La saison des feux, Celeste Ng

Ultime tentative de Book Club dans ma nouvelle ville de résidence française, La saison des feux de Celeste Ng est l’un de ces quelques livres que tous les Books Clubs américains semblent avoir lus. Il n’en demeure pas moins une jolie surprise pour les autres membres et moi. Nous n’avons pas été les seules à adhérer à cette histoire sur fond de Wisteria Lane, puisqu’il a remporté le Goodreads Choice Awards en 2017, l’année de sa parution. Et puis surtout, le roman a fait l’objet d’une adaptation comme mini-série télévisée en 2020, avec Reese Witherspoon dans le rôle principal.

Les personnages

Famille Richardson

Elena: la mère, cheffe de famille, vit à Shaker Heights depuis plusieurs générations, écrit pour le journal local

Bill : le père, grand avocat, très peu présent dans le roman

Lexie : l’aînée, populaire au lycée

Trip : le premier fils, cliché du sportif beau gosse des lycées américains

Moody : l’autre fils, plus introverti et moins populaire, il se lie d’amitié pour Pearl et la présente à sa famille

Izzy: la cadette rebelle en opposition avec les valeurs bourgeoises de sa famille

Famille Warren

Mia : mère célibataire de Pearl, photographe qui change régulièrement de ville

Pearl : fille de Mia, née de père inconnu, très jolie

Bebe Chow : collègue asiatique de Mia (laquelle fait des extras dans un restaurant chinois pour joindre les deux bouts), veut récupérer son bébé abandonné à la naissance et désormais adopté par le couple McCullough

Linda McCullough : amie d’enfance d’Elena, après avoir essayé pendant des années d’avoir un enfant avec son mari, elle adopte

Résumé

Nous sommes dans les années 90 – dernière décennie bénie avant la révolution technologique des portables et des réseaux sociaux – à Shaker Heights, une banlieue de Cleveland dans l’Ohio. Les destins de deux familles antagonistes se retrouvent liés dans une tension qui va crescendo pour finalement exploser de manière spectaculaire. Le titre original annonce la montée : Little fires everywhere, c’est l’histoire de petits feux allumés ça et là sans forcément être remarqués, et qui se terminent en grand incendie…au sens propre comme figuré.

Telle est l’ouverture de ce roman qui commence donc par la fin. La maison de la famille Richardson est en flammes, et Lexie, Trip et Moody – les trois premiers membres de la fratrie – assistent à la scène. Ils savent très bien que c’est Izzy, leur cadette, qui a fait le coup. Ainsi, tout le roman est un flashback permettant au lecteur de comprendre comment l’adolescente rebelle est en arrivée là.

Il y a un an, Elena Richardson loue à Mia et Pearl Warren une maison du quartier qui lui appartient. Celle-ci passe de plus en plus de temps chez les Richardson grâce à une « amitié » – non réciproque, puisque le jeune homme est comme qui dirait dans la friend zone – avec Moody. Fascinée par cette famille bourgeoise, la jeune fille habituée à un mode de vie nomade et minimaliste idolâtre Lexie et tombe sous le charme de Trip.

Une réciprocité inattendue se produit, puisque Lizzie est à son tour fascinée par Mia et ses talents artistiques après que cette dernière ait été engagée comme femme de ménage par les Richardson – un job que la maman accepte dans le seul but de surveiller sa fille.

Toutefois, Mia fait sa déclaration de guerre via une histoire qui ne concerne pas directement les deux foyers. Lors d’une visite chez les McCullough, elle se rend compte que leur fille adoptive prénommée Mirabelle n’est autre que la progéniture de sa collègue Bebe, et encourage cette dernière à créer un scandale médiatique pour récupérer son enfant qu’elle regrette d’avoir abandonné un an plus tôt pour cause de difficultés économiques.

Elena découvre qui est à l’origine du scandale que doit subir la pauvre Linda et commence à enquêter sur le passé de sa mystérieuse locataire. Et elle ne va pas être déçue ! Ce qu’elle découvre résonne étrangement avec la situation présente. Quand elle était étudiante en école d’art à New York, Mia a accepté de porter l’enfant d’un riche couple stérile pour une jolie somme d’argent, puis a changé d’avis et s’est enfuie avec Pearl en prétextant une fausse couche.

Vous vous dîtes sûrement que l’intrigue a son lot de grossesses non désirées ou du moins pas très joyeuses…Dommage, car ce n’est pas fini. Lexie tombe enceinte de son petit-ami, ne le dit pas à sa famille – dans son monde, les mères adolescentes n’existent que parmi la populace ! – et demande à Pearl de l’accompagner à la clinique lors de son avortement. Pour préserver le secret, elle utilise le nom de son amie lors de sa déclaration.

Évidemment, Elena apprend la grossesse de Pearl – !!?? – alors qu’elle était en train de fouiner à la clinique pour une autre histoire. Elle soupçonne Moody d’être le père, mais ce dernier l’informe qu’elle se trompe de fils. En effet, Pearl et Trip se voient régulièrement en cachette pour copuler et le petit frère éconduit le sait depuis un moment.

La fin est proche pour le tandem Warren. Bebe n’obtient pas la garde de Mirabelle et Elena, en informant Mia de la grossesse de sa fille, la somme de quitter Shaker Heights. Izzy, furieuse en apprenant le mauvais traitement que sa mère et sa fratrie ont réservé aux deux pauvresses – et surtout à Pearl qui paye pour Lexie – allume des petits feux dans chaque chambre à coucher de la maison familiale.

Pour filer la métaphore, le dénouement est un véritable feu d’artifice. Bebe Chow kidnappe sa fille et retourne vivre en Chine. Les McCullough ne parviendront jamais à remettre la main sur « leur » Mirabelle et adopteront un autre bébé chinois. Mais la célébration des liens du sang ne s’arrête pas là, puisque Mia a pour projet de reprendre contact avec ses parents et le géniteur de Pearl. Quant à Izzy, elle vole à son tour le nom des Warren et s’enfuit à Pittsburgh, se jurant de tout faire pour ne jamais revenir à Shaker Heights, même si elle est rattrapée par la police. Il ne reste plus qu’à Elena de passer le restant de ses jours à retrouver sa fille.

La fameuse banlieue américaine et ses faux-semblants

Comme annoncé en introduction, Shaker Heights n’est pas sans rappeler Wisteria Lane – les meurtres en moins. Celeste Ng a grandi dans cette banlieue et dénonce avec moult détails et explications l’hypocrisie et le manichéisme à outrance qui règnent dans ces microsociétés. Le personnage d’Elena est éloquent ; ce n’est pas un hasard si on retrouve une Reese Witherspoon avec raie sur le côté et collier de perles dans l’adaptation en série. Persuadée d’être dans le camp du bien, Elena loue gracieusement – elle précise bien ne pas le faire pour l’argent lors de sa rencontre avec Mia – une maison à une famille monoparentale en situation précaire. Elle ne voit pas non plus l’humiliation infligée lorsqu’elle propose à sa locataire un job de bonne, mais pense sincèrement lui rendre service.

Cette dimension de lutte des classes s’exprime de manière encore plus dramatique dans le conflit entre Bebe Chow et les McCullough. Au-delà du débat sur la primauté ou non des liens du sang dans la parentalité, il y a celui – indissociable du premier, bien évidemment – qui porte sur le pouvoir de l’argent. Peut-on tout acheter ? Le confort qui entoure Mirabelle McCullough est-il préférable à l’amour de celle – aussi pauvre soit-elle – qui lui a donné la vie ? Dans La saison des feux, le narrateur à la troisième personne ne semble pas prendre parti, et la question reste pour ma part sans réponse. En revanche, les couples Richardson et McCullough – en particulier chez les personnages féminins, toujours au centre des intrigues de banlieue puisqu’elles incarnent le monde domestique, comme le prouve la série Desperate Housewives – transpirent de bons sentiments. Linda est persuadée que le bébé n’a rien à faire chez une mère sans le sous et Elena ne comprend pas non plus que cette dernière ose changer d’avis. Et comme toujours, persuadée de faire le bien, elle n’hésite pas à détruire la vie de Mia. Mais le fait-elle pour défendre son amie et rétablir une certaine justice, ou plutôt par vengeance envers une femme qui chamboule ces certitudes depuis son installation dans cette banlieue policée ?

« Même des années plus tard, Mme Richardson n’en démordra pas : elle a fouillé dans le passé de Mia uniquement pour lui rendre la monnaie de sa pièce après tout le tort qu’elle a causé. Elle a fait ça pour Linda – sa meilleure amie, une femme qui a toujours voulu bien faire avec ce bébé […] Linda ne méritait pas ça. […] Elle serait incapable de reconnaître, y compris de se l’avouer à elle-même, que tout cela n’avait strictement rien à voir avec le bébé. Il était plutôt question de Mia elle-même, d’un sentiment diffus qui l’entourait, du malaise obscur que cette femme provoquait et que Mme Richardson aurait préféré garder enfoui. »*

Les pauvres doutent, se sentent coupables – Bebe Chow en est la plus parfaite illustration – tandis que les riches ne doutent jamais de faire le Bien, ni même de ce qu’est le Bien. Quand ils sont bousculés dans leurs certitudes, ils ripostent durement et tuent dans l’œuf la moindre remise en question d’eux-mêmes. Le reste du temps, un angélisme absolu est à l’œuvre…sur fond de mépris social lui aussi absolu.

« C’était, du moins selon les limites de son imagination, une vie parfaite à un endroit parfait. Tout le monde avait cette impression à Shaker Heights. Alors quand le monde extérieur s’est avéré moins parfait – comme lorsque Brown v. Board a provoqué un tollé, que les usagers de Monthomery ont boycotté les bus et que les Neuf de Little Rock allaient à l’école sous une pluie d’insultes et de crachats – les habitants de Shaker, dont Caroline [la mère d’Elena], ont mis un point d’honneur à être au-dessus de tout cela. N’étaient-ils pas plus intelligents, plus raisonnables, plus réfléchis et prévenants, les plus riches, les plus éclairés ? N’était-ce pas leur devoir d’éclairer les autres ? L’élite n’avait-elle pas pour responsabilité de partager son bien-être avec les plus nécessiteux ? La propre mère de Caroline l’a toujours élevée dans le souci des gens dans le besoin : elle organisait des distributions de jouets à Noel, était membre de l’Association locale pour les enfants et a même supervisé la rédaction d’un livre de recettes de l’Association, dont les bénéfices étaient reversés à des œuvres caritatives »

Or le pouvoir de nuisance d’Elena est à la hauteur de son utopisme. Et ses enfants n’ont pas plus de moralité quand il s’agit de défendre leurs intérêts, comme le prouve le comportement de Lexie, prête à tout pour ne pas bouleverser le sacro-saint équilibre familial – ou, pour le dire autrement, sa réputation.

Et comme souvent dans ce genre d’histoires où tout n’est que faux-semblants et injustice, le ver est dans le fruit dès le départ, et il s’appelle Izzie. Les cadets sont les plus rebelles et indépendants, et cette petite confirme la règle. Elle n’est pas dupe et échappe à sa mère depuis le plus jeune âge. Mais la volonté de tout contrôler d’Elena ne fait qu’aggraver les choses. Une peur qui augmente la pression sur ce jeune élément perturbateur et le pousse à s’échapper pour de bon en commettant l’irréparable.

La problématique de la race

Comment aborder la question sociale en Amérique sans traiter de la race ? En cela, le roman est complet et l’intrigue autour de la petite Chow/McCullough permet de poser le problème de façon très révélatrice des considérations américaines. En France, on réfléchit selon l’appartenance à une nation et – même si l’influence de la pensée américaine est en passe de modifier cela – on écarte les soucis de race. Notre premier réflexe est de nous offusquer quand les Américains ramènent les Noirs à leur couleur de peau, par exemple. C’est oublier l’Histoire de ce pays : une terre colonisée par des Blancs à travers le génocide de ses autochtones. Sans compter la ségrégation.

Autre chose qu’a dû m’expliquer une membre américaine du Book Club tant je m’entêtais dans mon ethnocentrisme, tous les citoyens Américains – à l’exception des autochtones susmentionnés ! – ont des ancêtres qui viennent d’ailleurs. Ainsi, ils ont développé une véritable « obsession » de l’ADN, pour reprendre le terme employé par cette jeune femme. Beaucoup d’Américains font des tests ADN pour savoir quelles sont leurs origines et accordent une grande importance à celles-ci.

C’est pourquoi les McCullough font tout un cirque – hilarant tant Celeste Ng le tourne en ridicule – pour que Mirabelle garde un lien avec ses origines asiatiques. Linda lui cuisine alors du riz et lui offre un panda comme peluche. Le lecteur, même Américain, ne peut que lever les yeux au ciel. Mais pour revenir aux choses sérieuses, il y a aussi toute cette condescendance de la classe moyenne WASP à l’égard des autres races – en l’occurrence des Asiatiques. Lorsque l’avocat de Bebe Chow, lui-même Chinois, invective l’assemblée pendant le procès de sa cliente, les spectateurs présents et les médias – des Blancs pour la plupart – expriment avant tout une grande surprise. En effet, dans les représentations populaires et notamment cinématographiques, le Chinois est fourbe, sourit bêtement pour mieux faire ses coups en douce. Jamais il n’est en colère et ne se détache de cette posture de soumission. J’ai donc trouvé cette réflexion sur les clichés racistes très bien amenée, en particulier le bouleversement dans les esprits de la « race dominante » que peut induire un tel coup de pied dans la fourmilière.

Or la classe moyenne américaine blanche se trouve d’autant plus chamboulée dans ses convictions qu’elle a des opinions typiquement Démocrates, toujours bienveillantes et progressistes. Car en Amérique, la polarisation est légion : au même titre que les Républicains souvent dépeints comme des rednecks racistes et incultes, les classes supérieures démocrates instruites dégoulinent de bons sentiments et en font des caisses.

