Ma sœur, serial killeuse, Oyinkan Braithwaite

Je ne remercierai jamais assez mon ancien Book Club de me faire découvrir des petites merveilles, certes calibrées pour le public féminin des cercles de lecture anglo-saxons, mais qui n’en sont pas moins jouissives. Jouissif, tel est l’adjectif qui résume le mieux ce premier roman.


Oyinkan Braithwaite est une auteure nigériane à peine trentenaire lors de la publication de celui-ci en 2019. Née à Lagos, la ville où se déroule Ma sœur, serial killeuse, elle a toutefois grandi et effectué l’ensemble de sa scolarité en Angleterre. L’anglais est donc sa langue d’écriture. Dans ce roman à la fois fantasque et réaliste, elle déploie ses talents de jeune auteure ancrée dans son époque, tant sur le fond que sur la forme.

Ce n’est pas ce que vous croyez

En lisant le titre, on s’attend à un roman policier ou à un thriller. Enfin peu importe le genre littéraire, il est question de meurtre et d’hémoglobine, non ? Si, mais ce n’est pas ce que vous croyez. Sans être mensonger, le titre n’en est pas moins déroutant. À défaut d’être totalement centré sur des meurtres et la résolution d’une enquête, ce livre drôle, avec une sorte d’humour noir-léger – j’endosse l’entière responsabilité de ce mot-valise – raconte la relation fusionnelle de deux sœurs que tout oppose. D’un côté, nous avons Korede, l’aînée, infirmière et altruiste. De l’autre, Ayoola, la cadette égocentrique, parfaite narcisse des temps modernes.


Le ton décrit plus haut est donné dans les premières pages. En effet, le roman s’ouvre sur une scène de crime et une description minutieuse du nettoyage de tout ce sang par Korede. Une fois encore, Ayoola a tué son amant et appelé sa sœur à la rescousse pour faire disparaître le corps et les traces du meurtre. Même si la jeune femme prétend avoir agi par légitime défense, elle n’en est pas moins à sa troisième victime, ce qui la qualifie de tueuse en série aux yeux de la loi. On ne peut donc pas reprocher au titre d’être évasif. Mais une fois la scène de crime nettoyée et le corps jeté dans la lagune de Lagos, l’élucidation n’est plus un sujet, puisque la coupable est annoncée dès le début. Le lecteur peut se demander tout au plus si elle ira en prison, mais là n’est pas le problème.


Le cœur du roman est la relation – moins superficielle et conflictuelle qu’il n’y paraît – entre deux sœurs que tout oppose ET réunit. Un équilibre fragile mais ancien qui va être mis à mal par l’intrusion du beau docteur Tane dont Korede est secrètement amoureuse et que la belle cadette va commencer à fréquenter. Sera-t-il la quatrième victime de la serial killeuse, ou la gentille infirmière parviendra-t-elle à le sauver ?

Un roman contemporain, un ton léger et drôle

Ayoola est une créature des réseaux sociaux. Comme toutes les très belles jeunes femmes, elle connaît l’étendue de ce pouvoir sur les hommes, en use et en abuse. Elle se complaît dans une oisiveté permise par la richesse de son défunt père et passe ses journées à jouer les influenceuses sur Instagram. C’est d’ailleurs le premier roman que j’ai lu dans lequel le célèbre réseau social est mentionné. Alors certes, le pouvoir de la jeunesse et de la beauté féminine est vieux comme le monde, mais sa mise en scène sur les réseaux sociaux et la moquerie dont fait preuve la narratrice vis-à-vis de son personnage totalement oisif relèvent d’une modernité irrésistible aux yeux du lecteur. Ayoola n’en fout pas une, pour dire les choses clairement, et compte sur sa sœur aînée pour la sortir de tous les mauvais pas (euphémisme).
Mais si j’ai beaucoup aimé Oyinkan Braithwaite et la trouve terriblement moderne, c’est avant tout grâce à la petite voix moqueuse qui vous accompagne tout au long de cette narration à la troisième personne. Hormis pendant les rares passages assez graves qui traitent du père décédé, l’oiseau moqueur donne à entendre sa petite musique fort agréable du début à la fin.


Braithwaite ne lésine pas sur le sarcasme et le lecteur n’a aucun mal à se représenter certaines scènes cocasses. Ainsi lorsque Tane – le « crush » de Korede, pour rester dans le contemporain – est mentionné pour la première fois, la description de la tentative de séduction de la jeune femme est hilarante. Contrairement à sa sœur ultra féminine, elle doit faire un effort peu naturel pour mettre en place une démarche chaloupée. Maladroite et ridicule, celle-ci n’obtient qu’un maigre « ça va ? » presque inquiet de la part de l’objet du désir. Un passage hilarant qui m’avait marquée à la lecture. Faute de pouvoir le citer, je ne peux que le restituer de manière bancale et dépourvue d’humour.

