérèse est entré avec détermination et soulagement. Enfin, elle était là où elle devait être. Bon sang, mais alors comment a-t-elle pu tomber dans une telle détestation de son mari ?

L’ennui mortel de l’époux avant la révolution du mariage d’amour

Le dégoût dans l’intimité

Quelques pages plus loin, le narrateur nous livre un élément de réponse grâce à un portrait cinglant de Bernard dans l’intimité.

« Bernard, ce garçon au regard désert […] Il était enfermé dans son plaisir comme ces jeunes porcs charmants qu’il est drôle de regarder à travers la grille, lorsqu’ils reniflent de bonheur dans une auge (« c’était moi, l’auge », songe Thérèse). Il avait leur air pressé, affairé, sérieux ; il était méthodique. » (p. 46)

En d’autres termes, notre héroïne ne désire absolument pas son mari et le trouve ridicule pendant l’acte.

Puis la jeune femme s’étonne de l’assurance avec laquelle son amant forcé distingue les plaisirs honteux du client de music-hall de ceux de « l’honnête homme » qu’il est. C’est bien là tout l’enjeu du mariage : le sexe perd de son obscénité aux yeux de Bernard – et à travers lui, à ceux de la société entière de l’époque – lorsqu’il est pratiqué entre époux. Or la femme n’est qu’un objet sexuel pour l’homme et non un sujet désirant. C’est ainsi que, vouée à la passivité pendant l’accomplissement du devoir conjugal, elle semble passer de la pitié à la crainte pour l’être qui s’agite sur elle.

« Pauvre Bernard – non pire qu’un autre ! Mais le désir transforme l’être qui nous approche en un monstre qui ne lui ressemble pas. […] j’ai toujours vu Bernard s’enfoncer dans le plaisir – et moi, je faisais la morte, comme si ce fou, cet épileptique, au moindre geste eût risqué de m’étrangler. » (p. 47)

Le summum du pathétique pour les deux parties est atteint juste avant la jouissance – masculine, bien évidemment ! 

« au bord de sa dernière joie, il découvrait soudain sa solitude ; le morne acharnement s’interrompait, Bernard revenait sur ses pas et me retrouvait comme sur une plage où j’eusse été rejetée, les dents serrées, froide. » » (p. 47)

Lui est seul, car elle est éteinte. Il agit, elle subit. Et quand il se rend compte de sa solitude, de l’esprit sorti du corps de Thérèse, c’est trop tard. Cette terrible description de l’intimité d’un couple marié au début du XXe siècle résume bien le sort des épouses. Bien évidemment, les maris n’étaient guère plus épanouis, mais l’histoire est racontée du point de vue de la femme. Or l’ennui voire le dégoût que peuvent lui inspirer l’homme qu’elle a épousé semblent être à l’origine de l’empoisonnement.

Un homme fade

En dehors de l’intimité, Bernard apparaît comme un homme fondamentalement ennuyeux. Certes la passion n’est pas au rendez-vous et Thérèse n’a pas signé pour cela, mais le cœur de pierre de Bernard se révèle insupportable pour notre héroïne. Cette fadeur que le monde prend pour de la gentillesse ne fait qu’empirer la détestation de Thérèse envers son époux.

Si on se contente de lire un résumé de l’intrigue, on pourrait penser que Bernard est un modèle de bonté en « pardonnant » la tentative d’empoisonnement, mais l’analyse suivante nous indique que c’est plutôt sa froideur d’âme qui explique sa dignité face au crime. La réintégration de son épouse au sein du foyer et de son rang est au pardon ce que le mariage est à l’amour. Ils n’ont rien à voir.

« Mme de la Trave lui répétait qu’il était un sain ; toute la famille le louait de sa grandeur d’âme : il avait, pour la première fois, le sentiment de cette grandeur. Lorsque […] l’attentat de Thérèse lui avait été découvert, son sang-froid, qui lui attira tant de louanges, ne lui avait guère coûté d’efforts. Rien n’est vraiment grave pour les êtres incapables d’aimer. » (p. 129)

Tout n’est que calcul et raison chez cette homme et d’une manière générale dans les rapports conjugaux de l’époque, lesquels ne sont qu’un échantillon des rapports sociaux.

« ce soir, Bernard avait le sentiment de sa force ; il dominait la vie. Il admirait qu’aucune difficulté ne résiste à un esprit droit et qui raisonne juste […] Le pire des drames, voilà qu’il l’avait réglé comme n’importe quelle autre affaire. » (p. 129)

Voilà, il n’est ni une victime à plaindre, ni un saint à admirer : juste un homme qui prend son destin en main en faisant le nécessaire pour sauver la face de toutes les parties prenantes. On ne peut qu’imaginer l’agacement – peut-être pas la détestation allant jusqu’à la pulsion meurtrière, ceci dit ! – que ressent la personne obligée de vivre avec un tel légume émotionnel.

Pour l’anecdote, Bernard est même « un instant irrité de se sentir ému » (p. 181) lors de l’entrevue finale avec sa femme qui lui adresse un sourire charmeur et lui demande pardon une dernière fois. Pour avancer, « il avait besoin de ses ornières » (p. 181) ; encore une comparaison bien flatteuse à un animal.

Un personnage scandaleusement libre

C’est à la fin du roman que le personnage de Thérèse se révèle totalement dans ce qu’il a de plus sulfureux, pour l’époque comme pour aujourd’hui. Ainsi elle affirme sa liberté dans un détachement assumé vis-à-vis de sa fille, par opposition à l’instinct maternel de sa meilleure amie.

« Elle ne comprendrait pas que je suis remplie de moi-même, que je m’occupe tout entière. Anne, elle, n’attend que d’avoir des enfants pour s’anéantir en eux, comme a fait sa mère, comme font toutes les femmes de la famille. [Elles] aspirent à perdre toute existence individuelle. […] Je sens la beauté de cet effacement, de cet anéantissement…Mais moi, mais moi… » » (p. 165)

Ouvertement égoïste dans ce monologue intérieur, la jeune épouse ne se contente pas de détester son mari, puisque sa progéniture ne l’intéresse pas. Dans cette profession de foi pour la liberté absolue, Thérèse revendique se suffire à elle-même. Comme si elle annonçait notre ère du développement personnel et de l’individualisme radical dont il provient, Thérèse apparaît comme « profondément ancrée » ou encore « recentrée sur elle-même » pour reprendre les mantras de cette nouvelle religion occidentale qui nous tue/me fatigue.