« Quand les problèmes du monde extérieur [notons le sarcasme de l’auteure dans l’emploi de cette expression !] se sont fait sentir à Shaker Heights – une bombe au domicile d’un avocat noir – la communauté s’est sentie obligée de montrer que Shaker Heights ne partageait pas ces valeurs. Une association de quartier est intervenue pour promouvoir l’intégration d’une façon typique de Shaker Heights : des prêts pour encourager des familles blanches à s’installer dans des quartiers noirs, des prêts pour encourager des familles noires à s’installer dans des quartiers blancs, des règlements pour interdire les panneaux À VENDRE afin d’empêcher le white flight ». S’en suit une description de la participation de Caroline et de sa petite Elena à la Marche sur Washington de 1963.

*Pagination non disponible puisque j’ai lu le livre en format e-book et en version originale. La traduction en français est donc entièrement personnelle. Sorry.

My Absolute Darling, Gabriel Tallent

Comme beaucoup de lecteurs français, j’ai lu ce roman suite à l’interview de Gabriel Tallent par le plus grand prescripteur de livres de France. À l’instar de L’Arbre-monde de Richard Powers, et pour des raisons différentes, My Absolute Darling m’a profondément ennuyée. Cette confiance aveugle dans le trop sympathique François Busnel a été une erreur. En revanche, je comprends le succès de ce livre choc ainsi que les nombreux prix littéraires remportés – à l’instar du prix de l’héroïne Madame Figaro 2018. Sans oublier que MONSIEUR Stephan King a qualifié le roman de « chef d’œuvre ». Voyons voir pourquoi il ne m’a pas marquée malgré ses qualités indéniables.

Résumé

Sur la côte Nord de la Californie, Julia – alias Turtle – Alveston est une fillette de quatorze ans qui vit seule avec Martin, son père survivaliste. Dans ce vase clos fait d’inceste et de violence, Turtle, surnommée « My Absolute Darling » par son père, passe son temps à pratiquer le maniement et l’entretien des armes à feu, mais aussi à arpenter seule et sur des kilomètres l’immensité de cette nature sauvage et fascinante qui l’entoure.

Au collège, ce garçon manqué est plutôt exécrable avec ses camarades et obtient des résultats catastrophiques. Anna, l’une de ses professeurs, se doute bien que son élève grandit dans un milieu toxique, mais ses tentatives d’alerte sur les mauvais résultats de Turtle se heurtent au mépris et à la misogynie du père.

Et voici l’élément perturbateur, le tiers qui va déclencher la pénible libération de Turtle. Pendant une escapade plus lointaine et plus longue que d’habitude, la jeune fille rencontre Jacob. Lycéen solaire issu d’un milieu privilégié, il se lie d’amitié pour cette créature si débrouillarde et intriguante.

À partir de là, Turtle, malgré sa forte dépendance vis-à-vis de son père, tente progressivement de s’échapper des griffes de celui-ci, au péril de sa vie…

Un réalisme choc tout en longueurs

Aux États-Unis, les polémiques sur l’ethnie ou, comme c’est le cas ici, le genre des auteurs et leur habilitation supposée à écrire sur des sujets qui ne sauraient les concerner font légion. Gabriel Tallent n’y a pas échappé et certains progressistes extrémistes – si nombreux outre-Atlantique – lui ont nié le droit d’écrire sur la souffrance d’une petite fille victime d’inceste. Évidemment, puisque c’est un homme et qu’il n’a été violé par personne pendant son enfance. Il n’empêche que le récit est troublant et que, contrairement au reproche que j’ai pu lire çà et là, les fameuses scènes chocs qui décrivent de façon très graphique les viols subis ne m’ont pas semblé être le fruit d’une perversion et d’un voyeurisme (masculin), mais d’un souci de réalisme. Oui, le viol et l’inceste sont des atrocités et Gabriel Tallent est de ces artistes qui pensent qu’il n’y a pas lieu d’éluder ou d’adoucir l’horreur. Au contraire : montrons, quitte à choquer ! En ce qui me concerne, les scènes m’ont choquée – encore heureux ! – mais certainement pas dérangée. Après tout, c’est la réalité qui est choquante, pas son récit. Avec un tel parti pris de « mieux vaut une bonne claque dans la gueule du lecteur pour lui faire comprendre la cruauté du monde », pas étonnant Stephen King ait fait l’éloge de ce livre.

Par ailleurs, les deux auteurs se rejoignent sur un point essentiel : la peinture de l’Amérique et de ses travers. Si la violence est omniprésente dans l’univers de King, c’est parce qu’elle est constitutive de l’Amérique. Car comme le dit Gabriel Tallent dans l’excellente interview mentionnée plus haut, il ne peut en être autrement d’une nation qui a été créée à partir d’un génocide. Brillantissime. L’auteur lui-même reconnaît posséder une arme tout en déplorant les ravages de cette culture des armes à feu. Il critique sa culture mais ne peut s’en extraire. Brillantissime et sincère. Enfin, il rend hommage à la beauté des grands espaces avec des descriptions – soporifiques à mon goût – du sublime paysage californien. Désertique et indomptée, cette Californie semble aux antipodes de Los Angeles et de l’univers des sitcoms qui ont bercé notre jeunesse – des plages bondées d’Alerte à Malibu à la résidence hupée de Melrose Place. Pour la beauté des grands espaces, voir Idaho d’Emily Ruskovich. Je suis donc coincée. D’un côté, je ne peux que m’incliner devant l’intention du roman et les thèmes qu’il aborde, à savoir le survivalisme, les armes à feu, l’emprise et la masculinité toxique – et nous y reviendrons. D’un autre, je n’en ai pas toujours apprécié le traitement. En effet, tout est poussé vers le détail. Les descriptions du mécanisme des différents modèles de pistolet sont interminables, sans compter celles de leur entretien de la part de Turtle et des scènes de tir. Mon Dieu que c’est long. « Bon, tu tires oui ou merde ? », ai-je souvent pensé. Même chose pour la nature ; la beauté et l’immensité des paysages ne font aucun doute, mais l’escapade de Turtle au cours de laquelle elle fait la connaissance de Jacob ainsi que l’épisode où les deux amis frôlent la noyade donnent envie de sauter une bonne dizaine de pages. À mon sens, ces thèmes si intéressants sont donc gâchés par des longueurs et une accumulation de détails insupportables.

Le récit d’une emprise

La masculinité toxique et l’emprise qu’elle alimente constituent l’essence même de ce roman. Certes, Gabriel Tallent est un homme, mais le fait qu’il ait été élevé par des lesbiennes le rend particulièrement sensible aux questions de misogynie et de masculinité toxique. L’inceste n’en est que la conséquence. Martin, cet homme méfiant du monde extérieur hait les Hommes en général et les femmes en particulier. Le respect et la morale ne peuvent l’intéresser puisque l’idée même de société – avec l’intégrité et les droits moraux d’autrui qui la constituent – lui est étrangère. La loi du plus fort est son seul credo. Or comme il est le plus fort, il n’a qu’à se servir.

Et si Turtle met tant de temps à partir, c’est justement grâce au mécanisme de l’emprise, aussi bien huilé que celui des flingues du roman. L’isolement en est l’une des composantes principales et pour le coup, la petite est servie, puisqu’elle vit seule avec son bourreau au milieu de nulle part. Pas d’amis, pas de contacts extérieurs en dehors de l’école, où Turtle se montre naturellement hostile envers ses camarades et professeurs, si ce n’est quelques visites dans la caravane où vit son grand-père paternel. Lui-même sait que les choses ne tournent pas rond et entretient de mauvais rapports avec son fils, mais rien n’y fait. Turtle passe le plus clair de son temps à jouer avec ses pistolets lorsqu’elle lui rend visite.

Ensuite, il y a ce fameux mélange savamment distillé d’amour passionné – le surnom éponyme au livre en est la plus parfaite illustration – et d’humiliations aussi cruelles qu’inventives. Sans faire dans la psychologie de comptoir et le développement personnel contemporain avec son analyse triviale de l’archétype du « pervers narcissique », les conséquences de l’emprise sur l’estime de soi de Turtle sont édifiantes.

« Puis il lui dit « C’est ça ton ambition ? Être une petite fente illettrée ? »

[…] Turtle n’arrêtait pas de penser à ces mots, petite fente illettrée. L’importance de son père se révèle entièrement à elle d’un seul coup, comme quelque chose de coincé dans une cannette et qui explose en sortant. Elle ne nomme ni n’examine certaines parties d’elle-même, puis il va les nommer, et elle va se reconnaître dans ses mots et se détester. »

La dépendance absolue de la gamine et la croyance aveugle dans la bonté de son seul repère sont exprimées un peu plus loin.

« « J’ai confiance en toi, » dit-elle, et elle se dit qu’il était dur avec elle, mais que c’était pour la bonne cause. Qu’elle avait besoin de cette dureté qu’il avait en lui. Il faut bien qu’il soit dur avec elle, puisqu’elle ne sait pas ce qui est bon pour elle. Et il la pousse à faire ce qu’elle veut faire pour elle-même, sans en être capable ; »

Mais cette construction issue d’une manipulation en profondeur est « naturellement » remise en question par l’intuition du caractère malsain de la relation.

« mais tout de même, tout de même…il y a des moments où il manque de tact. Il y a quelque chose en lui, quelque chose qui va au-delà du manque de tact, quelque chose de presque…Elle n’en sait rien, n’en est pas certaine, mais elle sait que c’est là. »

Et cette graine de la libération va germer très lentement, arrosée par la rencontre avec Jacob et accélérée par l’intrusion de Cayenne. Martin va recueillir cette autre petite fille bien loin de la puberté et la bousiller – je vous épargne les détails insoutenables de la fin du roman. Comme pour de nombreuses victimes de pédophilie, c’est par altruisme et pulsion de protection envers une autre victime que Turtle parvient à fuir et à combattre son père.

Bien évidemment, Jacob n’est pas un chevalier blanc qui délivre Turtle de son bourreau, puisque la victime est consentante. L’isolement et la méfiance vis-à-vis de la société que le survivaliste a inculqué à sa fille sont bien trop ancrés en elle. Cette dernière éprouve même de la pitié pour lui et se sentirait coupable de l’abandonner. Tout en ayant conscience du caractère destructeur de leur relation fusionnelle et de l’emprise dont elle est victime, Turtle ne voit pas d’issue et estime que les gens « normaux » ont le beau rôle dans l’histoire.

« Je suis tout ce que Martin a, et je ne peux pas le laisser comme ça. Je ne peux pas. Quand ton papa est lucide, alors il te veut le plus grand bien, et quand il ne l’est pas, quand il est incapable de voir que tu es un individu à part entière, alors il veut couler avec toi. Qu’est-ce que Jacob en sait, comment Jacob peut-il prétendre avoir cerné Martin ? Martin a plus de blessures et de courage en lui que Jacob ne peut l’imaginer. Ils vous regardent et savent ce que vous devez faire. Pars, diraient-il. Cours. Mais ils ne voient pas les choses de ton point de vue. Ils ne voient pas qui tu abandonnerais et ce que tout cela signifie pour toi. Ils en sont incapables. Ils voient les choses uniquement de leur point de vue. Et Jacob a raison dans le sens où il dirait ce que n’importe qui d’autre dirait, comme si ce n’était pas compliqué, mais il ne comprend pas. Au fond, il ne comprend rien à rien, ne comprendra jamais, et ce monde, se dit Turtle, n’a pas été bon avec toi au point que tu lui dois quoi que ce soit. Ce n’est pas parce que tout le monde a telle opinion, parce que tout le monde pense telle chose sauf toi, que tu as forcément tort. »



L’Apiculteur d’Alep, Christy Lefteri

Voici le premier objet littéraire que je lis portant sur une tragédie contemporaine : la guerre en Syrie et la crise migratoire qu’elle a déclenchée. Globalement, l’histoire est belle malgré son caractère inévitablement tragique, mais surtout elle est si bien racontée que le livre se lit très vite.

Rien d’étonnant à cela puisque Christy Lefteri, auteure britannique de parents chypriotes, a travaillé comme bénévole pour l’Unicef dans un camp de migrants à Athènes. Elle a donc pu récolter de nombreux témoignages et s’imprégner de l’histoire de ces gens qui lui ont inspiré celle des personnages de L’Apiculteur d’Alep.

Résumé

Dans la belle Alep, Nuri est un apiculteur bon et sensible, marié à Afra, une peintre. Avec leur petit garçon Sami, ils mènent une vie plutôt heureuse en Syrie. La guerre vient bouleverser cet équilibre et les opposants au régime de Bachar el-Assad détruisent tout autour des personnages du roman, y-compris les ruches de Nuri. Mustafa, le co-gérant des ruches et cousin de Nuri, part alors en Angleterre avec sa famille. Il s’installe dans le Yorkshire, puis y ouvre un rucher et enseigne son art de l’apiculture à d’autres migrants. Un jour, l’appartement familial explose dans un attentat. Sami meurt sous les yeux de sa mère pendant cette même explosion. Afra perd la vue et demeure longtemps sous le choc de ce qu’elle a vu. Elle refuse de quitter Alep et malgré les e-mails exhortatoires de Mustafa, le couple reste jusqu’au dernier moment dans cette ville fantôme. Très peu de civils y « vivent » encore et lorsque les hommes armés posent un ultimatum à Nuri pour qu’il les rejoigne, le départ s’impose.

Après de longues heures de route en voiture pour échapper aux contrôles, ils arrivent en Turquie. Bien évidemment, la traversée ne se fera pas tout de suite et ils logent plusieurs semaines chez leur passeur. Un jour celui-ci envoie Nuri récupérer de la « marchandise » et  viole Afra pendant son absence.

Quand la nuit de la traversée de la Méditerranée arrive enfin, le récit correspond à ce qu’on a souvent entendu sur ces migrants qui prennent la mer au péril de leur vie dans des embarcations ultra vétustes. Mohammed, un petit garçon que Nuri a rencontré avant de quitter la Turquie, manque de se noyer. Il est sauvé in extremis et à partir de là, revient sans cesse lorsque Nuri, depuis son B&B en Angleterre, se remémore leur parcours de migrants.