De l’africanité à la sororité universelle

Comme dans de nombreux romans contemporains anglo-saxons que je qualifierais de « fictions à Book Clubs », les femmes sont au cœur de de l’intrigue. Ici, le thème central est sans conteste la sororité. Envers et contre tout, Korede soutient sa petite sœur malgré leur antagonisme absolu. On comprend au fur et à mesure du récit qu’une telle cohésion s’est forgée dans la brutalité du père qui n’est plus de ce monde. Riche nigérian pour qui les apparences primaient, il n’en demeurait pas moins violent et sans pitié avec ses filles, prêt à vendre les faveurs sexuelles d’une Ayoola à peine pubère pour conclure une belle affaire – avec un vieux libidineux. L’africanité est présente dans l’évocation en filigrane d’une société ultra-patriarcale. Car sans nommer celle-ci, disons que Braithwaite multiplie les indices. Au-delà du patriarche à la richesse insolente pour qui seule la réputation compte, il y a la beauté comme valeur suprême – et unique ! – chez les femmes, incarnée par une Ayoola qui a absolument tous les hommes à ses pieds, y compris un médecin exerçant à l’hôpital. Dans nos sociétés occidentales, on imagine mal un médecin fréquenter de manière assidue et ostensible une influenceuse superficielle. Enfin il y a ces quelques détails qui plantent le décor à Lagos : le lagon au moment de jeter le corps de la dernière victime d’Ayoola, les embouteillages monstres, les okadas, l’état de l’hôpital, les policiers corrompus qui multiplient les contrôles routiers pour s’en mettre plein les poches. Soit.


Cette histoire de sœurs opposées mais unies dans une adversité qu’elles connaissent depuis toujours n’en demeure pas moins universelle. Depuis la déferlante #metoo, le mot « sororité » revient souvent ; les femmes victimes de la domination masculine sont des sœurs de souffrance. Peu importe leur âge, leur statut social ou leur situation matérielle, elles se donnent la main et se soutiennent grâce à une parole soudain – oui, soudain ! – libérée, se sentant alors moins seules et donc plus fortes. Ayoola et sa grande sœur Korede en sont le symbole. La violence du père les lie autant que le sang. Korede aurait pu se laisser aller à une ignoble jalousie envers sa cadette-diva qui attire l’attention de tous les hommes et lui ravit en un clin d’œil un homme qu’elle convoite depuis des années. Mais il n’en est rien. Non seulement elle la soutient dans le nettoyage des scènes de crime au risque de se faire prendre lorsque SA voiture est inspectée par la police dans le cadre de l’enquête pour le dernier meurtre, mais en plus de cela elle n’hésite pas une seconde lorsqu’il faudra choisir entre Tane et Ayoola. Sa crainte annoncée dès le début du flirt est confirmée, même si cette fois le jeune médecin n’est que grièvement blessé. Ayoola parle comme à son habitude de légitime défense en réaction à un accès de violence de la part de son amant et Korede, sans préciser si elle la croit ou non, la soutient naturellement. Sisters before misters.

Une misandrie jouissive

L’intrigue tourne autour d’une femme qui se défend – d’une manière extrême, bien évidemment – face à la violence conjugale. Et comme elle vit dans une société ultra patriarcale où elle passe de la propriété du père – violent – à celle du petit-ami et potentiel mari – lui aussi violent –, elle devient une sérial killeuse par la force des choses. Or une telle vengeance ne se retrouve nulle part – surtout dans le réel ! Depuis la lutte récente en faveur de la reconnaissance du terme féminicide par le droit, cette conséquence tragique du patriarcat est mise sous le feu des projecteurs en tant que telle. Et la réflexion logiquement induite par cette prise de conscience se traduit par la question suivante, déjà évoquée en d’autres termes par Despentes dans une interview : « Puisqu’on sait qu’une infime minorité d’auteurs de violences faites aux femmes est condamnée à la hauteur du préjudice engendré, les femmes seraient-elles des saintes pour ne pas se défendre et abattre tous ces hommes qui les violent(ent) en masse ? » Dans cette même interview, Despentes ajoute que les femmes continuent bien de mettre au monde des garçons, donc de futurs agresseurs potentiels… Passons sur cet exemple qui peut choquer, mais qui doit être replacé dans l’ensemble de la réflexion dominés-dominants. Car c’est justement dans cette configuration vieille comme le monde que réside la réponse à la question : les femmes sont dans un état de soumission telle qu’elles ne se vengent pas, ne se rebellent pas à la hauteur des préjudices subis. Elles se contentent de porter plainte – quand elles ne se disent pas, comme dans la majorité des cas, que la démarche est parfaitement inutile – et de revendiquer certains droits. Mais les violences se poursuivent, puisque le schéma dominants-dominés n’a pas été renversé.

Or dans son roman, Oyinkan Braithwaite campe un personnage qui fait ce que les femmes devraient faire en toute logique, même si bien évidemment ce n’est pas une réponse socialement et éthiquement acceptable : elle bute. À coups de couteau. C’est sanglant, mais l’humour noir dévoilé dès les premières pages nous fait oublier qu’on parle de meurtre, comme si la légèreté du ton correspondait au peu de perte pour l’humanité que représente l’agresseur-victime.

La misandrie assumée de Ma sœur, serial killeuse est jouissive car vengeresse. Les hommes y sont des êtres faibles – seule la beauté compte, alors bien fait pour eux si elle les éblouit et les mène à leur perte. Leur jalousie et volonté de domination semblent punie comme il se doit, et même le George Clooney de Lagos dont Korede est secrètement depuis si longtemps ne parvient pas à ébranler la sororité toute-puissante. Y a pas à dire, ça fait du bien.

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