Viendra le temps du feu, Wendy Delorme

Ne me demandez pas comment Viendra le temps du feu de Wendy Delorme a atterri dans ma PAL. Une chose est sûre : je ne regrette pas de l’avoir emprunté lors de quelques instants d’errance à la bibliothèque municipale, mon smartphone à la main avec ma page Babelio ouverte. Si mon avis est globalement positif, si l’histoire est riche et fort bien contée, je pense que j’oublierai ce roman assez vite.

Résumé

Dans cette dystopie polyphonique, des personnages rebelles se racontent. Après les suicides de masse de la jeune génération militante pour le climat, un État totalitaire aux frontières fermées s’est mis en place. C’est dans cette société de reproduction forcée et de prohibition de l’homosexualité et des livres que les destins de plusieurs dissidents vont se croiser. Rosa, Louve, Ève et Grâce ont fait partie d’une communauté autonome de femmes établie dans des grottes qu’elles ont creusées de l’autre côté du fleuve…avant que la police ne vienne s’approprier les terres et mettre un terme sanglant à leur utopie. Louise et Raphael quant à eux, n’ont connu que le totalitarisme et forment un couple factice. Elle se déguise le jour et fait des animations pour enfants dans des supermarchés. La nuit, elle danse dénudée. Lui est homosexuel. Le couple est surveillé de près car à vingt-cinq ans, ils ne se sont toujours pas reproduits. Mais la nuit, dans ce club interlope et dissident qu’ils fréquentent, ils ouvrent chacun de leur côté une porte incroyable qu’ils ne pourront plus jamais refermer : les livres.

Un féminisme sauvage

Viendra le temps du feu assume sa dimension militante, ne serait-ce que dans le titre. Fait rare, il commence par un verbe conjugué au futur, lequel exprime non pas un espoir, mais une affirmation vindicative. Un jour, la flamme qui brûle à l’intérieur des âmes rebelles viendra cramer ce système injuste et oppresseur. Le mot « feu » est à prendre au sens propre comme au figuré.

Et puis le roman est bien paru dans la collection « Sorcières » de la petite maison d’édition Cambourakis, une collection qui publie des essais et fictions à la fois féministes et anticapitalistes. Voilà ce qu’est cette histoire inspirée des Guérillères de Monique Wittig. Même si je n’ai pas lu ce roman à titre personnel, je trouve néanmoins cette histoire de communauté autonome et primitive lesbienne qui lutte pour sa liberté très intéressante. J’en profite pour souligner l’importance du mot « histoire » que j’ai choisi à dessein. Le roman de Wendy Delorme est militant certes, mais il reste une œuvre de fiction et l’écriture de celle-ci est remarquable. Tous les ingrédients d’un bon roman sont réunis : une intrigue avec une bonne dose de suspense, des rebondissements surprenants à la fin et surtout une manière de conter extrêmement prenante et efficace grâce à l’emploi de la polyphonie. Je clos cet aparté ; revenons-en à l’analyse de notre féminisme sauvage.

La lutte pour la liberté de ces Amazones est indissociable du combat contre l’oppression patriarcale. Le masculin rime ici avec violence et l’homonymie entre Mal et mâle n’a jamais été aussi concrète. L’État, la société patriarcale, incarnée notamment par la police, revêt toutes les formes de contrôle et de brutalité. L’opposition entre un féminisme sauvage heureux et une triste société patriarcale s’exprime sous divers aspects, comme des corps qui s’aiment vs. un « Pacte National » qui contrôle les corps à des fins reproductives et interdit l’homosexualité, des chants vs. la prohibition des livres, un état naturel joyeux vs. une vie citadine morose qui étouffe à cause du changement climatique.

Cette communauté de femmes semble vivre en parfaite harmonie, à l’état primitif, avant que la police ne détruise leur utopie dans un bain de sang.

« Elles étaient toutes brisées et pourtant incassables. Elles n’avaient pas besoin de rassembler chaque jour les morceaux de leur être […] elles existaient ensemble comme un tout solidaire, un orchestre puissant, les organes noués en ordre aléatoire, un grand corps frémissant. […] Être un soi cohérent et autosuffisant n’est pas chose essentielle, quand on sait faire partie d’une communauté d’êtres.

On aimait simplement. […] et l’on pouvait hurler, se taire et ne rien dire, chanter ensemble ou danser sans fatigue jusqu’à l’aube.

Les arbres alentour chargeaient l’air d’une fraîcheur qui vivifiait nos âmes. » (p. 68)

L’idéologie éco-féministe constitue indéniablement le pilier de cette histoire de guerrières. Libres et en osmose avec la nature, il fallait que le pouvoir masculin débarque avec ses gros sabots. Il opprime, il contrôle, il abrutit. Bref, il tue, y compris lui-même car les totalitarismes sont toujours mortifères. Malheureusement, la longévité du régime nord-coréen apporte un terrible contre-exemple à l’auto-sabotage systématique des régimes totalitaires dans l’Histoire. Disons que la liberté finit (presque) toujours par triompher. C’est du moins la thèse appliquée dans Viendra le temps du feu avec son intrigue qui mène petit à petit vers la révolution.