Mais la partie la plus terrible du périple d’Afra et Nuri est à mon sens – et à celui des personnes avec qui j’ai échangé sur le roman – leur séjour interminable dans un camp de migrants à Athènes. Les frontières sont fermées et personne ne sait combien de temps ils vont rester ici. Ce camp insalubre et terreau de la violence menace de ne plus être une solution temporaire. Les conditions de vie sont décrites avec précision grâce l’expérience du terrain de Christy Lefteri. Et puis il y a sans conteste l’épisode le plus choquant du livre : cet homme qui attend seul, chaque soir près d’une pierre, et disparaît avec des enfants pour réapparaître ensuite avec des billets. Mohammed n’échappe pas à ce charmeur de serpents, bientôt tabassé et tué par une foule d’adultes vengeurs.

Un livre sur le traumatisme

Difficile d’imaginer, nous, Occidentaux, les horreurs qu’ont dû subir les migrants. L’histoire de Nuri et Afra est terrible, mais à écouter les témoignages d’autres migrants – non fictifs cette fois – on dirait presque qu’ils s’en sortent bien. Issus d’un milieu privilégié, leurs grosses économies leur permettent de payer des passeurs moins infréquentables que d’autres et de manger à leur faim. C’est dire le niveau de malheur des autres !

Dans cette histoire racontée du point de vue d’un personnage masculin rêveur, la douceur est de mise dans la narration. Pas de pathos, pas de misérabilisme, mais un sentiment de fatalité qui inonde le récit. Le narrateur sait qu’il doit continuer à vivre, qu’il devra s’adapter à un pays gris et radicalement opposé au sien, reprendre sa raison de vivre qui est l’apiculture, aimer sa femme alors qu’il n’a pas su la protéger et ne peut quasiment plus la toucher et surtout…vivre sans leur fils. Leurs traumatismes respectifs sont opposés et complémentaires. Afra ne voit plus ce qui est, tandis que Nuri voit ce qui n’est plus.

À force de va-et-vient permanents entre un présent dans un hôtel en Angleterre et un passé douloureux, le lecteur devine très vite la vérité révélée à la fin du récit : Mohammed n’existe pas et Afra n’est pas aveugle – du moins pas sur le plan médical/physique. L’hallucination et le handicap sont les conséquences du traumatisme de la perte d’un enfant pour ce couple endeuillé à vie. Ils doivent désormais réapprendre à vivre ensemble – notamment dans l’intimité – et à appréhender à nouveau leur passion. D’ailleurs, aucun des deux ne l’a délaissée ; pas un seuil instant. Le regard – ou plutôt l’esprit – de Nuri s’arrête régulièrement sur des abeilles et Afra n’a jamais cessé de dessiner et de peindre malgré sa cécité. Se raccrocher à ce qui nous définit, continuer à vivre grâce à l’action – et ce n’est pas ce qui manque ici –, c’est peut-être cela le secret de la résilience.

Comme toute œuvre littéraire, L’Apiculteur d’Alep pose des questions et n’a pas vocation à donner des réponses. L’auteure le précise dans l’interview retranscrite à la fin de mon édition en anglais : à travers cette histoire de deux traumatismes, elle a voulu poser la question de « qu’est-ce que voir ? ». Et si Afra était moins aveugle que son mari qui refuse de faire le deuil de Sami en reportant son amour sur Mohammed ? Et si être aveugle n’était pas finalement la seule solution pour se protéger des horreurs du monde ? Quant aux citoyens Occidentaux, ne ferment-ils pas, eux-aussi, les yeux face à une réalité trop insupportable ?

Un véritable roman, pas un manifeste pro-migrants

Dans ce roman rempli d’humanité et de nuance, le lecteur ne subit aucune leçon de morale ni discours culpabilisant à l’égard des Occidentaux. Ainsi le rejet des migrants de la part des Grecs n’est pas présenté comme injuste et dégueulasse – il est objectivement compréhensible ! – et le calvaire administratif pour obtenir un rendez-vous chez un ophtalmologue pour Afra est décrit de manière purement factuelle.

Comme je l’ai évoqué plus haut, la jeune auteure connaît son sujet. Ce contact quotidien et prolongé avec les semblables des futurs protagonistes de son roman se retrouve dans la précision des détails qui « sentent le vécu ». La destruction d’Alep, le départ de Syrie, l’intervention des passeurs en Turquie, mais surtout de l’horreur du camp de migrants en Grèce – cette halte qui prend des allures de porte l’enfer…tout semble réaliste. Sans rien y connaître, je peux cependant affirmer ne pas avoir eu l’impression de lire la fiction purement fantasmée d’une Occidentale apitoyée mais déconnectée de cette crise migratoire. Ouf !

Voilà pour la partie « historique », si on peut parler d’histoire contemporaine. Mais Christy Lefteri n’est ni essayiste ni journaliste, et je veux surtout montrer ici que L’Apiculteur d’Alep est avant tout un beau roman, avec une histoire individuelle agréable à lire. Or on peut attribuer le plaisir de lecture à l’absence de violons en fond sonore du film que le lecteur se fait dans sa tête. La douceur est présente du début à la fin du roman grâce à ce narrateur sensible. Les couleurs et les parfums d’Alep sont merveilleusement racontés, la sensibilité de sa femme artiste transparaît tout au long du récit, tout comme l’amour que son mari lui porte. Ajoutez à cela la pudeur qui règne dans la narration de l’horreur – sans accumulation de détails glauques ou violents inutiles – et vous aurez la recette d’un roman réaliste mais pas spectaculaire.

Le symbole des abeilles

Par ailleurs, le motif principal du livre, à savoir les abeilles, n’échappe pas à cette précision. À la fin de mon édition originale, un entretien avec Christy Lefteri révèle qu’elle a longtemps échangé avec un apiculteur syrien lors de son bénévolat à Athènes. Tant mieux, parce que ça se voit.

Je le répète : Nuri est un rêveur. Sa passion pour les abeilles est en parfaite adéquation avec sa personnalité. Le travail du plus efficace des pollinisateurs représente un certain idéalisme. Le tout début du roman, quand Nuri vit encore paisiblement et sereinement de sa passion avec son cousin Mustafa, décrit très bien le processus de pollinisation. En bref, l’abeille recueille le nectar et le pollen d’une fleur. Une partie du pollen des étamines, l’organe reproducteur mâle de la fleur, colle à l’abeille. Celle-ci se pose ensuite sur une autre fleur et permet ainsi le contact entre ce pollen et le stigmate ou le bout du pistil – organe reproducteur femelle – de cette autre fleur. Le tout permet la fécondation et la naissance d’un fruit portant des graines.

Les abeilles sont donc vectrices de reproduction végétale. Elles donnent la vie. Nous avons un narrateur fasciné par le monde des abeilles qui va être propulsé dans son exact opposé : le monde des hommes et de la guerre. À noter que, comme chacun sait, les abeilles sont en danger. La paix aussi, sauf qu’elle l’a toujours été. Cette opposition entre l’idéal de vie fragile incarné par les abeilles et le réel morbide des hommes est reprise dans un e-mail de Mustafa à son cousin et partenaire :

« Mais n’oublie pas que la route est encore longue. Tu dois apprendre à marchander. Les gens ne sont pas comme les abeilles. Nous ne travaillons pas main dans la main, nous n’avons pas vraiment le sens du bien commun – je viens de m’en rendre compte. »

Alors oui, cela paraît niais, mais je vous assure que ce roman est à la fois très beau et solaire malgré l’horreur qu’il n’élude jamais. À lire !



Une machine comme moi, Ian McEwan

Suuuurpriiiise : un thriller de science-fiction dans un blog récemment pris d’assaut par des livres à fort caractère humoristique. Changement de décor, bienvenue dans l’univers sordide d’Ian McEwan. Publié en 2019, Une machine comme moi n’échappe pas aux obsessions de l’écrivain : l’histoire récente en arrière-plan et une perversion latente.

Résumé

Nous sommes au début des années 80 en Angleterre : l’Argentine vient de gagner la guerre des Malouines et les Beatles, toujours dans leur formation d’origine, ont sorti un nouvel album – décevant. La révolte gronde à Londres à cause de la défaite, tandis qu’Alan Turing poursuit ses découvertes scientifiques. Mais le roman va plus loin qu’une réécriture du passé, puisqu’il intègre à cette Histoire inventée des éléments présents – les réseaux sociaux ainsi que les voitures autonomes – et surtout futurs. En effet, les humains peuvent s’acheter un androïde moyennant une grosse somme d’argent. C’est le cas de Charlie qui possède désormais Adam. Un triangle amoureux s’installe rapidement entre les deux « hommes » et Miranda, la compagne de Charlie. D’ailleurs, et nous sommes alors au cœur de l’univers assez pervers et angoissant d’Ian McEwan, cette dernière a des rapports sexuels avec Adam. Au-delà de l’intrigue portant sur Adam et l’utilisation des androïdes par leurs propriétaires humains, une intrigue parallèle se déploie autour d’un faux témoignage de viol.

Un roman creepy au possible

J’emprunte à dessein cet adjectif à la langue anglaise, car je n’en ai trouvé aucun en français qui allie la notion de malaise à celle de perversion sexuelle. Les faits et gestes d’Adam, ce robot au comportement trop humain, sont à l’origine de ce sentiment. La couverture annonce pourtant la couleur, et si mes camarades de mon ancien « Book Club non officiel hambourgeois » n’avaient pas choisi ce livre, jamais je ne me serais intéressée à cet auteur qui insuffle le malaise dans tous ses romans – d’après ce que j’ai lu pour rédiger mon introduction à cet article. Bref, tel est ma principale réserve vis-à-vis de ce livre certes brillant, mais à l’atmosphère bien trop froide pour me procurer des émotions fortes.

Morceau choisi de creepiness.

« J’ai donc été choqué au moment d’entrer dans la cuisine. Il se tenait là debout, nu, contre la table, la tête en partie tournée de l’autre côté, jouant d’une main distraite avec le câble qui ressortait de son nombril. Son autre main était près de son menton qu’il frottait d’un air contemplatif – évidemment, c’était un très bon algorithme, mais il était parfaitement convaincant dans sa projection d’un soi en pleine réflexion. »

La description est assez précise pour que le lecteur ressente l’effroi de Charlie face à ce miroir algorithmique troublant.

Les androïdes ou la foi aveugle dans la science

Dans cette réalité romanesque à laquelle le lecteur croit aussitôt tant l’écrivain réussit à l’y plonger sans préliminaire, les androïdes sont un luxe que les humains sont fiers de posséder. Charlie a mis toutes ses économies dans l’achat d’Adam. En plus de sa fonction d’homme à tout faire pour l’ensemble des tâches ménagères, ce dernier fait preuve de capacités intellectuelles hors du commun qu’il met au service de l’activité de trading en ligne de Charlie et lui fait ainsi gagner de grosses sommes d’argent. Et c’est sur cette immense foi dans le progrès, dans un humain perfectionné créé par l’humain lui-même, que s’ouvre le roman.

« C’était l’espoir garanti pour toute aspiration religieuse, c’était le saint graal de la science. Nous avions des ambitions, pour le meilleur et pour le pire : que le mythe de la création devienne réalité, que s’accomplisse un acte d’un narcissisme monstrueux. Dès que ce fut faisable, nous n’avions plus qu’à suivre nos désirs, et tant pis pour les conséquences. En termes plus nobles, le but était d’échapper à notre mortalité, d’opposer à la figure de Dieu, voire de lui substituer, un moi parfait. […] constituer une version améliorée de nous-mêmes, plus moderne, et d’exulter devant notre inventivité, de jubiler de notre supériorité. »

Le lecteur est prévenu. C’est un livre sur la précipitation, l’orgueil et la mégalomanie de cette foi dans le progrès et par là dans l’intelligence humaine qui ignore ses propres limites. Se prenant pour Dieu, l’Homme brave sa nature voulue par le Tout-Puissant, celle de créature mortelle – et non de créateur. Le funeste « tant pis pour les conséquences » annonce déjà la destinée d’Adam et de ses congénères.

Machines like me ou la polysémie du titre original

Malheureusement « lost in translation », le titre original joue sur la polysémie du mot like. Le premier sens, repris dans la traduction française, désigne la mise au point d’androïdes à l’image des humains. Le deuxième renvoie au verbe to like=aimer. Or l’intrigue principale autour d’Adam porte sur ce jugement des Hommes par leurs créatures perfectionnées. La personnalité d’Adam a été façonnée par Charlie et Miranda grâce à la sélection de différents paramètres, mais comme les autres androïdes de l’époque, Adam va vite s’opposer à ses propriétaires et ne plus supporter les imperfections et contradictions de l’être humain. Avec son intelligence supérieure, il sait tout sur les mensonges du couple avec lequel il vit. Or le mensonge fait en quelque sorte beuguer le logiciel interne cette créature de l’absolu…qui finira par ne plus vouloir/pouvoir continuer à vivre.

Une machine comme moi nous rappelle donc à quel point nos imperfections nous caractérisent. Cette opposition entre la perfection d’une création technologique et la relativité des Hommes permet une véritable réflexion anthropologique sur les valeurs morales de l’Homme. Adam ayant entre autres fait des études dans ce domaine, il nous apporte de précieux éclaircissements sur le rôle que joue la culture dans la morale. Tout n’est que culture chez les Hommes, la nature et l’intelligence sont au final bien peu de choses.

« et l’instinct parental d’aimer et de protéger ? Le signal culturel était plus fort. Qu’en est-il des valeurs universelles ? Bouleversées […] Tout n’était que mentalité, tradition, religion – rien qu’un logiciel […] dans des termes dénués de valeurs.

Les anthropologues n’adoptaient pas de jugement. Ils observaient et documentaient la diversité humaine. Ils célébraient la différence. Ce qui était terrible dans le Warwickshire passait inaperçu en Papouasie Nouvelle-Guinée. Sur le plan local, qui était en position de dire ce qui était bien et ce qui était mal ? Sûrement pas une puissance coloniale. »

Au-delà du concept de mensonge – et Adam va en crever – Alan Turing explique à Charlie que ce qui nous différencie des androïdes. Dans ce roman qui aurait dû s’appeler Machines (un)like me tant le véritable titre semble ironique, le gouffre entre Adam et les humains se creuse petit à petit, et l’explication donnée par le génie de l’informatique est pour le moins surprenante.