On imagine que de telles déclarations valaient leur pesant de scandale dans cette France d’il y a un siècle, où la femme était indissociable de son rôle de mère et ne se pensait certainement pas comme individu – les hommes non plus d’ailleurs.

Une psychologie du personnage ultrafine

Comme annoncé en début de chronique, le suspense ne réside pas dans l’intrigue puisque le roman commence par le crime. Disons qu’il repose sur le mobile. Malgré la détestation de l’époux dévoilée dans le monologue intérieur de l’héroïne, le lecteur a du mal à comprendre celle-ci. Je dirais donc que tout le suspense de ce court roman réside dans la psychologie du personnage. Bon sang mais qui est Thérèse Desqueyroux ? Et même si les explications sont là, le mystère reste entier grâce aux contradictions qui habitent cette jeune femme. J’ai rarement rencontré en littérature un personnage à la multiplicité aussi bien décrite. Ainsi la dualité entre l’épouse heureuse de prendre sa place dans la société – cf. premier chapitre d’analyse – et la femme libre qui n’a pas peur d’envoyer tout valser est totalement assumée à la toute fin du livre.

« je sens bien que la Thérèse qui, d’instinct, écrase sa cigarette parce qu’un rien suffit à mettre le feu aux brandes – la Thérèse qui aimait compter ses pins elle-même, régler ses gemmes – la Thérèse qui était fière d’épouser un Desqueyroux, de tenir son rang au sein d’une bonne famille de la lande, contente de se caser, comme on dit, cette Thérèse-là est aussi réelle que l’autre, aussi vivante ; non, non : il n’y avait aucune raison de la sacrifier à l’autre. » (p. 179)

Peut-être son attachement viscéral aux pins s’explique-t-il par un effet miroir, car sous leur aspect solide et immuable, ces arbres peuvent s’embraser pour un rien…

Avec une telle finesse dans la construction du personnage, pas étonnant que François Mauriac soit sans cesse revenu vers Thérèse dans son œuvre. Outre des apparitions dans les romans qui suivront celui-ci, Madame Desqueyroux fera l’objet de trois nouvelles dédiées : Thérèse chez le docteur (1933), Thérèse à l’hôtel (1933) et La Fin de la nuit (1935).



Fledermäuse, Gustav Meyrink

Si vous suivez Tomtomlatomate depuis quelque temps, vous n‘êtes pas sans savoir qu’avant de quitter la sublime ville de Hambourg, j’ai sauvé les nombreux livres qu’une ancienne locataire de mon immeuble – une folle OU une simple victime de l’événement le plus stressant d’une vie humaine : le déménagement ! – a gentiment abandonné dans le local à poubelles avant de déserter. Parmi ces bouquins, je n’en ai gardé qu’une poignée, et le recueil de nouvelles Fledermäuse de Gustav Meyrink en fait partie. Et bien vous savez quoi ? J’aurais dû conserver n’importe quel livre au lieu de celui-là. Contrairement à ses 400 pages de supplice, ma chronique des « Chauves-souris » sera donc inhabituellement brève.

Gustav Meyrink, un écrivain bien flippant

L’auteur ayant un parcours intellectuel et spirituel bien particulier – du moins par rapport à ce que j’ai l’habitude de lire – qui se retrouve dans ses écrits,  il me semble judicieux de commencer par quelques éléments biographiques. Cet écrivain autrichien du début du XXe siècle s’inscrit dans le martinisme. Il s’agit d’un courant de pensée qui aborde des thèmes majeurs du christianisme ésotérique et du mysticisme judéo-chrétien, notamment la chute de l’homme et son illumination. Vous ne croyez pas si bien dire, car la deuxième partie de ce pavé, sobrement intitulée « Fragments », est celle d’un bel illuminé du bulbe.

Enfant illégitime et non désiré d’une tragédienne et d’un homme marié, Meyrink ne pouvait pas ne pas être torturé. Toute sa vie, le futur écrivain nourrira une immense rancœur à l’égard de sa mère peu aimante – une thématique que l’on retrouve dans Meister Leonhard, la première nouvelle du recueil dont il est question.

Adolescent, il déménage à Prague avec sa mère et fait de cette ville un personnage à part entière du Golem, son roman le plus célèbre paru en 1915. Meyrink y décrit également son expérience en prison puisqu’il y séjourna pendant deux mois et demi en 1889 suite à une accusation de fraude alors qu’il avait fondé une banque avec le neveu du poète Christian Morgenstern.

Mais le point biographique le plus significatif selon moi apparaît quelques années plus tard. En 1892, il décide de se suicider et se trouve arrêté dans son geste par un mot d’origine non identifiée glissé sous sa porte. Il y est question de la vie après la mort. Meyrink se plonge alors dans toute une littérature occulte en plus de s’intéresser à la Kabbale ou encore au mysticisme oriental. Et surtout, surtout, il pratique le yoga et développe abondamment – oui, oui, abondamment ! – son expérience de cette pratique dans Fragments.

Des Fragments qui partent dans tous les sens

La première moitié du recueil n’est pas la pire. Composée de nouvelles fantastiques/d’horreur/de gore, elle est plus ennuyeuse qu’autre chose. C’est plutôt la suite qui m’a décidée à NE PAS chroniquer cette œuvre.

Dans la deuxième moitié du pavé en question : les fameux Fragments, on retrouve les traditions occultes évoquées plus haut, notamment le yoga, avec pour thématique la vie dans l’au-delà et l’immortalité de l’Homme. Alors oui, le titre est assez bien trouvé selon moi, puisque j’ai eu l’impression d’une prose incohérente qui se délitait en morceaux de pensée au lieu de se construire en logique – ce que j’aurais préféré, mais peut-être suis-je trop systémique et cartésienne dans ma philosophie de vie et dans mes goûts littéraires.

