Moi, menteur, Antonio Altarriba et Keko

Je vous épargne le topo sur le livre qui attise ma curiosité depuis un présentoir de la bibliothèque municipale, puisque je vous l’ai déjà servi dans mes deux chroniques précédentes. À une différence près, et non des moindres : on parle d’une BD. Or je n’en avais pas chroniqué depuis Maus d’Art Spiegelman ! Un bel objet à la charte graphique si particulière m’appelait ce jour-là et je n’ai pas regretté d’avoir suivi mon instinct.

Après Moi, assassin et Moi, fou, ce dernier opus de la trilogie du Moi décortique les mécanismes du mensonge. Pour l’ayatollah de la vérité que je suis, ce livre a été salutaire car il m’a mis dans les dents une dose de cynisme suffisamment importante pour calmer mon utopisme.

Résumé

Comme je le disais, la charte graphique ne peut laisser indifférent : les illustrations sont en noir et blanc, avec des touches agressives de vert pour souligner la dimension diabolique du propos. Autant vous dire que l’ambiance est assez anxiogène de la première à la dernière case.

Et pour cause ! Cette BD espagnole largement inspirée de la réalité traite du mensonge en politique à travers l’histoire d’Adrián Cuadrado. En plus de mener une double vie – une femme et deux enfants à Vitoria d’un côté, une maîtresse à forte poitrine dans la capitale espagnole de l’autre –, ce conseiller en communication du Parti Démocratique Populaire est un véritable maître dans l’art de mentir au peuple afin de mieux le manipuler.

Au départ, sa mission consiste à mettre en lumière le jeune Javier Morodo, nouveau porte-parole du parti et ouvertement homosexuel. L’objectif est clair : un bon « gaywashing » au sein d’un parti dont les grands pontes ne cachent pas leur homophobie lors des discussions privées.

Mais le rôle d’Adrián prend une tout autre tournure lorsqu’il découvre les trois têtes de conseillers municipaux dans des récipients en cristal…Qui se cache derrière cette mise en scène macabre ? Le parti ultra corrompu qui, souhaitant se débarrasser d’élus « problématiques » sans en être inquiété, fait croire à des homicides commis par un artiste détraqué coutumier de ce genre de performances artistiques ? Ou bien ce dernier est-t-il vraiment coupable ? À cela s’ajoute des manigances destinées à récupérer un monument historique de Vitoria.

Adrián va de surprise en surprise. Tout semble lié, mais comment va-t-il s’en sortir ? Quelle évolution pour sa carrière et pour ce Parti Démocratique Populaire ultra corrompu ?

Un polar aux allures surréalistes

Je pense que ces deux aspects, ces deux faces d’une même pièce, prennent forme dans le code graphique même de l’album. Comme indiqué précédemment, il est composé de dessins en noir et blanc avec des touches agressives de vert. Or le noir et blanc évoque l’univers du polar, conformément à l’intrigue policière, tandis que ce vert criard donne un effet surréaliste à l’album.

Ce deuxième aspect est moins évident si on se contente de lire cette chronique, mais dès les premières pages de la BD, il plane une atmosphère presque irréelle. En effet, le lecteur est plongé dans une Vitoria – à noter que, ignare non-hispanophile, j’ignorais l’existence même de cette ville avant d’ouvrir le bouquin ! – gothique et impressionnante. C’est d’ailleurs la ville de l’auteur et je trouve qu’il lui rend un bel hommage : les monuments historiques sont au cœur de l’intrigue et paradoxalement, le caractère sulfureux de cette dernière vient sublimer la capitale basque.

Quant au caractère « policier » de l’intrigue, difficile d’en parler sans divulgâcher. Et si je n’ai parfois aucun scrupule à dévoiler des fins d’intrigues, ou même des moments clés, ce serait un sacrilège de le faire pour une BD à suspense. Alors je me contenterais de dire que le scénario d’Antonia Altarriba fait honneur au crayon de Keko – oui, dans ce sens-là ! – et que le lecteur est tenu en haleine jusqu’au bout grâce à une imbrication d’énigmes gravitant autour d’Adrián.

Ce personnage cynique mais pas monstrueux – somme toute, un politicien assez banal – happe le lecteur qui se demande ce qu’il adviendra de sa carrière, mais surtout qui est à l’origine des têtes coupées. Le macabre de celles-ci est d’ailleurs représenté à l’aide du fameux vert. À noter que le choix de la couleur de l’espérance pour faire ressortir l’horreur et la surprise fonctionne à merveille. Nombreux sont les dessins où le regard stupéfait d’Adrián constitue l’unique touche de couleur dans un noir et blanc ostensiblement anxiogène.

La noirceur de la politique espagnole

« Toute ressemblance avec la réalité politique espagnole entre 2016 et 2019 n’est qu’insidieuse coïncidence. » Ce faux avertissement en introduction de la BD ne laisse aucun doute quant à la réalité dénoncée.

Certes les dessins sont en noir et blanc parsemés de vert, mais le propos est d’une noirceur totale. Le microcosme politique espagnol apparaît comme un monde ultra corrompu et pourri jusqu’à la moelle. À l’instar d’Adrián, personne n’est honnête et personne ne croit en ses idées. D’ailleurs, personne n’A d’idées. Vers la fin de l’ouvrage, une haute fonctionnaire de l’Union européenne résume la situation avec rage. Car les scandales ne font que desservir ce projet politique aussi complexe qu’ambitieux qu’est l’Union européenne.