« Deux chose. Cette intelligence n’est pas parfaite. Elle ne le sera jamais, tout comme la nôtre. Il existe une forme particulière d’intelligence que tous les A et E [androïdes Adam et Eve] reconnaissent comme supérieure à la leur. Cette forme est hautement adaptable et inventive, capable de s’adapter aux nouvelles situations et environnements avec une parfaite aisance[…] l’esprit d’un enfant avant qu’il ne soit encombré de faits, de pragmatisme et d’objectifs. Les A et E ne saisissent pas vraiment le concept de jeu – le mode vital d’exploration des enfants. J’étais intrigué par l’avidité de votre Adam par rapport à ce petit garçon, toujours prêt à le prendre dans ses bras et soudain, comme vous me l’avez dit, distant à partir du moment où votre Mark [fils de deux cas sociaux adopté par Charlie et Miranda] a voulu apprendre à danser. Une rivalité, peut-être même de la jalousie, non ? »

Le jeu, l’exploration, bref : l’instinct. La part enfantine et spontanée qui manque forcément à ces Adam et Eve nés adultes. Voici ce qui nous rend humain, et finalement, cette notion très instinctive rejoint celle du mensonge dans son « imperfection » si on se place du point de vue d’un humanoïde pur produit de la science.

Enfin si les Adams et Eves sont désespérés face aux subtilités de l’âme humaine et veulent donc en finir, c’est parce que le cerveau humain reste un mystère entier. Tous les neurologues s’accordent à le dire : il reste encore beaucoup de choses à découvrir. Alors comment des créatures mises au point par le cerveau humain et censées être plus intelligentes que nous auraient pu nous comprendre si nous en sommes nous-mêmes incapables ? Je pense que le mystère de l’Homme est la principale leçon à tirer de cette tragédie de science-fiction.



Eleanor Oliphant va très bien, Gail Honeyman

Après La dernière conquête du major Pettigrew, voici un autre premier roman estampillé « Book Club » qui possède une bonne dose d’humour. Décidément, ces jeunes auteures d’outre-Manche ne manquent pas de talent puisque  Eleanor Oliphant va très bien a remporté le prix Costa du premier roman en 2017. Gail Honeyman est Écossaise et l’action se passe à Glasgow, mais contrairement à l’autre œuvre mentionnée, le lieu ne joue aucun rôle ici.

Eleanor Oliphant est une trentenaire misanthrope qui va très bien. La semaine, elle s’adonne avec un grand professionnalisme à son emploi de comptable qui lui permet d’avoir des horaires fixes et de limiter au maximum le relationnel. Le weekend, elle boit de la vodka dans son petit appartement et depuis peu, entretient le fantasme d’une future relation amoureuse avec un chanteur encore inconnu du grand public…qu’elle n’a jamais rencontré bien évidemment.

Suite à un rapprochement fortuit, son amitié – j’insiste sur ce terme, car Dieu merci, nous ne sommes pas dans une comédie romantique – avec Raymond du service informatique va lui permettre de s’ouvrir aux autres et de changer sa vie.

Un personnage hilarant au regard acéré sur les choses

Bien qu’ouvertement misanthrope, Eleanor Oliphant n’en demeure pas moins attachante. Certes, ses conversations téléphoniques avec sa mère y sont pour quelque chose, mais le sel du personnage et de l’ensemble du roman repose en grande partie sur ses nombreuses réflexions à la fois justes et d’une franchise aux accents de pureté, dénuée de mauvaises intentions. À l’écart des conventions sociales, son regard sur le monde n’en est que plus brut et acéré. Parfois, il frôle la débilité et s’apparente d’ailleurs à celui d’un enfant, comme lors de cette consultation médicale.

« Le médecin faisait son numéro habituel, celui où il vous parle sans décrocher ses yeux de l’ordinateur. Il lisait mes informations sur l’écran et tapait comme un malade sur la touche retour tout en faisant défiler vers le bas.

[…]

« J’ai mal au dos, docteur. » […] Il ne me regardait toujours pas.

« Je crois savoir d’où ça vient, » ai-je déclaré, « mais je voulais vous demander ce que vous en pensez. » Il s’arrêta de lire et me regarda enfin.

[…]

« Je crois que ce sont mes seins, docteur » […]

« En fait, je les ai pesés et ils pèsent quasiment une demi pierre – à eux deux, pas individuellement ! » »

En pleine séance de stalking sur les réseaux sociaux de ce beau musicien local et, elle en est certaine, futur petit-ami, la trentenaire peu soucieuse de son apparence a une réflexion très juste sur ce cadeau empoisonné qu’est la symétrie des traits. Un extrait qui montre aussi qu’Oliphant évite l’écueil de la jalousie et de l’aigreur, alors que toutes les conditions semblent réunies. Nous avons donc un personnage visiblement bon, en plus d’être lucide.

« J’ai de la peine pour les gens beaux. À partir du moment où ils détiennent la beauté, elle leur échappe déjà, est éphémère. Ça ne doit pas être facile à vivre. Ils doivent toujours prouver qu’ils ne se limitent pas à leur beauté et veulent que les gens regardent au-delà de l’apparence, être aimés pour ce qu’ils sont, et non pour leur corps superbe, leurs yeux qui pétillent ou leur épaisse chevelure éclatante.

Dans la plupart des métiers, vieillir est synonyme d’amélioration ; on est plus respecté de par son expérience. Si votre métier dépend de votre physique, c’est l’inverse – et c’est déprimant. Et puis cela ne doit pas être facile de devoir subir la méchanceté des autres, de tous ces gens aigris et moins beaux qui sont jaloux de votre beauté. C’est dégueulasse de leur part. Après tout, les gens beaux n’ont pas demandé à l’être. Il est tout aussi injuste de ne pas apprécier une personne parce qu’elle est jolie que de rejeter une personne à cause d’une déformation. »

Le problème est qu’elle termine sa démonstration – qui partait pourtant bien – par un sophisme en concluant que l’extrême beauté de ce chanteur et son physique ingrat à elle se rejoignent et forment un point commun. Le lecteur ne peut s’empêcher d’en rire, car il sait bien que c’est parfaitement impossible. Drôle dans un premier temps, pathétique dans un deuxième car il n’y a que les gens seuls et donc déconnectés de la réalité pour « penser trop loin » et se fourvoyer à ce point.

La découverte de la vie sociale

Comme je l’ai mentionné en introduction, c’est grâce à Raymond, un type en or, qu’Oliphant va s’ouvrir aux autres. L’opération est progressive et la jeune femme s’en rend à peine compte. Tout d’abord, elle déjeune de temps en temps avec lui alors qu’elle avait pour habitude de prendre ses repas seule sept jours sur sept. Et puis elle fait la connaissance de la mère de Raymond et découvre avec émotion ce qu’est l’amour maternel. La bienveillance, la famille comme pilier des individus, toutes ces belles réalités dont les autres rappellent l’existence à ceux qui ont eu le malheur de naître dans un environnement toxique. Une réalité qui frappe Eleanor de plein fouet lors de sa première visite chez la mère de Raymond.

« Elle le regarda avec tant d’amour que j’ai été obligée de détourner les yeux. Au moins, je sais à quoi ça ressemble l’amour, me suis-je dit. Personne ne m’a jamais regardé comme cela, mais je pourrais le reconnaître si ça arrivait. »

Par ailleurs, les interactions sociales permettent à la narratrice de réaliser qu’elle n’allait pas si bien que ça. Toute l’ironie du titre est là. Eleanor Oliphant va très bien…selon elle-même. Cette triste vie d’isolement lui convient très bien parce qu’elle n’a connu que la violence – je n’en dirai pas plus sur son enfance, mais les indices sont semés au fur et à mesure du récit. Ces moments passés avec des gens formidables lui font vraiment prendre conscience des possibilités de bonheur qu’offre la vie sociale. Pour information, son dernier petit-ami était violent lui aussi. D’où une vision de la solitude pour le moins radicale.

« « On s’habitue à être seul, » ai-je déclaré. « En fait, c’est largement mieux que d’être frappé au visage ou violé. » »

Un roman sur la solitude contemporaine

Ce qui nous amène directement au cœur du roman. L’épigraphe cite The Lonely City: Adventures in the Art of Being Alone d’Olivia Laing, un essai brillantissime – que j’ai chroniqué et vous recommande vivement de lire ! – sur l’expression de la solitude dans l’art. Inspiré par l’expérience personnelle de l’auteure en tant que femme seule dans une grande ville, ce livre génial apparaît comme un corpus théorique qui offre de nombreux éclaircissements sur le cas pratique d’Eleanor Oliphant. Voici cette épigraphe, soit la meilleure définition de la solitude qu’il m’ait été donné de lire :

« la solitude se caractérise par un fort désir de mettre un terme à cette expérience. Or on ne saurait y parvenir par la simple volonté ou en sortant plus, mais seulement en tissant des liens intimes. C’est bien plus facile à dire qu’à faire, surtout pour les gens dont la solitude résulte d’une perte, d’un exil ou d’a priori, ceux qui ont toutes les raisons du monde d’avoir peur ou de se méfier des autres, tout en désirant leur compagnie.

[…] plus une personne est esseulée, plus elle aura du mal à se fondre dans la masse. La solitude l’encercle, comme un moule ou une fourrure, une sorte de traitement préventif qui inhibe le contact alors même que celui-ci est désiré ardemment. La solitude grandit, s’étend et se perpétue. Une fois qu’elle s’est incrustée, il devient très difficile de s’en débarrasser. »

Et on voit bien à quel point notre héroïne est engluée dans cette ambivalence. A priori, sa solitude lui convient parfaitement et ce serait même un choix dicté par sa misanthropie. Mais certains indices viennent briser cette cohérence de façade. Tout d’abord, son fantasme portant sur une personne idéalisée et ses conversations téléphoniques hebdomadaires avec sa mère – aussi désagréables soient-elles – montrent bien son désir d’avoir de la compagnie. Or à force de fuir les « vrais gens », elle porte son désir de compagnie sur des personnes qui n’existent pas. Ensuite, son inaptitude à se conformer aux normes sociales, notamment à la correction et aux bonnes manières, est comme une seconde peau qui s’est greffée à elle à cause de et alimentée par la solitude. C’est le serpent qui se mord la queue.

La narratrice avoue notamment cette recherche maladroite et vitale de compagnie lorsqu’elle parle de – et à – sa plante. Dans une confidence sincère et touchante, Eleanor évoque le lien entre cette plante et son enfance. Cette dernière semble avoir été terrible et marquée par la solitude, déjà. Finalement, la plante et sa propriétaire se ressemblent : malgré les épreuves, elles s’en sortent « très bien » sans demander une grande attention.

« Elle est ma seule constante depuis mon enfance, le seul être vivant qui a survécu. […] Après tout, je n’étais pas une petite fille qui croulait sous les cadeaux. 

[…] a survécu aux placements en famille d’accueil et aux foyers. Comme moi, elle est encore là. […] Elle aime la lumière et a besoin de beaucoup d’eau. En dehors de ça, elle ne demande pas beaucoup d’entretien ni d’attention, et elle est la première à s’occuper d’elle-même. Il m’arrive de lui parler. Je n’ai pas honte de le dire. Quand le silence et la solitude m’entourent et m’oppressent, m’écrasent et me sculptent comme de la glace, j’ai besoin de parler à voix haute, ne serait-ce que pour me prouver que je suis en vie. »



Mon année de repos et de détente, Ottessa Moshfegh

Et c’est parti pour le dernier livre de mon Book Club hambourgeois officiel qui, en plus de m’avoir permis de relativiser mes élans féministes par la confirmation que oui, vraiment, parfois, les femmes entre elles étaient les pires garces, m’a fait découvrir d’excellentes œuvres. C’est le cas de Mon année de repos et de détente d’Ottessa Moshfegh. Alors tout va bien : j’ai pu clore ma participation à cet horrible cercle par une note positive. Ne vous fiez pas au tableau utilisé pour la couverture : la plume de Moshfegh n’a rien de « classique ». Ne vous fiez pas non plus au titre : ce n’est pas un témoignage à la noix à ranger dans la catégorie développement personnel. Les deux sont ironiques, à l’image de l’ensemble de ce roman autobiographique. Cette jeune auteure réalise un véritable tour de force puisqu’elle nous a pondu un livre « feel good » sur la dépression. Chapeau bas.



Résumé

L’héroïne et narratrice ressemble à une caricature tout droit sortie de la série Gossip Girl. Cette jeune new-yorkaise à la taille mannequin et fraîchement diplômée de la prestigieuse université de Colombia a tout pour elle. Elle est promise à une belle carrière dans l’art contemporain et surtout a hérité d’un sacré pactole à la mort de ses parents. Mais le problème est bien là : elle a tout mais n’a rien. On va bien comprendre au fur et à mesure que cette belle plante n’a jamais été arrosée par l’essentiel, puisqu’elle n’a jamais reçu d’amour. Elle prend alors la décision radicale de passer une année dans son appartement coupée du monde à se gaver d’antidépresseurs. Le tout donne lieu à un récit hilarant de cette année non pas de retraite spirituelle comme le laisse entendre le titre fort trompeur, mais de volonté acharnée de se transformer en loque et donc de toucher le fond pour mieux remonter.

Une psy plus folle que ses patients

J’aurais pu écrire « plus vraie que nature », mais je n’ai pas vu tous les psys de la Terre et refuse d’insulter une profession entière. En revanche, la fameuse expression que nous avons tous entendus au moins une fois dans notre vie « les psys sont plus fous que leurs patients » semble avoir été inventée pour Dr Tuttle. Si la narratrice parvient à se procurer des ordonnances pour ses puissants antidépresseurs, c’est uniquement parce que Dr Tuttle brille par son absence de professionnalisme. La praticienne oublie ce que sa patiente lui dit d’une séance à l’autre, ne remarque pas ses incohérences et gobe tous ses bobards. Pour le plus grand bonheur du lecteur, car il doit aux visites dans le cabinet du Dr Tuttle ses plus gros éclats de rire. Voici une réflexion terrible – en plus d’être totalement absurde – dont le tragique finit par être drôle.