Alors certes, j’ai essayé de suivre au début, disons les 15 premières pages. J’ai essayé de comprendre ce en quoi le narrateur croit et ce qu’il tente de nous expliquer. J’ai fait quelques recherches. Et puis je me suis rendue à l’évidence : je m’en cogne. Si d’emblée je n’ai pas l’ouverture d’esprit ou une once d’intérêt pour les sciences occultes et les réflexions sur la vie après la mort qu’elles apportent, autant ne plus perdre mon temps à essayer de comprendre ces Fragments. Si d’emblée j’ai l’impression qu’un fou parle tout seul pendant des pages et des pages sans se préoccuper de son interlocuteur et du monde, autant lire sans s’arrêter, sans se poser de questions, et dans le seul et unique but de…lire en allemand. Voilà ce que j’ai fait. J’ai rien pigé, je m’en cogne, et je n’ai rien à dire sur le contenu ni le sens de ces Fragments car selon moi il n’y en a aucun. Donc si comme moi vous n’avez pas un grand penchant pour les illuminés du bulbe qui partent en monologues infinis ni pour les…lâchons le mot, enfin ! – sectes en tout genre, passez votre chemin. Vous n’êtes pas fait pour Gustav Meyrink.



L’Occupation, Annie Ernaux

Annie Ernaux me semblait être une auteure incontournable de par les thèmes abordés dans son œuvre à la fois autobiographique et avec une portée sociologique. Alors certes, le récit autour de son avortement a beaucoup fait parler et a même donné lieu à un long métrage, mais à titre personnel, j’étais surtout attirée par Ernaux en tant que transfuge de classe. J’aurais dû lire La Place, me diriez-vous. Et vous auriez raison, parce que L’Occupation – seul livre de cette écrivaine disponible à la bibliothèque municipale à l’instant T où je l’ai emprunté – a été pour moi d’un ennui abyssal.

L’Occupation ne parle pas, Dieu merci, des méchants nazis qui pillent les gentils Français, mais du sentiment le plus envahissant qui soit pour un être humain : la jalousie. Ayant moi-même été victime d’une telle occupation à de trop nombreuses reprises, je m’attendais à un récit émouvant auquel j’aurais pu si bien m’identifier et duquel j’aurais pu tant apprendre, un peu comme à l’époque de ma découverte des ravages de ce sentiment chez Swann. Mais il n’en fût rien. Ces quelques pages m’ont semblé plates car elles décrivaient moins l’obsession de la narratrice pour la nouvelle compagne de son ex amoureux et les sentiments qui la submergent que ses efforts et sa stratégie destinés à identifier cette mystérieuse personne. Le tout de manière bien trop froide et factuelle à mon goût. Pour un tel sujet, j’aurais voulu un peu plus de cœur et un peu moins de labeur.

Ceci étant dit, quelques descriptions à valeur universelle sont à sauver, puisqu’il n’y a pas de sentiment plus honteux et plus répandu que la jalousie.

Célébration de l’intensité

Fortement décriée dans notre époque où le développement personnel, nouvelle religion de l’Occident, prône une impossible maîtrise de soi permanente, la passion est célébrée dans L’Occupation. À aucun moment la narratrice à la première personne culpabilise de ressentir ce qu’elle ressent. Elle semble au contraire célébrer l’intensité qui la fait se sentir plus vivante que jamais.

« Cette femme […] m’accompagnait partout. En même temps, cette présence ininterrompue me faisait vivre intensément. Elle provoquait des mouvements intérieurs que je n’avais jamais connus, déployait en moi une énergie, des ressources d’invention dont je ne me croyais pas capable, me maintenait dans une fiévreuse et constante activité. J’étais au double sens du terme, occupée. » (p. 14)

Qui l’eut cru ? Une peinture de l’obsession comme moteur qui pousse l’être concerné s’affairer plus qu’il ne s’en croyait capable.

Puis la narratrice enchaîne par un constat que je partage, mais que je déplore : l’ignorance non voulue des événements extérieurs. Tout envahi qu’il est par la jalousie, le sujet est imperméable aux « agacements quotidiens » et « hors d’atteinte de la médiocrité habituelle de la vie ». J’ajouterais que, d’après mon expérience, c’est un effet secondaire qui apparaît surtout avec le sentiment amoureux et contre lequel j’ai toujours lutté – avec succès. Tout n’est qu’une question de point de vue, mais je trouve qu’il est essentiel pour un individu d’être ancré dans le monde et tout ce qui le recentre exclusivement sur nombril – ici la jalousie, et chez moi, le sentiment amoureux  – m’apparaît comme un danger. S’évader de la médiocrité du monde par l’art et la rêverie, oui. Se couper des événements extérieurs et du réel dans lequel nous avons tous un rôle à jouer – ne serait-ce qu’en qualité de citoyens – à cause d’une obsession pour une rivale, non.

Les facultés cognitives ne sont pas anesthésiées. C’est impossible, et séparer cœur et raison de manière parfaitement étanche serait une absurdité. Au contraire, elles sont exploitées au service des sentiments intenses. En d’autre terme, la narratrice cogite, tourne en rond, mais avec le recul, elle persiste et signe dans la célébration de cet état. Un propos que je trouve remarquable, même si je ne le partage pas.

« Il y avait d’un côté la souffrance, de l’autre la pensée incapable de s’exercer sur autre chose que le constat et l’analyse de cette souffrance. » (p. 15)

Le pouvoir de l’écriture

Ne nous voilons pas la face : il est limité, et je suis très reconnaissante à Ernaux de ne pas nous faire croire que l’écriture guérit ou même console directement. Disons qu’il soulage sur le moment, mais pas sur le long terme. Comme pour toute souffrance émotionnelle, le temps reste le principal acteur de guérison.