Au-delà des passages où les rescapées de la communauté se remémorent leur ancienne vie idéale, le choix de l’autrice de ne faire entendre que des voix féminines et une voix homosexuelle donne le ton dès le départ. Ici, on est entre femmes, entre guerrières opprimées, et la convergence des luttes fait que les homosexuels partagent leur destin. Car après tout, la répression de l’homosexualité et le contrôle du corps des femmes constituent l’alpha et l’omega des régimes autoritaires.

« Le féminisme sans lutte des classes, c’est du développement personnel »

Nous avons tous déjà entendu ce slogan politique, et il s’applique à la perfection dans cette dystopie. Elle est politique, car le féminisme l’est. S’il ne l’était pas, s’il ne sous-tendait pas la refonte d’un système entier d’injustice, il serait du développement personnel en effet. Et le développement personnel, c’est la plus grande fumisterie du XXIe siècle.

L’asservissement des femmes, c’est forcément celui des plus faibles par les plus forts, et l’État totalitaire décrit ici rappelle les dérives de nos régimes politiques actuellement en place en Occident. Tout au long de ma lecture, j’ai pensé au réel, au présent. Viendra le temps du feu est une invitation tout au plus à la rébellion, tout au moins à la vigilance.

Ainsi, nos dirigeants ne sont pas de gentils démocrates pacifistes contre des lointains méchants. La menace de la guerre plane toujours sur nos territoires en paix, sachant que la guerre n’était même pas encore aux portes de l’Europe au moment de l’écriture ! Voici un passage qui résonne comme un rappel : les interventions de l’Occident au Proche-Orient expliquent les attentats terroristes que nous connaissons depuis le 11 septembre. Ces mêmes interventions ont engendré des migrants, qui bien évidemment servent de boucs émissaires pour leurs pays « d’accueil ».

« Le grand génie de notre époque et de ceux qui la gouvernent, c’est de nous avoir fait croire que nous vivions en paix quand ils lâchaient des bombes sur d’autres continents. Quand des bombes artisanales ont explosé ici, la surprise était générale. Comment ? On nous voulait du mal ? Mais qu’avions-nous donc fait pour mériter cela ?

Les Autres [N.D.L.R. : du point de vue des femmes qui vivent en communauté, les Autres sont les dirigeants du pays de l’autre côté du fleuve] ont d’abord accusé ceux qui fuyaient les bombes qu’on avait envoyées dans leur pays natal. » (p. 50)

Dans la tradition du féminisme de gauche et avec lequel je suis en profond désaccord, le livre se veut pro-migrant, ignorant sciemment le choc culturel que l’arrivée de ces populations déclenche.

« dans la mer du Sud qui borde leur contrée sur sa façade Ouest, sur les îles qui jalonnent le parcours de la fuite entre leur terre et celle que les Autres maintiennent densément clôturée : des corps par milliers. Des corps d’enfants, de femmes, d’hommes dont les médias parlaient régulièrement avant le vote du Pacte. Puis le sujet s’est clos avec les frontières. » (p. 177)

Société autoritariste et inaction climatique

J’ai déjà mis plus haut le lien vers la chronique consacrée à Sorcières de Mona Chollet, l’ouvrage qui m’a permis de découvrir le concept d’éco-féminisme. S’il n’y a pas de féminisme sans lutte des classes, il n’y a pas non plus de féminisme sans écologie ni d’écologie sans féminisme. Le patriarcat soumet les femmes comme il soumet la Nature. Dans une société autoritariste et patriarcale, pillage, viol, appropriation et exploitation s’appliquent à la femme comme à la terre.

« Les arbres ne sont plus, ils ont été liés en des fagots immenses, puis charriés par les eaux pour construire un port. […] J’ai vu les planches poncées, fendues de coups de hache, percées de clous, martelées par les bottes de ceux qui vivent ici. » (p. 69)

Or le régime que veulent renverser les personnages de Viendra le temps du feu a exploité sans vergogne les ressources naturelles et n’a rien fait pour lutter contre le réchauffement climatique. Au contraire, il a ignoré et réprimé la jeune génération qui a tenté de faire réagir à ce sujet, provoquant des suicides de masse et la fin imminente du renouvellement démographique. Quand on connaît le niveau d’éco-anxiété chez les plus jeunes aujourd’hui, on se demande si cette histoire est si dystopique que cela. La référence à l’inaction climatique de nos gouvernements est exprimée de manière frontale.