« de quoi est-elle morte ? a-t-elle demandé. […]

— Elle a mélangé de l’alcool et des sédatifs. »

J’étais trop léthargique pour pouvoir mentir. Et si le Dr Tuttle avait oublié que je lui avais raconté que ma mère s’était taillé les veines, lui dire la vérité n’aurait pas d’importance sur le long terme.

« C’est à cause de gens comme votre mère, a-t-elle répondu en secouant la tête, que les traitements par les psychotropes ont si mauvaise réputation. » » (p. 91)

Par ailleurs, elle soigne le mal par le mal à la lecture du « carnet de rêves » – au contenu parfaitement inventé et très drôle – de sa patiente. N’oublions pas que pour celle-ci, le Saint Graal n’est pas de se confier et d’aller mieux, mais d’obtenir des ordonnances pour des bons gros cachets dignes de ce nom.

« J’ai rêvé que je sautais du Brooklyn Bridge et découvrais un village aquatique abandonné depuis que ses habitants avaient appris que la vie était plus belle ailleurs. « Un serpent crachant du feu m’éviscérait et engloutissait mes entrailles. » J’ai rêvé que je volais le diaphragme d’une femme et que je le mettais dans ma bouche « avant de tailler une pipe à mon portier ». « Les caniveaux étaient remplis de fœtus avortés. […] 

— J’ai l’impression que vous êtes dans les affres du désespoir. On va augmenter la dose de Solfoton. » (p. 71)

Un profil aussi trompeur que le titre du roman

J’ai du mal à imaginer comment on peut sincèrement aimer une œuvre de fiction sans s’attacher un minimum au personnage principal. Ne parlons pas d’identification, même si je pense pouvoir dire sans trop m’avancer que beaucoup de jeunes femmes ont déjà subi un Trevor dans leur vie, mais d’empathie vis-à-vis de cette héroïne. Tout d’abord, elle est certes née avec une cuillère en argent dans la bouche, mais disons qu’elle a oublié d’être stupide. Cette jeune femme a beaucoup d’esprit, fait preuve d’un humour désopilant sur tout, et surtout sur elle, mais aussi d’une certaine distance vis-à-vis de son milieu. Nous y reviendrons plus tard. En somme, elle devient très sympathique au bout de seulement quelques pages.

Méprisante, elle joue à merveille la partition de la bitch de Manhattan. J’en veux pour preuve ce passage qui montre à la fois son mépris et son joli sens de l’observation. À noter que j’ai souvent constaté le même phénomène à Paris intramuros.

« Elle [Reva] est arrivée avec une collection d’immenses sacs venus de divers grands magasins de Manhattan, sacs qu’elle avait de toute évidence gardés au cas où il lui faudrait transporter quelque chose et où elle aurait besoin d’un objet signalant son bon goût et attestant qu’elle était respectable parce qu’elle avait dépensé de l’argent. J’avais vu des femmes de ménage et des nounous faire ça, se promener dans l’Upper East Side avec leur déjeuner contenu dans de minuscules sacs froissés Tiffany’s ou Saks Fifth Avenue. » (p. 267)

Pourtant, on découvre bien vite qu’elle cache son malheur par la prétention et a toutes les raisons du monde de vouloir arrêter de vivre. Comme je l’ai dit plus haut, cette fille unique n’a pas reçu d’amour de la part de ses parents. Issue d’un milieu ultra-privilégié à la fois matériellement et intellectuellement – son père était un grand professeur – elle fait pourtant partie des plus démunis sur le plan affectif.

Peste en apparence, surtout vis-à-vis de sa meilleure amie Reva, on comprend vite qu’en réalité, l’autre – même avec ses déboires sentimentaux – n’est pas aussi seule et malheureuse que la narratrice. Si cette dernière est naturellement mince et peut se permettre de vivre confortablement dans un bel appartement sans travailler, Reva n’a pourtant rien à lui envier. À la mort de la mère de celle-ci, la narratrice – toujours droguée par ses médicaments – tente de jouer son rôle de peste et dit ne pas pouloir la soutenir lors des funérailles. Pourtant, elle se retrouve dans le train en direction de sa banlieue qu’elle trouve médiocre, de sa maison familiale à la déco de plouc – toujours selon elle. Disons qu’inconsciemment, sa véritable nature ressort : une fille bien, sensible – elle le montre pendant la cérémonie – et tout simplement là pour sa meilleure amie. Mais dans ce petit monde de classe moyenne qu’elle juge minable, le lecteur comprend qu’il y a un sens de la famille, une cohésion, un lien que la narratrice, dans sa superbe maison de la banlieue chic, n’a jamais connu. Et ce n’est à la toute fin du roman que la narratrice révèle ce qu’elle est dans le fond : une vraie amie, une jeune femme capable d’aimer. Un miracle.

« La lumière blanche du plafonnier se reflétait sur ses clavicules. Elle était magnifique, avec toute sa nervosité, toutes ses émotions, ses contradictions et ses peurs compliquées, tortueuses. […]

« — Je t’aime, ai-je dit.

— Moi aussi, je t’aime » » (p. 294)

Et puis il y a Trevor, qui est bien plus la conséquence de son environnement sans amour que la principale cause de ses déboires. Il incarne à la perfection ce que les anglo-saxons appellent un fuckboy, une expression bien plus juste que el famoso « pervers narcissique ». Egoïste et sans sentiment, il utilise cette pauvre gamine pour son propre plaisir sans se soucier de ce qu’elle peut ressentir. Bien évidemment, c’est son premier et unique amour et la petite a rencontré ce trentenaire déjà accompli alors qu’elle était encore étudiante. De nombreux passage soulignent cette triste emprise. En voici un qui montre un attachement fort.

« Mes pensées revenaient toujours vers Trevor, sa manière de déboutonner ses chemises et de tirer sur sa cravate, les rideaux gris de sa chambre, ses narines écarquillées dans le miroir quand il se coupait les poils du nez, l’odeur de son après-rasage. » (p. 87)

Une critique du monde de l’art contemporain hilarante

Au moins aussi drôle que les visites chez le Dr. Tuttle ! Dans cet univers que les profanes de mon genre qualifient spontanément de « milieu de tarés », la narratrice apparaît comme la personne la plus saine du lot. Passionnée – du moins au début – et diplômée dans ce domaine, elle n’en demeure pas moins extrêmement distanciée et peut se permettre de le juger de l’intérieur. Je laisse aux lecteurs le soin de découvrir ce qu’elle fait au moment de quitter la galerie dans laquelle elle travaillait, mais son acte est selon moi brillantissime. En plus d’être très drôle car inattendu et extrême, il met tout ce petit monde, y compris Natasha, sa supérieure tant détestée, face à ce qu’il produit. Les artistes dont elle parle n’ont aucune morale et vendent des horreurs à prix d’or, comme des vidéos de Boliviennes en train d’accoucher. Si vous avez déjà mis un pied dans un musée d’art contemporain, vous savez aussi à quel point la réalité ne diffère pas tellement de cette caricature. Il en va de même du projet « artistique » de Ping Xi – projet je ne dévoilerais pas ici car c’est un élément clé de l’intrigue révélé à la fin du roman.

« C’était un opportuniste et un styliste, un fabricant de divertissement plus qu’un artiste. Néanmoins, comme un artiste, il estimait que la situation dans laquelle nous nous trouvions […] était une projection de son propre génie, comme si l’univers était agencé de manière à l’amener vers des projets qu’il avait inconsciemment prévus des années auparavant. L’illusion d’un accomplissement prédestiné. Se comprendre lui-même ou évoluer de l’intéressait pas. Il voulait seulement choquer les gens. Et il voulait que les gens l’aiment et le honnissent pour cela. Son public, bien entendu, ne serait jamais véritablement choqué. Les gens étaient enchantés par ses concepts. Cet homme était un tâcheron de l’art. Mais il avait du succès. Il savait y faire. J’ai remarqué que son menton était luisant. […] sous la couche de vaseline, il y avait une constellation de gros boutons rouges. » (p. 274)

Un physique qui reflète l’âme. Cette star de l’art contemporain est à l’image d’un milieu qu’elle vomit : cynique, vain, mégalomane et surtout laid.

L’Amérique, l’Amérique…

On dit souvent que les Français sont parmi les plus gros consommateurs d’antidépresseurs au monde, mais ils restent des petits joueurs par rapport aux Américains. Pour beaucoup d’entre eux, il leur faut une pilule pour tout. Au moment où j’écris ces mots, j’ai en tête le refrain d’une chanson écrite par l’un des artistes les plus critiques à l’égard de son pays. Relisez les biographies de vos idoles, vous constaterez que bon nombre d’entre elles sont mortes non pas à cause des drogues illégales, mais par overdose de médicaments. Au sein d’un système de santé digne d’un pays sous-développé, les médecins semblent manquer de déontologie et prescrivent à tour de bras des pilules plus fortes qu’ailleurs. La population est accro à ces merdes et ce problème de santé publique est souvent occulté, entre l’obsession du poids et tous les épisodes de violence auquel le pays fait face.

Autre caractéristique très américaine que l’on retrouve dans de nombreuses fictions : le tragique derrière l’apparence de richesse et de bonheur parfait. Nous en avons ici un bien triste exemple avec ce personnage à la fois sublime et intelligent qui cache une profonde misère affective. La maison où elle a grandi abritait une ancienne mannequin alcoolique et dépressive qui n’a jamais fait preuve de la moindre marque d’amour pour sa fille. Voici un passage qui résume tout.

« « Adieu », écrivait-elle, avant de dresser une liste de gens qu’elle avait connus. Sur cette liste de vingt-cinq personnes, j’étais la sixième. […] Parfois, au fil des années, quand je me sentais abandonnée, que j’avais peur et que j’entendais une petite voix dans ma tête me dire « Je veux ma maman », je sortais sa lettre et la relisais pour me rappeler qui elle avait vraiment été et à quel point elle ne s’était pas intéressée à moi. Ça m’aidait. Le rejet, je m’en rends compte, peut se révéler le seul antidote aux illusions.

Ma mère avait été ce que j’ai fini par devenir  – une fille unique avec des parents morts. » (p. 163)

Le dénouement à la fois lumineux sur le plan individuel, avec une lumière au bout du tunnel, et tragique sur le plan collectif, montre bien que ce roman introspectif possède une dimension à l’échelle de l’Amérique. La narratrice est le produit de ses excès et par son récit, cette jeune femme brillante tend un miroir à Manhattan.

La Dernière conquête du Major Pettigrew, Helen Simonson

Changement radical de cap. Nous retournons dans la littérature anglophone avec un livre des plus légers écrit par une Anglaise résidant aux États-Unis depuis de nombreuses années. Cette dernière information au sujet de l’auteur est essentielle si on veut comprendre toute la dimension « so British » de La Dernière conquête du Major Pettigrew.

Résumé

Dans un village cossu du sud de l’Angleterre, le Major Pettigrew, officier à la retraite, mène une vie solitaire et paisible de gentleman. Depuis qu’il a perdu sa femme Nancy il y a quelques années, sa vie sociale se limite aux membres masculins du club de golf et aux rares visites de son fils, jeune cadre londonien trop occupé à empiler les billets dans une tour de la City. Peu importe, ses Kipling lui tiennent compagnie et le rituel du thé structure son existence. Mais cet équilibre se trouve bouleversé à l’annonce de la mort de son frère Bertie, la seule famille qui lui restait, en même temps qu’une visite de Madame Ali à son domicile. Pettigrew va alors se rapprocher de la propriétaire de l’épicerie du village, pakistanaise et musulmane. L’amour de la littérature et une grande douceur les réunit, mais qu’en est-il du choc des cultures ? De la réaction de l’entourage de l’un et de l’autre, exacerbée par un contexte rural ?

Pettigrew : l’attachement fêlé aux traditions

Pettigew apparaît comme une caricature du vieux gentleman anglais. Attaché aux traditions, entre le thé, le golf, la chasse, le domicile bien entretenu et les vêtements en tweed, ses valeurs ressortent de façon encore plus criante lorsqu’elles sont confrontées aux valeurs modernes et citadines du fils qui – horreur ! – fréquente une Américaine. Symbolisé par toute l’intrigue qui s’articule autour du fusil de Bertie, cet attachement aux traditions n’est pas parfaitement étanche aux corps étrangers. Sinon il n’aurait jamais laissé un espace suffisant pour la rencontre avec Madame Ali. C’est pourquoi je préfère parler de fêlure. Grâce à Kipling, Pettigrew a une ouverture d’esprit et une sensibilité que lui-même de soupçonne pas, comme le montre cet extrait où ce personnage principal si attendrissant lutte pour se conformer à ce qu’il pense devoir être.

« Avec soulagement, il passa en revue ses préparatifs du thé maintenant achevés. L’absence de nourriture instaurerait la tonalité décontractée qui convenait. Il avait vaguement dans l’idée qu’il n’était pas très viril de se préoccuper à ce point des détails comme il venait de le faire, et que confectionner des canapés serait d’un goût douteux. Il soupira. C’était l’un des aspects qu’il devait surveiller, en vivant seul. Il était important de maintenir un certain niveau, de ne pas laisser le contour des choses sombrer dans le flou. Et pourtant, il y avait cette étroite ligne de partage au-delà de laquelle il trahirait son côté efféminé, à force de s’agiter sur ces détails. »

Après de tels préparatifs avant l’arrivée de Madame Ali, notre gentleman reprend fort heureusement ses esprits et s’adonne à des activités plus dignes de son sexe.

« Il décida de peut-être se lancer dans une brève tentative de menuiserie […] Ensuite, il consacrerait un peu de temps à un premier examen plus minutieux du fusil de Bertie. » (p. 143)

Par ailleurs, on retrouve dans des circonstances plus « romantiques » cette lutte interne entre l’élan spontané de Pettigrew et les impératifs de comportement du parfait gentleman auquel il se soumet. Le lecteur devient alors complice de ses nombreux dialogues internes et il ne peut s’empêcher de sourire. Ainsi il regrette d’avoir proposé d’héberger le neveu de Madame Ali pour une raison assez étonnante.