« Je notais dans mon journal « je suis décidée à ne plus le revoir ». Au moment où j’écrivais ces mots, je ne souffrais plus et je confondais l’allégement de la souffrance du à l’écriture avec la fin de mon sentiment de dépossession et de jalousie ». (p. 43)

Le simple fait de décider ou même d’exprimer quoi que ce soit par écrit ne saurait remédier à un sentiment aussi fort que la dépossession. La jalousie étant l’autre nom de la possessivité, le manque créé par le retrait de ce qui nous a appartenu ne peut être guéri par de simples mots. Il n’y a rien de plus sincère et de plus beau qu’un écrivain avouant les limites de l’écriture.

Par ailleurs, l’auteure nous livre un autre aspect évident du pouvoir de l’écriture. Cette fois-ci, il apparaît comme immense : l’anonymat. Les fameux « haters » des réseaux sociaux – dont on a tous fait partie à un moment ou un autre – en sont la preuve.

« L’exposition que je fais ici, en écrivant, de mon obsession et de ma souffrance n’a rien à voir avec celle que je redoutais si je m’étais rendue avenue Rapp. Écrire, c’est d’abord ne pas être vu. » (p. 45) Ainsi l’écrivain peut exprimer ce qu’il ressent en toute sincérité sans craindre la honte qu’engendrerait toute exposition de son faciès, de sa personne. Bref, l’écriture permet de se cacher pour mieux se mettre à nu.

« Je n’éprouve aujourd’hui aucune gêne […] à exposer et explorer mon obsession. » (p. 45)

Mais attention, il ne faut pas voir un pur épanchement dans le projet d’écriture d’Ernaux. Comme je l’ai indiqué en introduction, il y a une réelle volonté de décrire cliniquement des faits et sentiments pour opérer ainsi un mouvement à portée sociologique de l’individuel vers l’universel.

« À vrai dire, je n’éprouve absolument rien. Je m’efforce seulement de décrire l’imaginaire et les comportements de cette jalousie dont j’ai été le siège » (p. 45)

Coup de poignard dans l’estime de soi

Parlons vulgairement : être jaloux d’un rival.e, c’est souvent, de manière parfaitement injustifiée ou du moins très exagérée, avoir l’impression d’être une grosse merde par rapport à elle/lui. L’auto-harcèlement de la comparaison permanente ne donne jamais un résultat à notre avantage. Dans la jalousie, l’objet de ce sentiment apparaît toujours comme supérieur à nous en tous points. La narratrice décrit à merveille ce coup de poignard porté à l’estime de soi. L’ego est si anéanti par la jalousie qu’il ne résiste à aucune comparaison.

« Dans cet évidement de soi qu’est la jalousie, qui transforme toute différence avec l’autre en infériorité, ce n’est pas seulement mon corps, mon visage, qui étaient dévalués, mais aussi mes activités, mon être entier. » (p. 50)

S’en suit des exemples si ridicules de cette infériorité qu’ils portent à sourire…tout en gardant à l’esprit que nous avons tous eu ce genre de pensées risibles en période d’« occupation ». Ainsi la narratrice crevait de jalousie en imaginant son ex-conjoint regarder Paris-Première avec sa rivale, car elle-même ne reçoit pas cette chaîne. Pire : elle considérait « comme un signe de distinction intellectuelle, une marque supérieure d’indifférence aux choses pratiques, qu’elle ne sache pas conduire et n’ait jamais passé le permis » (p. 50). Ça va loin, mais le pouvoir de l’imagination et de l’autodénigrement est toujours plus flagrant lorsqu’il s’exprime chez quelqu’un d’autre ! J’ai sûrement déjà eu des raisonnements du même acabit.

Alors gardons ces paroles loufoques dans un coin de notre tête, car qui sait si elles ne pourront pas un jour nous resservir quand nous serons à nouveau occupés par la jalousie…Car je n’oublierai jamais à quel point Proust m’a aidée à surmonter des chagrins d’amour, bien plus que n’importe quel guignol autoproclamé expert en développement personnel. Vive la littérature !



Propriété privée, Julia Deck

Petit roman sans prétention découvert grâce à La Grande Librairie, Propriété privée de Julia Deck se lit et s’oublie à vitesse grand V. Reprenant les codes du roman policier, cette histoire sordide d’un Wisteria Lane français écrite à la première personne ne vous tombera pas des mains. C’est déjà ça. En revanche, ne vous attendez pas à un roman haletant ou surprenant…Malgré sa faible épaisseur, il demeure assez poussif.

Résumé

Dans un texte entièrement adressé à Charles, son époux, Eva Caradec nous fait comprendre que l’écoquartier aux confins de la ville dans lequel le couple a emménagé est loin de tenir ses promesses de tranquillité. Tout commençait mal à cause de travaux qui n’en finissait plus et une longue période sans chauffage. Pour le confort de ces maisons soi-disant ultra modernes et peu énergivores, on repassera, donc. Mais ce n’est rien comparé au désastre absolu de la promiscuité avec les nouveaux voisins qui débarquent une semaine plus tard dans la maison mitoyenne. Les Lecoq sont pour le moins insupportables, en particulier Annabelle, créature goguenarde souvent vêtue de micro-shorts.

En télétravail, la narratrice a besoin de silence tandis que son mari dépressif ne quitte jamais la maison et doit lui aussi vivre dans le silence. C’est sans compter le rire strident d’Annabelle et les cris de son bébé à toute heure de la nuit qui résonnent dans la maison mal isolée des Caradec. Les Lecoq sont redoutables, et la narratrice finira même par avoir une liaison avec Monsieur.

Grâce à un incipit spectaculaire, le lecteur sait d’entrée de jeu que les choses vont très mal finir. « J’ai pensé que ce serait une erreur de tuer le chat, en général et en particulier, quand tu m’as parlé de ton projet pour son cadavre. » Ce qu’il ne sait pas, c’est que le meurtre du chat n’était qu’un avant-goût du drame qui s’est déroulé peu de temps après : Annabelle disparaît. Malgré la dispute qui éclate entre les Lecoq juste avant la disparition, le suspect numéro un n’est autre que Charles Caradec. Il est emprisonné, tandis que son épouse perd son travail et revend – avec difficulté – la maison, puis retourne à Paris.