« des millions de jeunes disparaître en une seule saison, lors d’une grande canicule. On ne les écoutait pas. Toutes leurs protestations n’avaient mené à rien, aucune décision concrète et globale, rien qui donnait espoir. Tout d’abord le suicide de Geia Walden. Les médias se moquaient autant qu’ils encensaient cette gamine frêle, qui faisait la morale aux grands hommes d’État. On l’invitait partout et de sa voix fragile […] » (p. 123)

Tandis que la nature était agréable car respectée par la communauté de guerrières, elle se transforme en enfer terrestre pour les habitants de la société autoritariste qui n’a de cesse de la bousiller.

« Les palmiers, les collines, les palais en ruine, la falaise et la plage, tout cela était trop beau pour demeurer caché. Et surtout, en été, on n’avait pas trop chaud là-haut sur notre crête. On échappait à la vague des grandes canicules, grâce au vent des falaises et à l’humidité montant de l’océan. On a vu arriver les premiers cars remplis de citadins au début de l’été (…) » (p. 113)

Ode au collectif face à un individualisme délétère

En dynamitant les grottes où vivaient ces Amazones, le régime totalitaire a détruit un élan collectif vital et puissant pour enfermer les êtres dans leur individualité stérile. Le puzzle décrit ci-dessus que formait la communauté, dans lequel chaque pièce trouvait sa place car il faisait partie d’un tout, a éclaté, emportant avec lui le sens de l’existence de chacune des femmes rescapées. Contrairement au communisme qui tuait les âmes en tuant les individus – cf. cet excellent essai sur la Corée du Nord –, le régime capitaliste tue les âmes en tuant les velléités d’union, puisque celle-ci fait la force !

Il en résulte des individus complètement paumés.

« Chacun est dividu, se suffit à soi-même. Il n’est pas question de lier une âme à l’autre mais de trouver en soir la seule raison d’être.

Je n’ai plus jamais su ce qu’est la complétude depuis qu’elles sont parties. » (p. 69)

La force du collectif va d’ailleurs se recréer instinctivement lorsque les différents personnages se retrouvent dans un but commun : la révolution. Même avant le passage à l’acte à peine esquissé à la fin du roman, la montée en puissance de cet élan contestataire repose sur l’union, notamment via la transmission de livres sous le manteau. Transition parfaite pour mon dernier développement !

Les livres ont la capacité de changer le monde

L’histoire l’a prouvé et ce n’est pas pour rien si les nazis ont commencé par brûler des livres avant de brûler des Hommes. Les livres sont dangereux pour les totalitarismes et de la RDA à la République Populaire de Chine en passant par l’URSS, les dictatures se sont toujours attelées à contrôler la culture et à interdire les livres jugés anti-régime. Dans Viendra le temps du feu, ils sont presque tous interdits. La culture et plus particulièrement la lecture ont cette fâcheuse tendance à faire réfléchir, et un régime totalitaire abhorre l’idée même de citoyens éclairés. Alors on leur récite la messe depuis le plus jeune âge. Raphael s’en souvient dans la lettre qu’il destine à sa mère.

« Ça me rappelle ces fables que tu nous racontais quand on était petits. Il y avait toujours une morale à transmettre, qu’on absorbait bercés par ta voix rassurante. […] La déférence envers les instances de pouvoir qui guident notre peuple et assurent sa survie. » (p. 143)

Ouvrir les yeux sur son environnement, c’est remettre en question des évidences qui n’en sont pas, et dans ce roman, la prise de conscience de Louise et Raphael naît grâce aux livres. Les mots de ce dernier se transforment en véritable manifeste révolutionnaire.

« Ce que je veux maman, c’est rendre irrespirable l’eau dans laquelle on nage ou plutôt l’air qu’on respire. Que l’on sente son odeur, que tous les autres réalisent enfin comme il pue. » (p. 143)

Les livres ouvrent les esprits de ceux qui les lisent et sauvent également ceux qui les écrivent. On connaît le pouvoir des histoires depuis toujours, car avant que l’écriture ou le papier n’existent, on se transmettait des contes à l’oral. C’était une nécessité, et c’est ce qui différencie les Hommes des animaux. Les survivantes de la communauté de guerrières de l’autre rive en sont la preuve.

« certaines sœurs trouvaient que le plus difficile n’était pas le labeur, l’angoisse, le froid, la faim, ni les grandes canicules, mais le fait de vivre sans nouveaux livres à lire […]. Les histoires qu’on raconte sont nécessaires à l’âme comme l’eau l’est à la terre pour que les fleurs fleurissent. Nos âmes s’étiolaient si nous ne prenions soin d’écrire, de chanter, de dire des histoires. » (p. 171)

Au-delà du combat physique pour creuser des grottes et éventuellement lutter – en vain bien sûr – contre la répression policière, elles se sont battues pour raconter leur histoire et transmettre celles d’autres contestataires avant elles, faisant ainsi trembler les Autres par leurs écrits. Car Raphael tombera dessus et comme il le dit, la révolution doit se faire de l’intérieur. « Par les mots, par le feu. » (p. 220).



Une réflexion sur “Viendra le temps du feu, Wendy Delorme

Laisser un commentaire