« il se rendit compte qu’il lui inspirait à la fois confiance et le sentiment d’être son obligée – ce qui interdisait à un homme honorable de tenter avant longtemps de l’embrasser. Il se maudit de sa sottise. » (p. 238)

De l’empire britannique à l’immigration récente

Ce n’est pas un hasard si Helen Simonson a créé cette rencontre entre d’une part, un veuf retraité de l’armée britannique, descendant d’un officier qui a été en mission dans les colonies, et d’autre part une veuve fille d’immigré pakistanais. Cette relation entre la noblesse d’épée de sang anglais et la nouvelle classe de commerçants fraîchement arrivés d’un territoire jadis colonisé par la nation qui les accueille aujourd’hui permet de mettre en exergue une problématique majeure de l’Angleterre. Même dans ce qu’on nous vend en France comme une société multi-culturaliste, le problème de l’intégration se pose. Sans doute de façon plus remarquable dans un univers rural où il n’y a pas de communauté pakistanaise justement, et où les « Anglais de souche » sont donc en majorité. Ces quelques mots de Madame Ali expriment avec une certaine poésie le rejet auquel sa famille a été confrontée.

« — Mon père croyait en ce genre de choses. […] Tout comme les Saxons et les Normands finirent par devenir un seul peuple anglais, il n’a jamais cessé de croire que l’Angleterre, un jour, nous accepterait, nous aussi. Il n’attendait que ‘être convié à sceller son cheval et à chevaucher de phare en phare avec De Aquila comme un véritable Anglais. »

« — Je pense qu’il aurait choisi de ne pas se laisser si négligemment oublier quand la faculté accepta de se réunir autour d’un verre au pub local. »

Malheureusement, son interlocuteur et ami semble ne jamais avoir eu conscience d’un tel ostracisme.

« Il aurait aimé être en mesure de lui proposer une réponse réconfortante – comme quoi il serait fier, pour sa part, d’avoir pris un verre de bière avec son père. Toutefois, il en fut empêché par le constat curieux que ni lui, ni personne d’autre de sa connaissance n’avait jamais songé à inviter son mari à voir un verre au pub. » (p.155)

Le triple choc des cultures prétexte à l’autodérision

Comme précisé en introduction, Helen Simonson est une Anglaise expatriée aux États-Unis. Elle peut donc se permettre de se moquer de son peuple tout en ayant le recul nécessaire à l’observation de celui-ci. La distance géographique et culturelle permet de mieux jauger les comportements de sa nation d’origine. Ainsi, elle adore tourner en ridicule les réflexes d’une vieille Angleterre face à la modernité, qu’elle soit incarnée par l’immigration récente à travers Madame Ali, les valeurs matérialistes de la ville à travers le fils de Pettigrew, ou encore la vulgarité du Nouveau Monde à travers la nouvelle petite-amie de ce dernier. Mais attention, la moquerie déborde toujours de tendresse puisque l’auteure a eu la finesse d’esprit de construire un personnage principal souvent maladroit, mais jamais malveillant.

Au-delà du bal annuel du club de golf, apothéose de ce choc des cultures et du racisme – oui, lâchons le mot, car il est approprié et ne s’applique pas au Major – d’une vieille société anglaise endogame et ivrogne qui humilie une Madame Ali très distinguée en la considérant comme un objet de folklore, de multiples épisodes plus joyeux parsèment le roman.

« Il [Abdul Wahid, le neveu de Madame Ali que Pettigrew accueille généreusement chez lui pendant quelque temps] retira soigneusement ses chaussures marron […] Le major savait que c’était un signe de respect envers sa maison, mais il fut gêné par l’intimité des pieds de cet étranger en chaussettes humides. » (p. 238)

Et puis il y a les démonstrations de la vulgarité des Américains perçue à travers les yeux d’un gardien des valeurs traditionnelles de l’Angleterre. Dans ces passages, l’atmosphère est encore plus détendue car le choc des cultures a lieu entre Blancs. Aucun soupçon de racisme ne peut donc peser. Voici un extrait hilarant et édifiant de la réflexion de Pettigrew au sujet du grand peuple outre-Atlantique. Un point de vue qui n’est pas sans résonner avec les jugements qu’on a pu entendre – mettons les accusations de racisme de côté – de certains Anglais, membres de la famille royale ou non, envers Meghan Markle.

« Alors que son fils accueillait Sandy d’un baiser sur les lèvres et d’un bras passé autour de la taille, le major demeura bouche bée devant un tel reniement de distinction de caractère national entre la Grande-Bretagne et ce pays qui se piquait de gigantisme, de l’autre côté de l’Atlantique. Il voyait beaucoup de motifs à admirer l’Amérique, mais il estimait aussi que cette nation était encore en bas âge, sa naissance ayant précédé le règne de la reine Victoria d’à peu près soixante petites années. […] l’Amérique maniait son immense puissance dans le monde avec une confiance effrontée qui lui évoquait un jeune enfant ayant mis la main sur un marteau. » (p. 245)

Enfin la différence de valeurs entre Pettigrew père et fils explose dans l’affaire du fusil, intrigue qui se déploie tout au long du roman en filigrane de l’histoire d’amour. À la mort de Bertie, le Major espère récupérer auprès de son horrible belle-sœur le fusil de son frère pour former, avec l’autre moitié de l’arme dont il dispose, l’arme originale. D’une valeur selon lui inestimable, il estime cependant qu’elle doit rester dans la famille. Son fils n’est pas du même avis et pense avant tout à l’argent qu’il pourrait en tirer. Comme quoi, le choc des cultures peut avoir lieu au sein d’une même famille. Dans cet extrait, le désaccord entre le père et le fils a pour objet la propriétaire – raciste – d’une maison que le jeune couple souhaite acheter. Respect des valeurs morales et pragmatisme s’affrontent.

« — Je ne vois pas l’intérêt de rechercher la confrontation et de perdre une affaire lucrative […] il est beaucoup plus gratifiant d’avoir le dessus en tirant le meilleur profit d’une transaction.

— Sur quel fondement philosophique repose cette idée ? lui lança son père. 

— Oh c’est du simple pragmatisme, papa. Cela s’appelle le monde réel. Si nous refusions de conclure des marchés avec tous les gens à la moralité douteuse, le volume des échanges chuterait de moitié, et les bons gars comme nous finiraient dans la pauvreté. » (p. 247)

Un héros tellement attachant

Disons que ce dernier paragraphe résume tous les précédents. L’humour anglais et la douceur de ce Major Pettigrew font que le lecteur lui pardonne ses maladresses, car ce sont vraiment des maladresses, et souhaite que sa belle relation avec Madame Ali fonctionne. Nous avons là un personnage principal qui possède un certain nombre de convictions et de principes. D’une part, il y reste fidèle grâce à son intégrité et ne tombe pas dans le cynisme incarné par son fils. Et d’autre part, il fait preuve de suffisamment de rondeur pour accueillir dans sa vie une personne d’une origine très différente, ce qui l’empêche de s’arc-bouter sur son attachement à la tradition comme le fait son entourage du club de golf. Un parfait équilibre, en somme. Un chic type, dans tous les sens du terme.

L’intrigue du fusil et du projet immobilier – pas de panique : je n’en dirai pas plus ! – vont mettre à l’épreuve cet honnête homme attaché à la terre, donc par métonymie au Royaume et à ses traditions.

Sans oublier son intelligence, sa culture et ses nombreux traits d’esprit qui le rendent irrésistible aux yeux du lecteur. Celui-ci m’a particulièrement touchée.

« La vie s’interpose souvent entre nous et la lecture » (p. 281)



Une éducation, Tara Westover

Oyez, oyez, voici le premier d’une courte série de livres dans le cadre de ma tentative de lancement d’un Book Club au sein de mon nouveau fief hexagonal. Ce fut une réussite, aussi bien par rapport aux ouvrages sélectionnés qu’au niveau des discussions. Véritable phénomène littéraire aux États-Unis en 2018, Une éducation (Educated) de Tara Westover est l’autobiographie d’une jeune femme qui sort de son milieu de survivalistes Mormons de l’Idaho en faisant des études. Un livre coup de poing – non, ceci n’est pas une formule toute faite ! – et un succès parfaitement justifié que je recommande vivement.

Ambiance…

Tara naît à Buck’s Peak, un endroit isolé de l’Idaho. Tout comme ses cinq frères et sa sœur aînés, elle voit le jour dans la maison où habite sa famille de Mormons survivalistes. Chez les Westover, on se méfie des hôpitaux et de la médecine en général. On accouche donc à la maison avec l’aide d’une sage-femme non reconnue par l’État, mais ayant des connaissances en herboristerie. Les membres de la famille ne possèdent pas non plus d’acte de naissance puisqu’ils se méfient aussi bien de l’administration que de la médecine conventionnelle. De fait, tout ce petit monde vit dans un univers parallèle, fondé sur le rejet du gouvernement fédéral et de ses obligations. Il en va de même pour l’instruction, qui consiste en un enseignement très superficiel des textes sacrés assuré par la mère. Le père justifie ce mode de vie par les tragiques événements de Ruby Ridge de 1992.

Tara échappe de temps en temps à cette oppression en rendant visite à ses grands-parents paternels. Ce qui n’éclaircit en rien la noirceur absolue de la première partie du livre, consacrée à la description du milieu où a grandi la narratrice. Une lecture éprouvante qui exige des pauses pour ne pas être submergée par cette atmosphère si lourde. Ainsi lorsque la famille a un grave accident de voiture – elle en aura d’ailleurs un deuxième du même acabit – il est hors de question d’emmener la mère à l’hôpital, bien qu’elle souffre d’une lésion cérébrale. Même chose pour la blessure aux cervicales de Tara.

Les survivalistes en Amérique : des fous antisystèmes produits par le système

La narration du quotidien de cette famille de survivalistes en dit long sur l’Amérique puisque les Westover sont certes géographiquement isolés, mais pas statistiquement. Ce genre de complotistes extrêmes semble plutôt courant dans ce pays immense à la nature hostile et sauvage, et où le libéralisme et l’individualisme provoquent de telles dérives. Je m’en suis rendue compte grâce à la lecture de My Absolute Darling de Gabriel Tallent quelques mois plus tard. Selon moi, il n’y a rien d’étonnant dans ce rejet d’un système qui laisse trop de place aux individus et abandonne ses citoyens : l’instruction est officiellement obligatoire, mais l’État n’a pas l’air de s’affoler de la non application de cette loi. Et comme chacun sait, l’ignorance et l’isolement constituent le terreau idéal des croyances les plus farfelues. Une explication politique à laquelle il faut bien évidemment ajouter une dimension psychiatrique. Si de nos jours, on commet bien trop souvent l’erreur de tout psychanalyser en traitant les complotistes de « frustrés » ou encore de « névrosés », Educated démontre toutefois que les croyances survivalistes sont associées à des pathologies psychiatriques. Monsieur Westover est entré en dépression à partir du moment où il a constaté que le bug de l’an 2000 n’a pas eu lieu. Ne me demandez pas pourquoi, je ne comprends pas non plus le lien de cause à effet. Une chose est sûre : sa dépression a nourri sa paranoïa et le cocktail est mortifère.

Il en résulte une vie faite de violence, comme le montrent les descriptions des deux accidents de voiture qui font froid dans le dos. C’est pourquoi Shawn, l’un des frères de Tara, a pris lui-même pris ses distances vis-à-vis d’un tel milieu. La narratrice va d’abord s’appuyer sur cette figure rassurante avant de tomber dans une emprise terrible. Ce macho ultra-violent la bat et la considère comme une traînée à partir du moment où elle fréquente Charles, un camarade de ses cours de théâtre. Fort heureusement, et comme dans tous les récits de sortie d’emprise, elle peut compter sur une autre figure authentiquement bienveillante : son frère Tyler. Il la pousse à passer les tests d’admission à l’université Brigham-Young, une université mormone située dans l’Utah – donc loin.

Sortie de route – un processus d’émancipation à la narration plutôt bancale mais éloquent

La deuxième partie de cette autobiographie est consacré au parcours universitaire de la brillante Tara. Ce qui m’amène à formuler ma principale critique à l’égard de l’œuvre, un constat partagé par les autres membres de mon Book Club hexagonal : l’absence d’explications concernant un tel parcours. Il aurait fallu quelques pages pour nous montrer en quoi la narratrice est si brillante, comment elle a fait, besogné, sué, trimé pour passer de sa cabane de survivalistes au King’s College de Cambridge. Je vous assure qu’en lisant Educated, on a l’impression – tout en sachant que cela ne peut être vrai – que la jeune femme suit plus ou moins tranquillement un chemin, le cours de ses études en travaillant normalement, pas plus que n’importe quelle étudiante non transfuge de classe. Une lacune de narration des plus dérangeantes car la sortie de son extraction sociale étant le sujet même du livre, une bonne description du processus d’ascension me semble indispensable.

Toutefois, certains aspects très intéressants et communs aux étudiants transfuges de classe sont abordés dans cette partie. Boursière, Tara doit supporter une pression supplémentaire et toujours avoir de très bonnes notes afin de conserver cette aide financière vitale. Le décalage vis-à-vis des autres étudiants, grand classique que l’on retrouve notamment dans la saga napolitaine de Ferrante, est également abordé, à l’instar de weekends dans des capitales européennes payés par ses camarades issus de milieux plus fortunés. Mais le fossé est loin de se limiter aux questions d’argent. La narratrice est le résultat d’une éducation hors de la normalité et celle-ci s’exprime dans bien des situations, par exemple dans le cadre de sa relation avec Charles, avec lequel elle s’interdit tout rapprochement intime. Elle n’est d’ailleurs pas totalement sortie de l’emprise de Shawn et de son père car n’oublions pas que la première caractéristique des phénomènes d’emprise est leur inscription dans la durée. Ce qui est d’autant plus vrai pour les membres de la famille nucléaire. Ainsi, Tara rompt avec Charles à cause de son frère et refuse dans un premier temps une aide financière proposée par l’église afin de traiter un problème dentaire persistant qui la handicape dans ses études.

Comme beaucoup de jeunes gens que la vie a poussé hors de leur milieu d’origine, c’est lors d’une visite à Buck’s Place pendant les fêtes de Noel que la narratrice prend conscience d’être devenue une étrangère. Elle comprend alors que son père souffre de troubles bipolaires – car on voit rarement les problèmes tant qu’on a le nez dedans. Vive la distance. Après avoir coupé les ponts, elle se réconcilie toutefois avec lui lorsqu’il montre un intérêt sincère – même si surprenant pour le lecteur – pour ses études. Elle craint également pour la vie d’Emily, une jeune fille naïve et soumise qui vient d’épouser le terrible Shawn.