Satire des « bobos »

Pas parisiens, puisqu’ils sont en voie de disparition. Comme le montre bien ce roman, cette catégorie souvent utilisée par les gens de droite pour mépriser des gens de gauche matériellement privilégiés est en quête d’espaces verts. D’où le choix de la périphérie pour les Caradec, quinquagénaires plutôt aisés. Même s’il dort plus qu’il ne travaille, Charles est universitaire, et Eva travaille à un projet décrit comme l’essence même de l’idéologie bobo. Il s’agit de réinventer l’espace urbain dans le XXe arrondissement – terrain de prédilection des bobos, comme une grande partie de l’Est parisien. Le charabia de ce projet d’urbanisme fait sourire : ça parle d’« espace incertain » que les habitants sont censés se réapproprier…comme si un endroit aussi hideux que la Place des Fêtes pouvait être simplement réinventé au gré des envies des gens – à plaindre – qui habitent dans le coin.

Vous l’aurez compris, Julia Deck se moque ouvertement des bobos citadins en les caricaturant. Heureusement que le ridicule ne tue pas, par exemple lorsque cette pauvre narratrice ne retrouve pas son poulet fermier dans le petit magasin de ce trou où elle habite ! Mais l’auteure ne se limite pas à la moquerie : elle malmène ses personnages. Ces ménages à la conscience écologique ultra développée optent pour des habitations très onéreuses alimentées par la chaleur et l’énergie solaire et dont l’évacuation des ordures se fait via un système novateur d’acheminement souterrain vers la déchetterie. Or dès l’arrivée des premiers habitants, rien ne fonctionne et les travaux pénibles pour les riverains s’éternisent.

Enfin les Lecoq et la redoutable Annabelle viennent parfaire la transformation d’un mode de vie idyllique en cauchemar. À l’instar de la famille Warren qui vient troubler la bonne conscience des gentils démocrates de Shaker Heights dans La saison des feux de Celeste Ng, les Lecoq débarquent comme des éléphants dans un magasin de porcelaine. Annabelle est bruyante, aguicheuse, malpolie et son mari se tape la narratrice. Citons également les déchets qu’ils jettent dans le jardin des Caradec, les trous qu’ils font dans l’isolation sonore des murs mitoyens et l’attitude très intrusive d’Annabelle qui profite de ces perforations pour épier ses voisins. Belle ambiance dans l’écoquartier. Et puis il y a leur chat, dont le destin funeste nous est annoncé dès le départ. Ainsi comme dans La saison des feux, les gentils bobos remplis de bons sentiments deviennent capables du pire lorsque leur tranquillité est menacée.

Critique des banlieues périurbaines et de l’urbanisme contemporain

À noter par ailleurs que le caractère étouffant de la vie de quartier est plutôt bien décrit par la narratrice. Les différents couples sont loin d’être aussi soudés qu’ils en ont l’air et le confort matériel ne parvient pas à cacher leurs fractures. Ainsi on apprend vers la fin que les adultères se multiplient, ou encore qu’Arnaud Lecoq et Franck Lemoine sont des habitués d’un club gay de Melun. La promiscuité fait ressortir le pire chez tout le monde et ces anciens citadins regrettent rapidement l’anonymat que pouvait procurer une ville comme Paris, malgré son air saturé par la pollution. Disons que dans ce nouvel écoquartier, on respire mal, mais pour d’autres raisons.

Le mode de vie écolo et l’oxygène ont un coût. Or même en y mettant le prix, la tranquillité n’est que de façade, puisque dans ces petites constructions périurbaines, les gens vivent collés les uns aux autres. Le tout est un formidable terreau à ragots ! Tout se sait et la narratrice ne réalise que trop tard qu’on ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre. La vie de banlieue finit par la rendre misanthrope.

« Bientôt les confidences affluaient. Les inquisiteurs se trompent en bombardant leurs victimes de questions. Il suffit souvent de garder le silence pour que l’autre croie que vous vous intéressez, avec votre air circonspect qui très paradoxalement rassure, vous confère une réputation de compétence et d’objectivité, alors que je n’en avais vraiment rien à faire de leurs histoires de compost, de vide-greniers. » (p.70)

Enfin n’oublions pas que ce genre de politique d’urbanisation destinée à offrir aux la possibilité de sortir des villes sans trop s’en éloigner ne fait que créer des métropoles tentaculaires, et surtout repousser les pauvres de plus en plus loin. Mais ça, ni Arnaud Lecoq, agent immobilier, ni Eva Caradec qui travaille pourtant dans l’urbanisme et semble voter à gauche, n’ont l’air de s’en soucier.



Sorcières : la puissance invaincue des femmes, Mona Chollet

Essai féministe incontournable, Sorcières : la puissance invaincue des femmes est sans conteste LE best-seller de la rentrée 2018. En traitant l’histoire des sorcières, il fait un parallèle étonnant – mais parfaitement légitime et crédible – entre les chasses aux sorcières qui ont fait rage en Europe à partir de la Renaissance et ce que subissent les nouvelles sorcières. Prolongeant la réflexion, Mona Chollet utilise ce fait historique pour remettre en question la médecine traditionnelle, symbole ultime du patriarcat, et défendre l’écoféminisme. Un livre passionnant qui m’a fait comprendre énormément de choses. Des passerelles se forment et il n’est plus possible de refermer les yeux après cette lecture – sachant que les miens sont déjà bien ouverts depuis longtemps.

Les chasses aux sorcières sont fondées sur la misogynie

Dans sa longue introduction qui analyse l’historiographie des chasses aux sorcières, Chollet souligne à quel point la véritable cause, à savoir la misogynie, a été occultée. En s’appuyant largement sur La sorcière et l’Occident : la destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers de Guy Bechtel, ouvrage de référence sur cette question, l’auteure reprend les fondamentaux concernant ce fait historique. À commencer par la période, car contrairement à la croyance populaire – et je plaide moi-même coupable d’ignorance – les chasses aux sorcières n’ont pas connu leur apogée au Moyen-Âge sur fond d’obscurantisme.

Bien au contraire, elles ont explosé à partir du XVIe siècle, en pleine Renaissance et « culte » de la science. Cette dichotomie entre la raison masculine et les valeurs dites féminines – la première écrasant les secondes par tous les moyens possibles – est un concept pivot de l’essai. Or à cette période de foi exacerbée dans la raison, les sorcières incarnaient le Mal absolu puisqu’elles prétendaient guérir hors de la médicine traditionnelle. Ces femmes indépendantes avaient tout pour enrager une société patriarcale qui n’avait d’autre choix que d’exterminer celles qui échappaient dangereusement à son joug. Et pour cause, les sorcières étaient vieilles – donc libérées des contraintes du désir des hommes et de la maternité – et vivaient dans l’isolement et le célibat. Un véritable cauchemar pour l’ordre établi. De surcroit, ces femmes avaient le malheur d’aider les populations ! Mais pour qui se prenaient-elles à concurrencer de la sorte la médecine brutale et masculine, reposant sur des préceptes scientifiques bien établis – bref, la seule médicine qui vaille ?

Toujours dans l’optique de prouver que les chasses aux sorcières n’étaient que l’expression macabre d’une volonté de domination des femmes, l’auteure nous apprend que le XVIe siècle voit l’avènement d’une législation visant à criminaliser tout contrôle de la fécondité des femmes. Ainsi les femmes enceintes doivent déclarer leur grossesse et disposer d’un témoin au moment de l’accouchement. Sans parler de l’accusation récurrente portée aux sorcières selon laquelle ces créatures ayant pactisé avec le diable faisaient mourir les bébés. Bref, elles étaient des « antimères » (p. 35), des guérisseuses qui se permettaient de jouer le rôle de sages-femmes, mais aussi d’aider à avorter les femmes qui le souhaitaient. Elles outrepassaient donc largement les droits – qui n’étaient d’ailleurs que des devoirs – octroyés aux femmes : mettre au monde et élever des enfants. Et non se mêler de la gestion de la reproduction, rôle réservé à l’État/aux hommes.

Indépendance des femmes et refus de la maternité

Tout l’intérêt de la démonstration de Chollet réside dans l’héritage de ces chasses aux sorcières au sein de la misogynie qui façonne si profondément notre société contemporaine. Certes on ne brûle plus personne en Occident, mais disons que symboliquement, on jette volontiers au bûcher les sorcières des temps modernes. Les femmes qui ont le malheur de vouloir rester célibataire sont frappées d’opprobre. Alors si en plus elles ont un chat, elles renvoient aussitôt à la figure de la sorcière dans l’inconscient collectif, et se voient qualifier de « filles à chat ». Notons qu’il doit bien y avoir autant d’hommes célibataires endurcis qui vivent avec un félin maléfique, mais – oh surprise ! – on les emmerde moins et ne les traite pas de « garçons à chat ».

Chollet rappelle le paradoxe actuel de l’indépendance des femmes : elle est certes possible et admise par les lois et les conditions d’accès à l’emploi, mais elle suscite méfiance généralisée. « Leur lien avec un homme et des enfants, vécu sur le mode du don de soi, reste considéré comme le cœur de leur identité » (p. 35)

Les femmes qui, par choix, s’opposent à ce lien sont des « apostates du conjugal » (p. 56). Moi qui me reconnais dans cette méfiance vis-à-vis des rôles traditionnellement féminins, j’ai savouré ce petit passage où, enfin, les célibataires délibérées sont décrites avec justesse. En effet, je pense sincèrement faire partie de cette catégorie de « femmes créatives, qui lisent beaucoup et qui ont une vie intérieure intense » (p. 56). La suite tape en plein dans le mille : « leur solitude est peuplée d’œuvres et d’individus, de vivants et de morts, de proches et d’inconnus dont la fréquentation – en chair et en os ou en pensée à travers des œuvres – constitue la base de leur construction identitaire » (extrait d’Une vie à soi, Erika Flahault). Cette individualité heureuse, cette solitude non isolée, est bien loin de la pitié qu’elle inspire bêtement aux gens encore englués dans des schémas sociaux archétypaux. Loin d’être repliées sur elles-mêmes, ces apostates du conjugal sont au contraire plus tournées vers les autres, et ce grâce à la liberté dont elles jouissent vis-à-vis des rôles de genre. Elles sont pleinement des individus et les relations qu’elles tissent avec d’autres individus sont plus intenses car épurées des impératifs genrés.

Quant à cette réaction de pitié de la masse confrontée à ces célibataires qui ont le toupet de ne pas chercher l’amour – et sans jugement aucun vis-à-vis des nombreuses femmes qui subissent réellement leur célibat – je partage l’analyse de Mona Chollet : elle « pourrait bien dissimuler une tentative de conjurer la menace qu’elles représentent » (p. 56)

Regret de la maternité

Et oui, un essai sur les sorcières des temps modernes et leur refus de la maternité serait incomplet s’il n’abordait pas le tabou ultime : celui des femmes qui regrettent d’avoir été mère. En cette ère formidable et même vertigineuse de parole qui n’en finit pas d’être libérée, même ce tabou est levé. Il y a quelques semaines, une vidéo de la comédienne Anémone circulait sur les réseaux sociaux. On y voit une femme qui, dans un élan de franchise absolue et inédite, déclare regretter d’avoir eu des enfants…sous le regard gêné et médusé des vieux hétéros présents sur le plateau qui ne savent rien du sacrifice pour les mères que représente l’éducation des enfants. La tête de Zemmour vaut son pesant d’or !

Les témoignages repris dans ce livre insistent sur la pression sociale à l’origine de la décision de procréer. Autrement dit, le désir d’enfant de ces femmes ne venait pas de leur ventre, mais de l’extérieur. Un beau pied-de-nez à la notion d’instinct maternel à laquelle je n’ai jamais crue personnellement. La maternité serait plutôt une manière pour les femmes d’être à leur place dans la société : « parmi les rares avantages qu’elles voient à la maternité, il y a le fait de se sentir intégrées, conformes aux attentes sociales. Elles ont le sentiment d’avoir « rempli leur devoir » » (p. 127). Une pression sociale qui, toujours d’après ces témoignages de repenties, explique également le choix d’avoir plusieurs enfants alors qu’elles avaient compris dès le premier qu’elles ne s’épanouiraient pas dans la maternité.