Au-delà du gentil Tyler, Westover n’aurait jamais eu un tel parcours sans certains appuis extérieurs. Et lorsque certains étudiants issus de milieux modestes manquent d’ambition – ou plutôt d’imagination, même ! – leurs professeurs sont là pour corriger le tir. Elle envisage de tenter Cambridge uniquement sur les conseils du Dr. Kerry, et le professeur Jonathan Steinberg, son directeur de thèse à King’s College, lui paye même ses frais de scolarité à Cambridge avant qu’elle ne décroche la prestigieuse Gates Scholarship.

Et après ? – Les va-et-vient d’une libération laborieuse

Avec un parcours pareil, on imagine bien que les problèmes ne s’effacent pas à mesure que les échelons se gravissent. Ceux qui restent n’évoluent pas tellement, et la narratrice semble tiraillée entre la nécessité vitale de s’éloigner de sa famille toxique et la culpabilité d’être partie étudier en Europe. Car après tout, on n’abandonne pas les liens du sang si facilement. Ainsi les parents de Tara continuent de fermer les yeux, et même de nier, la violence de Shawn. L’évolution n’est pas linéaire et le moindre signe d’avancée se solde par trois pas en arrière. La mère de Tara reconnaît enfin que son mari souffre de problèmes psychiatriques et les deux parents envisagent de faire soigner leur fils violent. Ce dernier montre même des signes de prise de conscience…avant de replonger de plus belle. Lorsqu’Audrey, l’autre fille de la famille, dénonce la violence conjugale dont elle est témoin, il menace de la tuer. Personne ne prend ses menaces au sérieux, sauf Tara. D’autant plus lorsqu’il se présente à elle avec un couteau ensanglanté après avoir tué le chien de la famille sous les yeux de son fils. Suite à moults retournements de veste et mensonges de part et d’autre, Shawn menace de tuer Tara cette fois, et les parents nient l’existence de cette histoire de couteau. Audrey quant à elle finit par se ranger du côté de Shawn. Emprise, quand tu nous tiens.

La distance émotionnelle s’agrandit au fil du temps et mime la distance géographique. Quand Audrey pardonne à son abruti de frère et déclare que sa sœur est sous l’emprise de Satan, celle-ci comprend bien qu’elle est seule contre tous. Pendant ses études à Harvard – après Cambridge donc – ses parents lui rendent visite et tentent de la rallier à leur cause. La corde sensible fonctionne, la culpabilité s’engouffre dans la brèche, et la jeune femme retourne brièvement à Buck’s Peak. Bien évidemment, rien n’a changé et les choses sont même bien pires. L’emprise de Shawn est sans limite : l’une des ex petites-amies de ce charmant jeune homme – battue elle-aussi, cela va sans dire – a écrit une lettre à Madame Westover dans laquelle elle accuse la sœur de diaboliser le frère. C’est effrayant, mais quand on prête attention à toutes sortes de témoignages de victimes d’hommes violents, rien ne nous étonne. Rappelons-nous du comportement de la femme de Bertrand Cantat lors du procès de Vilnius.

Alors comment les choses vont-elles se terminer pour notre protagoniste courageuse ? Sans surprise, elle retourne à ses études prestigieuses pour terminer son doctorat, souffre de troubles paniques et décide de couper les ponts avec sa famille pour guérir. Les études sont difficiles, mais Tyler la soutient par e-mail. Ce n’est que quelques années plus tard qu’elle retourne sur les terres de son enfance pour l’enterrement de sa grand-mère maternelle. En bons termes avec Tyler et sa femme, elle va toutefois jusqu’à se réconcilier avec la plupart de la fratrie pourtant du côté des deux Westover mâlades. L’auteure finit son autobiographie en déclarant n’être aujourd’hui en contact qu’avec très peu de membres de sa famille et préférer vivre loin de tout cela. AMEN.



Mexican Gothic, Sylvia Moreno-Garcia

À l’occasion d’Halloween 2020 – vous ne rêvez pas : j’ai bien un an de retard dans la rédaction de mes articles –  mon défunt Book Club anglophone de Hambourg a voulu s’attaquer à un roman d’horreur. Et Mexican Gothic de Silvia Moreno-Garcia a remporté un sondage. Hélas ! Comme avec Insomnie de Stephen King, et même si le contexte n’a rien à voir, j’ai souhaité à mon grand regret me confronter à un nouveau genre. Une tannée. Une histoire profondément ennuyeuse qui ne fait pas peur et pendant la lecture de laquelle je n’ai cessé de me demander : « What the f**ck ?! ». Je ne comprends toujours pas comment ce bouquin a pu remporter le prix Locus du meilleur roman d’horreur 2021 ainsi que le prix British Fantasy la même année. La seule explication semble être l’absence de concurrence sérieuse. Mais passons.

Résumé

Comme l’indique le titre, l’héroïne est Mexicaine. Nous sommes dans les années 50, Noemí Taboada est une très belle jeune femme issue d’une famille riche qui aime flirter et faire la fête. Mais suite à un message énigmatique de sa cousine, elle quitte rapidement sa vie de jet-setteuse pour la rejoindre à High Place, un manoir perché sur une montagne avec une ville minière à son pied. Sa cousine Catalina a récemment épousé un beau et mystérieux aristocrate anglais, et le moins qu’on puisse dire, c’est que sa famille et lui ne respirent pas la santé mentale et la joie de vivre. Tous les éléments classiques des romans d’horreur sont réunis : une ambiance glauque, un manoir froid, des personnages inhospitaliers et surtout une héroïne hors de son milieu habituel qui va devoir tout faire pour quitter les lieux au plus vite. Mais pourquoi donc ?

À son arrivée, Noemí n’a droit qu’à quelques instants d’entrevue avec Catalina sous prétexte que la jeune femme souffre de tuberculose et doive se reposer. L’ennui gagne notre belle prisonnière, mais elle en profite pour observer la famille Doyle. En plus de Virgil, l’irrésistible cousin par alliance, celle-ci est composée de Howard, le patriarche en fin de vie mais lubrique et tout-puissant, de Florence, gardienne glaciale et ultra-stricte, et enfin de son fils Francis. Le jeune homme au physique moins spectaculaire que Virgil s’avère être le seul allié de l’intruse.

Au fur et à mesure de ses déambulations dans le manoir, Noemí découvre des éléments de plus en plus troublants du passé des Doyle : de multiples alliances incestueuses et le suicide de Ruth, la fille de Howard, après avoir tué des membres de la famille. Lorsqu’elle devient somnambule et souffre d’hallucinations ou de rêves étranges pendant la nuit, la jeune mexicaine décide de fuir…Et bien évidemment, elle ne peut pas ! L’étrangeté de la famille a une explication : Howard a découvert une souche de champignon qui empoisonne les êtres humains puisqu’ils en restent imprégnés à son contact. Ainsi la maladie de Catalina et la dégradation de l’état de Noemí proviennent de ces champignons qui ont poussé à l’intérieur des murs de High Place. Mais surtout, ils rendent immortels ; et Howard, qui a colonisé la petite ville mexicaine, exploité, tué des  travailleurs grévistes et violé des membres de sa famille pour assurer la perpétuation des bienfaits du champignon au sein des Doyle, a en réalité plusieurs siècles d’âge.

Peu à peu, Noemí se rend compte qu’elle perd le contrôle de son corps. Il n’y a bien évidemment pas de hasard, puisque c’est par l’inhalation du champignon omniprésent dans le manoir qu’elle est manipulée par le patriarche. Son plan est machiavélique : se reproduire avec elle afin d’injecter beauté et fraîcheur dans une lignée corrompue par des siècles de consanguinité. La lettre de Catalina n’a pas été écrite des mains de la malade et avait pour but d’attirer sa sublime cousine dans ces horribles filets. La mondaine va-t-elle parvenir à échapper au projet d’eugénisme de cette horrible famille en trouvant l’antidote aux effets du champignon ? Et Francis peut-il vraiment l’y aider et échapper lui-même à cette famille dont il semble bien différent ?

Eugénisme et champignon : des thèmes inédits mal exploités

Pour rappel, j’ai détesté ce livre, mais cela ne m’empêche pas de rendre à César ce qui est à César. Et il faut dire que c’était bien la première fois que je lisais un roman qui établit un lien entre un champignon et l’eugénisme. Pour préserver son immortalité, la pureté de la lignée et la présence d’un champignon dans sa lignée, Howard Doyle veille à ce que les Doyle ne se reproduisent qu’entre eux. Ainsi il manipule les corps grâce à ce même champignon que les murs de son vieux manoir victorien suintent, viole les femmes de sa famille et sacrifie même Agnès, son ex-femme, pour faire pousser les spores un peu partout dans la demeure familiale. Lorsque Noemí explore la bibliothèque et les autres pièces secrètes du manoir, la fascination de Howard Doyle pour l’eugénisme se dévoile peu à peu…Jusqu’à la révélation finale de celui-ci quant à sa volonté de faire bon usage des gènes exceptionnels – et de la fortune, soit-dit en passant – de la belle Mexicaine.  

Sur le papier, c’est passionnant et intriguant. L’histoire des Doyle n’est pas sans rappeler la sacro-sainte notion de classe à l’anglaise et l’assignation à ne surtout pas se mélanger qui en découle. Malheureusement, ces thèmes n’ont pas passé l’épreuve du récit de fiction et le résultat est laborieux. Sur les 352 pages de Mexican Gothic, j’aurais voulu en lire une centaine de moins et arriver plus rapidement aux explications de tous ces mystères. Le suspense ne fonctionnait pas, tant les nuits agitées de cette pauvre Noemí partaient dans tous les sens. Disons que moi-même j’en perdais mon latin. La progression me semblait tellement lente. Alors on peut dire qu’un tel fouillis mime la confusion des sens dans laquelle tombe l’héroïne, mais cette petite histoire d’Halloween n’en demeure pas moins ratée à mes yeux.

Même pas peur…

Car si le roman d’horreur est un genre nouveau pour moi, j’aurais dû être d’autant plus sensible à cette histoire bien glauque. Et bien non. Certes les descriptions du vieux lubrique avec son aspect ultra morbide et son état de santé incapable de diminuer sa libido et sa perversité ont provoqué chez moi un vague dégoût. Mais sans plus. Les révélations plus sordides les unes que les autres m’indifféraient tant j’étais anesthésiée par l’ennui. À cela s’ajoutait un certain agacement car la progression de l’intrigue vers la fuite ultime de Noemí et Françis était bien trop laborieuse. Il en résulte une lecture des plus pénibles. À l’instar du personnage principal, j’avais envie de sortir de High Place au plus vite mais en était empêchée, non par un champignon, mais par une intrigue interminable. L’unité de lieu n’y est pas pour rien dans cet ennui et j’attendais sans doute du gore, des couleurs et du rythme de la part d’un roman intitulé Mexican Gothic. Au lieu de ça, on nous plonge dans un grand manoir aussi froid et ennuyeux que le climat d’outre-Manche. Mais terminons sur une minuscule note positive.

Une héroïne sympathique

À la lecture des premières pages où l’action se situe à Mexico, Noemí ne semble être qu’une petite fille riche. Belle et mondaine, elle aime flirter et profiter des avantages de sa naissance en menant une vie légère et superficielle. Mais il n’en est rien, et son absorption par l’horrible High Place nous offre une tout autre facette de la jeune femme. Tout d’abord, on apprend qu’elle est passionnée par la science et se destine à de grandes études : un grand pas hors de la futilité. Ensuite, Noemí se révèle de plus en plus courageuse dans un environnement si hostile et dangereux. Altruiste, elle est prête à tout pour sauver sa cousine – et elle-même – et y parvient grâce à sa curiosité et son intelligence. Elle analyse les signes, comme les ouvrages que dévore Howard Doyle et les portraits de famille qui ornent le manoir, pour assembler le puzzle de l’emprise.

Comme dans la quasi-totalité des ouvrages de ce book-club, Mexican Gothic met en scène une femme libre et terriblement puissante face au patriarcat. Ici, le patriarcat est glauque. Ailleurs, il est violent. Incarné par le vieux Howard Doyle sans foi ni loi et dont la volonté d’asservir s’exerce également sur les autres hommes – rappelons l’exploitation de ces pauvres ouvriers mexicains de la mine d’argent, le pouvoir se veut absolu puisqu’il prive ses sujets du contrôle de leur corps grâce à un redoutable champignon. La victoire de Noemí sur Howard Doyle et son végétal tout-puissant, c’est celle de la liberté et de la modernité solaires sur la tradition dans sa forme la plus abjecte, aussi moisie que les murs de High Place. L’incendie de ce lieu délétère et irrespirable fondé sur l’isolement et la consanguinité est le symbole ultime d’une telle victoire.



Insomnie, Stephen King

Vous n’allez pas me croire, sauf si vous êtes un lecteur assidu de mon blog, mais je n’ai pas lu un Stephen King depuis Cœurs perdus en Atlantide, excellent recueil de nouvelles publié en 2001. Alors comment en suis-je venue à lire ce roman, moi qui n’aime pas le fantastique et ne fais pas partie des nombreux adorateurs de Stephen King dispersés sur l’ensemble du globe ? Une coïncidence incroyable. Un soir que je descendais les poubelles, quelques mois avant mon déménagement, j’ai eu l’horreur de découvrir trois sacs Ikea – vous visualisez la taille – débordant de livres. Tant d’ouvrages jetés par un(e) locataire pressé(e) de quitter son appartement. Mon sang n’a fait qu’un tour et j’ai improvisé un sauvetage en éparpillant les livres dans le hall de l’immeuble, dans les stations de métro et les rames elles-mêmes. Et puis j’en ai gardé quelques-uns, dont Insomnie. L’ouvrage a été publié en 1994 et j’ai constaté que la plupart des exemplaires recueillis dans cette opération de sauvetage improvisée sont de la même décennie. Vous l’aurez compris, certaines chroniques à venir porteront sur les autres objets du sauvetage. Affaire à suivre…

Sans surprise, le roman m’a globalement déplu, malgré des thèmes qui a priori me tiennent à cœur. Comme nous sommes chez Stephen King et que l’intrigue joue un rôle primordial en tant que telle – ce qui n’est pas toujours le cas dans les livres que j’ai l’habitude de chroniquer – un résumé détaillé s’impose.