In fine, les femmes qui choisissent de ne pas être mères et celles qui ont été poussées à l’être se retrouvent dans une impasse. Les premières subissent une désapprobation extérieure vis-à-vis d’un choix pourtant en accord avec leur (non) désir. Les secondes subissent un choix en contradiction avec leur désir, mais validé par la société.

La figure de la vieille femme

Comme je l’ai évoqué brièvement plus haut, le mythe de la sorcière se définit par l’âge. Or dans la misogynie qui fonde nos sociétés occidentales, cette violence à l’égard des femmes qui vieillissent est loin d’avoir disparue. Le cinéma et les médias en sont la plus parfaite illustration. Les couples à l’écran – et dans le monde du show-business – normalisent quasi-systématiquement une différence d’âge sans commune mesure avec la réalité, toujours en faveur des vieux hommes (toujours bien plus moches que les actrices qui jouent leurs amantes, soit-dit en passant). Voir à ce sujet cette vidéo édifiante. Les femmes n’ont pas vraiment le droit de vieillir et les propos notoires de Yann Moix – que Chollet avait alors très justement qualifié de « triste sire » – à ce sujet viennent confirmer cette misogynie historique dans ce qu’elle a de plus dégoûtant. Les femmes ne sont que des objets sexuels, et c’est pourquoi on préfèrera toujours la chair fraîche, gage de fécondité et de soumission ingénue, à un corps qui a trop vécu.

La vieille femme inquiète, et la figure de la sorcière n’est pas loin. Ménopausée et donc jugée inutile, elle est surtout débarrassée des contraintes de la fécondité et – oh malheur – regorge d’expérience. Donc j’insiste, comme pour la figure de la célibataire, l’inquiétude se cache toujours derrière l’opprobre. Et comme l’affirme Mona Chollet, une telle « disqualification de l’expérience des femmes représente une perte et une mutilation immense » (p. 158). Le culte de la jeunesse et les efforts démesurés qu’il engendre pour les femmes a pour effet de les abrutir. Le temps qu’elles passent à tenter de freiner les marques du temps sur leur apparence est un temps et une énergie qu’elles ne mettront pas au service d’actions plus constructives tournées vers l’extérieur. Mais n’est-ce pas le but ?

Sur ce point, terminons sur un bel éloge de l’expérience et de la sagesse qu’elle induit. Du haut de ma trentaine bien entamée et de ma non maternité, je suis considérée comme une vieille peau et de nombreux jeunes gens – des hommes, bien évidemment, puisqu’ils se doivent d’exercer leur domination masculine pathétique sur tout le monde – prennent soin de me le rappeler. Pourtant, l’éloge du temps qui passe ci-dessous résonne profondément avec ce que je ressens et vis au quotidien. « Je pense à tout ce qui en moi a été apaisé, équilibré, apprivoisé, à tout ce dont je me suis délestée, avec moins de scrupules et d’hésitations, heureuse d’avoir enfin les coudées franches, de pouvoir aller à l’essentiel. Chaque événement, chaque rencontre résonne avec les événements et les rencontres précédentes, en approfondit le sens. Les amitiés, les amours, les réflexions gagnent en amplitude, s’épanouissent, s’affinent, s’enrichissent. » (p. 158).

Bref, un nouvel exemple de dénigrement des femmes qui va à l’encontre de ce qu’elles ressentiraient réellement si elles étaient émancipées vis-à-vis de cette fameuse pression sociale. Que ce soit la maternité ou le ressenti face au temps qui passe, c’est toujours la même histoire de misogynie et d’emmerdement.

La raison qui écrase ou la médecine qui détruit

Reprenons cette histoire de raison masculine évoquée en début de chronique. C’est dans un contexte de survalorisation de la science, à la Renaissance donc, que les chasses aux sorcières font rage en Europe. Et pour cause, une certaine idée de la raison – et non LA raison, la seule qui vaille, contrairement à ce qu’on a voulu nous faire croire – sorte d’intelligence masculine, s’impose comme valeur ultime et détruit toute forme de contestation. Le savoir des guérisseuses en est une. Voilà pour le rappel historique. Mais qu’en est-il des effets dans le monde actuel, puisque c’est bien là tout l’intérêt du livre ?

Sans surprise, les abus de la médecine traditionnelle perdurent, qu’ils soient perpétrés par des hommes ou des femmes. Il n’y a qu’à regarder l’ambiance des facs de médecine, le bourrage de crâne, l’enseignement du blindage émotionnel face aux patients, pour constater l’ampleur des ravages de la toute-puissance de la raison froide comme gage de supériorité. Pour appuyer sa remise en question de la médecine telle qu’elle est exercée aujourd’hui, Mona Chollet cite abondamment un livre dont le titre est sans équivoque : Les brutes en blanc, de Martin Winckler – autant dire qu’il a atterri rapidement dans ma PAL. Les violences obstétricales dénoncées massivement ces dernières années en sont une preuve flagrante. Le consentement des patientes n’est pas respecté et les pratiques gynécologiques actuelles constituent une énième forme de violence des hommes envers les femmes. On se fiche bien de savoir si le gynécologue est UNE gynécologue, puisque certaines praticiennes savent très bien se comporter comme des brutes. Entre épisiotomies réalisées sans consentement ni anesthésie et points du mari – même niveau de mutilation que l’excision, bravo l’Occident ! – les témoignages de victimes visent aussi bien des femmes que des hommes. Au passage, n’oublions pas que les femmes sont souvent les gardiennes des pratiques misogynes les plus barbares, que ce soit dans les rituels d’excision ou de cérémonie du mouchoir pour vérifier que la mariée est bien vierge !

L’intelligence dite masculine survalorisée et la perte de confiance en soi des femmes

Tout le monde connaît les bastions masculins : la bagnole, le sens de l’orientation, les sciences, etc. Le (soi-disant) rationnel est leur domaine, et les métiers où les hommes sont surreprésentés – ingénieur dans l’aéronautique ou encore trader, par exemple – sont mieux payés. Or il est important de préciser que la surreprésentation des hommes et des femmes dans certains domaines est une construction sociale. Si les femmes désertent certains métiers ou filières, ce n’est pas parce que leur cerveau serait biologiquement différent de celui des hommes. C’est bien parce qu’elles ont intériorisé une telle segmentation.

Et puis il y a cette idée selon laquelle la compréhension scientifique serait incontestablement supérieure aux autres formes d’intelligence. Bref, l’intelligence émotionnelle majoritairement attribuée aux femmes ne vaut pas le raisonnement pur des hommes. À partir de là, tous les excès sont permis, notamment celui de faire passer les femmes pour des folles et/ou hystériques quand elles expriment des idées novatrices – ou la vérité tout simplement. À l’échelle du couple, et je défie toute femme d’affirmer sans mentir ne l’avoir jamais vécu, ça s’appelle le gaslighting. Mais passons. L’essentiel est de comprendre que derrière les chasses aux sorcières – de la Renaissance ou d’aujourd’hui – se cache le postulat selon lequel les hommes/l’État/le pouvoir détiennent la science absolue. La contestation féminine n’est que débordement d’émotions, probablement dû aux hormones…

Et puis si les domaines intellectuels et pratiques réservés aux hommes continuent de l’être, c’est aussi parce qu’à force de matraquer qu’ils le sont, tout le monde finit par le croire et les femmes perdent confiance en elles. J’en veux pour preuve la conduite automobile : 80% des accidents graves sont provoqués par des hommes au volant, mais on entend (très) régulièrement des abruti.e.s dire que les femmes ne savent pas conduire.

« Notre nullité est une prophétie autoréalisatrice » (p. 178) Comment voulez-vous réussir quelque chose si on vous a toujours fait croire que cette chose n’était pas faite pour vous ? Le témoignage personnel de Mona Chollet est édifiant sur ce point, et je pense qu’il est assez universel pour le coup. « Parfois je dis des âneries par ignorance, mais parfois aussi j’en dis parce que mon cerveau se fige, parce que mes neurones s’égaillent comme une volée d’étourneaux et que je perds mes moyens. Je suis prisonnière d’un cercle vicieux : je sens la condescendance ou le mépris de mon interlocuteur, alors je dis une énormité, confirmant ainsi ce jugement » (p. 178).

Les hommes connaissent cela également ; ne les prenons pas pour des super-héros intouchables. Il n’empêche que la survalorisation des valeurs masculines dans la société entraîne une perte de confiance en soi pour les femmes. Pas étonnant qu’elles soient majoritairement touchées par le syndrome de l’imposteur.

L’écoféminisme ou la conséquence logique de tout l’essai

Et oui : l’étude des chasses aux sorcières, fondées sur la dévalorisation des formes d’intelligence dites féminines au profit du pouvoir masculin, nous mène de manière parfaitement logique et systémique à l’écoféminisme. En effet, la destruction des ressources de la planète n’est que le prolongement de ces valeurs masculines de prise de pouvoir par la force. Et comme j’écris cet article en pleine canicule agrémentée d’une sécheresse qui bat tous les records de durée, autant dire que l’appauvrissement de la planète par l’humain est un sujet particulièrement…brûlant.

Au XVIIe siècle, à l’apogée des chasses aux sorcières, Descartes souhaitait que les hommes deviennent « comme maîtres et possesseurs de la nature » (p. 187). C’est justement cette vision du monde cartésienne – froide, calculatrice et « présentée à tort comme un sommet de rationalité » (p. 187) – qui a fait tant de mal à la nature. La rationalité, parlons-en. La pensée cartésienne, qu’on a voulu nous vendre comme le symbole de la modernité et de la sortie de la bêtise obscurantisme, n’a pas le monopole de la rationalité. Dominer telle une brute la nature et les êtres humains n’est pas signe d’intelligence et bien avant les contestations pro-climat actuelles, d’autres ont remis tout cela en question. C’est le cas des romantiques, souvent présentés comme une horde d’illuminés du bulbe. Pourtant, ils ne refusaient pas la raison pour lui substituer les émotions. Loin de là, ils souhaitaient opposer à cette « rationalité instrumentale […] une rationalité humaine substantielle » (p. 187). Car oui, ces valeurs modernes qui supposent une étanchéité entre la raison et l’émotion sont absurdes.

Le patriarcat est une domination, au même titre que l’exploitation abusive des ressources de la Terre. Le parallèle entre les victimes respectives de ces deux pendants d’une même domination est d’ailleurs bien plus évident qu’on ne le pense, puisque la Nature a toujours été une figure féminine – « God bless mother Nature, she’s a single woman too ». Le capitalisme agressif et l’agriculture intensive pillent la Nature comme le patriarcat encourage le viol des femmes. La logique est exactement la même. L’Homme s’approprie la planète de la même manière que l’homme s’approprie le corps des femmes. Or la lutte féministe tout comme la lutte pour la protection de l’environnement impliquent la même remise en question du rapport de force systématique. Le projet est immense et il est impossible d’adoucir le patriarcat – comme il est difficile de réguler le capitalisme soit-dit-en-passant. Si on suit la logique féministe, il faudrait le renverser, et cette révolution passe par une mise à plat de tout un système fondé sur la loi du plus fort et l’esprit de conquête.

Remettre les valeurs dites féminines au centre de tout serait la solution pour sauver la planète. Écoutons les sorcières, par définition en accord avec la nature, et non les oppresseurs. La figure de la sorcière est plus d’actualité que jamais, et elle montre à quel point malgré le génocide* que sont les chasses aux sorcières et la misogynie qui continue d’écraser les femmes dans de nombreux domaines, la puissance des femmes restera à jamais invaincue.

* Le terme est employé dans le livre.