Résumé

Comme dans l’horrible Ça, l’action se déroule à Derry, une petite ville fictive du Maine. Ralph Roberts a soixante-dix ans et depuis que sa femme est décédée d’une tumeur au cerveau, il souffre d’insomnie. Chaque nuit est un peu plus courte que la précédente.

Un jour, alors qu’il revient de sa promenade vers l’aéroport de la ville, il est témoin d’une scène étrange. Son voisin Ed Deepneau a un accident responsable avec un chauffeur poids lourd et hurle sur ce dernier, l’accusant de transporter des embryons morts – alors qu’il s’agit d’engrais… Deux mois plus tard, Helen Deepneau, sa femme, titube sur le parking de l’épicerie où Ralph est en train de faire ses courses. Elle est en sang et peine à tenir Natalie, sa fille de deux ans. Ed l’a tabassée après avoir découvert qu’elle avait signé une pétition en faveur de Susan Day, une militante féministe qui lutte pour le droit à l’avortement. Helen est d’abord soignée à l’hôpital, puis mise en sécurité dans un centre d’hébergement des femmes. Derry est coupée en deux : d’un côté les partisans de la visite de Susan Day pour tenir un meeting, de l’autre les anti-avortement. Ces derniers manifestent régulièrement devant la clinique qui pratique ces opérations, et provoquent parfois des affrontements violents.

Pendant ce temps-là, Ralph ne dort presque plus et commence à avoir des « hallucinations ». Il voit les auras des gens et les « lit » grâce à leurs couleurs. Toutes sont reliées au ciel par un fil, sauf les auras noires, annonciatrices d’une mort imminente pour la personne concernée. Une nuit, il aperçoit des nains chauves vêtus d’une blouse médicale et tenant une paire de ciseaux à la main, qui entrent et ressortent de la maison de sa voisine âgée. Il apprendra son décès le lendemain. Quand il découvre que Loïs Chassey, charmante senior du quartier, a les mêmes visions que lui, une jolie romance débute entre les deux extralucides de Derry.

Lors d’une visite de remerciement de la part d’Helen et de Gretchen Tilbury, sa nouvelle compagne rencontrée à la maison des femmes, celles-ci lui remettent une bombe lacrymogène en cas d’agression de la part d’Ed Deepneau et de ses alliés. Ralph n’y prête guère attention, mais cette arme de défense lui sauve la vie quand Pickering, un ami d’Ed, l’attaque à l’arme blanche quelques jours plus tard.

Il se rend ensuite à l’hôpital avec Loïs. Pour la première fois, le tandem fait la connaissance des deux nains aperçus la nuit de la mort de leur voisine. Ils confirment ce qu’on avait deviné : ce sont eux qui reprennent la vie aux Hommes en sectionnant le fil de leur aura. Ralph les baptise alors Clotho (le fileur), Lachésis (le répartiteur) et Atropos (l’inflexible), d’après les Moires, divinités du destin dans la mythologie grecque. Puis, Clotho et Lachésis emmènent le couple extralucide à un autre niveau de réalité pour leur expliquer leur rôle dans les événements à venir, ce pourquoi ils ont reçu tous ces pouvoirs. Atropos, le troisième médecin nain, représente le Hasard et travaille au service du Roi Cramoisi, une sorte d’entité suprême diabolique. Il a pour projet de tuer plusieurs milliers de personnes lors d’un attentat aérien piloté par Ed Deepneau et ayant pour cible la salle où se tiendra le meeting de Susan Day. Ralph et Loïs vont devoir empêcher Ed d’exécuter son plan afin de sauver un petit garçon présent dans le public, car il aura une mission à remplir sur Terre quelques années plus tard.

Le couple repart avec plus de questions que de réponses et se rend directement à la maison des femmes pour retrouver Ed au plus vite. Or ses alliés viennent de mettre le feu au bâtiment, et en passant à un autre niveau de réalité, Ralph parvient à sauver les femmes réfugiées dans la cave.

Ralph et Loïs n’ont que peu de temps pour tenter de contrer Atropos. Ils se rendent alors dans son abri souterrain à l’odeur pestilentielle et y retrouvent les objets qu’Atropos vole à leurs propriétaires avant de les tuer. Ils découvrent par exemple le chapeau de Bill McGovern, avec qui Ralph cohabite, et apprennent sa mort par la même occasion, mais aussi…les boucles d’oreille de Loïs ! L’urgence ne fait que s’intensifier et au moment de quitter les lieux, Atropos tente de les en empêcher. S’en suit un combat sanglant – et écœurant – avec Ralph, au cours duquel celui-ci apprend que son ennemi souhaite tuer la petite Natalie Deepneau.

Une fois sorti de ce lieu infâme, il conclut un marché avec Clotho et Lachésis : sa vie contre celle de Natalie. Désormais, il faut agir vite pour éviter le massacre annoncé. Ralph s’incruste dans le cockpit, parvient à détourner l’avion qui s’écrase finalement sur le parking de la salle bondée, et le fameux petit garçon a la vie sauve.

Pensant que tout est bien qui finit bien, les amoureux retrouvent le sommeil après cet épisode, se marient et n’y pensent plus pendant quatre années de bonheur. Mais un jour, Ralph entend à nouveau le tic-tac de l’heure qui va sonner, celle de la mort. Ce même bruit qu’il entendait juste avant celle de sa première épouse. L’échange promis quatre ans plus tôt pour sauver la petite Natalie a bien lieu : le héros (du roman) se fait renverser par une voiture.

Quand le surnaturel entrave la compréhension (et le plaisir de lecture)

Il est évident que ce titre est subjectif et s’explique largement par ma piètre expérience de lectrice de romans fantastiques. Ou est-ce plutôt l’inverse : je ne lis pas de romans fantastiques car l’intrusion du surnaturel dans un récit me gonfle à un tel point qu’il m’empêche de bien suivre. Peu importe. Une chose est sûre : l’intrigue d’Insomnie part dans tous les sens et comprend de nombreuses longueurs, toutes liées aux éléments surnaturels du récit. Sans elles, ce pavé de 815 pages – en allemand ! – aurait pu être réduit de moitié. Moins alambiquée, l’intrigue aurait gagné en clarté et moi en plaisir de lecture. Citons comme exemple les passages de Ralph et Loïs à différents niveaux de réalité lorsqu’ils rencontrent Clotho et Lachésis à l’hôpital. Des pages et des pages de va-et-vient permanents entre ces niveaux de conscience dont, comme cette pauvre Loïs à ce moment-là, on peine à comprendre à quoi ils correspondent. Ou était-ce des montées sans descentes d’un niveau au niveau supérieur ? Je ne sais même plus tant je m’y suis perdue !  Une confusion qui n’est pas sans rappeler cet horrible film que les prétentieux qualifient de chef d’œuvre et auquel je n’ai strictement rien compris : Inception. Quelle horreur. Il est amusant de constater le décalage entre la rapidité avec laquelle les deux nains transportent les protagonistes d’un niveau à l’autre et le ralentissement de l’intrigue dû à ce fouillis surnaturel. Même chose pour de nombreux événements pourtant essentiels à l’intrigue : la visite dans le logement putride d’Atropos et le combat interminable avec Ralph qui s’en suit, mais aussi l’intervention de ce dernier dans le cockpit pour détourner l’avion piloté par Ed Deepneau. J’avais à chaque fois la sensation d’être dans un de ces trop nombreux films d’action américains où le héros est poursuivi par son ennemi ou se bat contre lui avec en fond sonore une musique trop forte et trop agressive. Une envie irrésistible de sauter toutes ces pages et d’en arriver au dénouement de ces épisodes très américains dans la surenchère de violence et de « mindf***ing ».

Des thèmes passionnants

L’Amérique et ses névroses : violence et radicalité

Enfant terrible de l’Amérique, Stephen King adore mettre sa patrie le nez dans ses névroses, ci-possible de la façon la plus brutale et subversive qui soit. Ici, nous avons les violences faites aux femmes, certes, mais comme je m’y attarderais dans un paragraphe dédié, concentrons-nous sur la violence tout court. Et c’est déjà pas mal, puisqu’il s’agit là de l’ADN de l’Amérique. Ainsi King situe la plupart de ses romans dans le Maine, non seulement parce qu’il vient de cet État et y vit toujours, mais aussi parce que celui-ci incarne le trompe l’œil américain. Une petite ville comme Derry, en apparence tranquille et dont la moyenne d’âge semble assez élevée, renferme les pires horreurs : la violence conjugale perpétrée par un kamikaze, et plus généralement l’œuvre du terrible Atropos – c’est-à-dire le dessin d’une créature aussi angoissante que le Roi cramoisi. Aujourd’hui plus que jamais, les États-Unis se caractérisent par une polarisation inquiétante. Les progressistes et les conservateurs ont un point commun qu’ils ne veulent pas reconnaître – et qui en apporte la meilleure preuve : la radicalité. Un phénomène déjà à l’œuvre dans ce roman paru dans les années 1990. D’un côté les progressistes, certes absolument pas radicaux et avec des combats justes, mais de l’autre des « pro-life » prêts à (se) donner la mort au nom de la défense de la vie. Dès l’annonce de l’arrivée de Susan Day, la petite ville de Derry est scindée en deux camps irréconciliables : les partisans de son discours, et les opposants à l’avortement et aux droits des femmes. Les commerçants affichent ouvertement leur position sur le sujet et notre personnage principal ne sait plus où donner de la tête devant ces pétitions contradictoires à signer. Et avant même l’attentat, les affrontements sont violents dans le cadre des manifestations des amis d’Ed Deepneau.

Citons les deux autres preuves – encore plus évidentes – du caractère prophétique d’Insomnie : une attaque de la maison des femmes, bien avant l’attentat masculiniste de Toronto en avril 2018, et bien évidemment l’attentat aérien d’Ed Deepneau, presque dix ans avant le 11 septembre ! Polarisation, violence et ville faussement paisible. Voici la recette parfaite – un peu trop à mon goût – d’une fiction avec pour toile de fond les névroses de la première puissance mondiale.

Les violences faites aux femmes

Comment ne pas être sensible à ce thème lorsqu’on fait partie de cette moitié de l’humanité dominée de manière systémique ? Ed est le voisin de Ralph et avant l’accident de voiture dont ce dernier est témoin, il n’a jamais éveillé le moindre soupçon quant à sa masculinité toxique. Un voisin sans histoire, comme on l’entend si souvent après des histoires de meurtres…Ensuite, et c’est là que Stephen King tend un miroir terrible à la société patriarcale, il y a cette description particulièrement crue de Helen titubant dans un état grave dans l’espace public. Ralph la découvre grièvement blessée, sauve son enfant qu’elle a du mal à peine à porter, et à travers les yeux de ce personnage principal plutôt bienveillant à l’égard de la cause féministe et de la venue de Susan Day, le lecteur se prend les conséquences du système patriarcal en pleine tête. Autre aspect intéressant : des hommes manifestent contre le droit des femmes à disposer de leur corps, et souhaitent même les tuer au nom de la vie. Un tel roman, qui raconte entre autres une histoire de misogynie meurtrière, prend une dimension effrayante au crépuscule du mandat de Trump et des actions de ses sbires dans certains États pour interdire l’avortement. Des manifestations du roman aux lois de l’Amérique républicaine bel et bien réelle, on se demande de quoi se mêlent ces hommes. Réponse : de ce qui leur appartient ! Le corps des femmes est leur propriété. Ces êtres dont le sexe les dispense de mettre au monde ont donc parfaitement le droit de contrôler la natalité qui passe par ce corps autre, mais aussi de tabasser ou tuer ce même corps. Merci au King de nous le rappeler.

La senior way of life

Malgré le caractère fondamental des deux thèmes précédents, le traitement de la vieillesse reste celui qui m’a le plus touchée. Dans nos sociétés occidentales, les personnes âgées représentent une part croissante des populations nationales, mais restent peu présentes dans les médias et dans l’art. On les enferme dans des mouroirs et le monde se désintéresse totalement d’eux. Même la littérature les oublie, ou ne parle d’eux qu’en fin de vie, en phase terminale d’un cancer ou souffrant d’Alzheimer. Dans Insomnie, Stephan King casse les codes et choisit un héros septuagénaire qui vient certes de perdre sa femme, mais dont les troubles du sommeil le font rajeunir à vue d’œil au lieu de le transformer en un énième vieillard sénile pathétique ou risible. Ralph est tout sauf isolé malgré son deuil. Il fait de longues promenades seul, mais partage sa maison avec Bill McGovern et joue aux échecs avec les autres membres de la communauté. J’ai trouvé des moments de poésie dans ce thriller qui m’a pourtant fatiguée à cause de son utilisation abusive d’éléments surnaturels. Or cette grâce reposait uniquement sur le personnage de Ralph, profondément bon – passons sur le manichéisme à l’Américaine qui dégouline dans ce roman –  et sur sa belle relation avec Loïs. Loin d’être un naufrage, la vieillesse rime ici avec dons extralucides, force et courage, mais aussi avec apaisement et amour. Ralph – avec ou sans sa dulcinée – multiplie les actes de bravoure. Il sauve une femme et un bébé d’une mort certaine sous les coups d’un mari violent, des femmes suite à un attentat, des centaines de spectateurs lors d’une conférence pour le droit à l’avortement, y-compris un petit garçon qui jouera un rôle décisif quelques années plus tard. Et au lieu de mourir à petit feu comme tant de personnes âgées dans les fictions, il termine sa vie par un ultime sauvetage spectaculaire. Comme si ces divinités du destin estimaient qu’un septuagénaire serait plus lucide et plus courageux que quiconque, prêt à se sacrifier pour une petite fille – elle aussi capable de voir les auras ! – qui a la vie devant elle et pourra donc reprendre le flambeau.