« L’européisme régresse dans tout le pays…Nous devons reconquérir le cœur des citoyens…et la gabegie espagnole n’y aide pas…

La corruption du PDP contamine d’autres partis, y compris d’autres pays…L’idée que tous les politiciens mentent et volent se diffuse à travers l’Europe…

Pour couvrir votre corruption, vous intimidez des juges et des journalistes…La police aussi…Vous avez créé une « brigade politique » au service de votre parti…Un pays comme l’Espagne ne peut pas tomber si bas…Pas au sein de l’UE… » (p. 141)

Les chiffres sont accablants, et je dirais même à tomber par terre.

« En ce moment, la corruption en Espagne représente quelque 90 milliards par an, soit 8% du PIB…

Dans votre seul parti, mille personnes sont traînées en justice…Tout le monde tape dans la caisse 

Et maintenant, ce jugement qui vous qualifie d’organisation criminelle…Si on tirait sur ce fil, les élections des douze dernières années pourraient être invalidées…» (p. 141)

Le mensonge en politique

Bien évidemment – et malheureusement –, la réflexion de cette BD sur la corruption et le mensonge en politique dépassent les frontières espagnoles. Les auteurs dénoncent un système qui les touche et les révolte à titre personnel, en tant que citoyens espagnols, mais n’importe quel individu de cette planète peut y retrouver des pratiques politiques avérées dans son pays.

Le thème principal de cet album n’est pas seulement abordé à travers l’intrigue. Il est aussi traité de manière frontale dans des espèces d’apartés, lors desquels nous sommes plongés au cœur des pensées, ou plutôt des calculs des personnages. Voici donc une sélection des vérités les plus marquantes de l’ouvrage.

Le masque social

L’appartement d’Adrián comporte une pièce dont les murs sont recouverts de masques, lesquels renvoient, de la manière la plus cynique et assumée qui soit, au calcul politique. Le lecteur ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre ces masques et les têtes tranchées des conseillers municipaux. Qu’en déduire ? Bas les masques ? L’artiste soupçonné de les avoir tués a-t-il voulu mettre à mort la mascarade politique en exhibant des vrais visages ? Libre à chacun d’interpréter ce rapprochement comme bon lui semble, mais revenons-en au discours d’Adrián sur le masque social.

« Nous sommes tous des personnes…Autrement dit, des masques…Les Grecs nommaient Personne le masque que portaient les acteurs pour monter sur scène…

Nous n’avons pas de personnalité, mais simplement un ample éventail de personnages que nous adoptons selon les situations…Il n’y a pas un moi, seulement des circonstances…

Et nous aurons autant de moi que de situations différentes…Nous sommes la personne qui nous arrange à chaque moment donné ou celle qu’on nous pousse à être… » (p. 40)

Je trouve sa réflexion très juste et j’ai toujours gardé ce constat – car je n’ai pas attendu de lire Moi, menteur pour le faire – dans un coin de ma tête. De quoi mettre en difficulté les coachs en développement personnel qui vivent de la connaissance de soi.

J’ai toujours remarqué que les personnalités étaient mouvantes, qu’il était presque impossible de définir quelqu’un – encore moins soi-même. Les personnalités ont certes une base, mais elles sont en perpétuelle adaptation par rapport à un environnement donné.

La puissance absolue et mortifère du verbe en politique

Elle est infinie. Inutile de regarder du côté des victoires passées et récentes des démagogues, les seules campagnes présidentielles sont là pour nous le rappeler tous les cinq ans. Mais le langage politique est capable de bien plus que de remporter des élections. Il peut gargariser les foules et les pousser au sacrifice dans un contexte de guerre. La manipulation est totale et une fois encore, le cynisme parfaitement assumé.

« Pour Dieu, pour la patrie, pour la révolution, pour le parti, pour le leader…La cause importe peu…Ce qui compte, c’est le degré d’adhésion…

On peut appeler cela patriotisme ou fanatisme, mais là réside la puissance suprême du langage…

Le discours politique est le triomphe du verbe…Capable de convaincre l’électeur qu’il participe du récit…À elle seule, l’ingénierie lexicale accomplit la programmation mentale…

Inutile de menacer…Encore moins de tuer…Ce sont des vestiges de l’époque où nous ne disposions pas des outils actuels de persuasion… » (p. 57)

« Au commencement était le Verbe » : le populisme tout-puissant

Dans le prolongement de l’idée précédente, un Congrès qui réunit tous les populistes – revendiqués, bien évidemment ! – d’Europe donne lieu à une analyse criante de vérité sur la puissance de ces mouvances. Le discours est si important qu’il supplante les actes. Le vide devient substance par la seule force des mots. L’intervenant sur la scène ne mâche pas les siens.

« Le populisme radical a réussi à dépasser l’opposition traditionnelle libéralisme-marxisme…Une bonne stratégie de communication permettra bientôt de l’imposer…Car le populisme se nourrit davantage de discours que d’actions…

L’unique action possible est dictée par les marchés…La politique n’est qu’un récit…Un récit invérifiable…On peut donc introduire ce que l’on veut dans l’histoire…

À l’ère de la communication, le rôle du langage a changé…Ce n’est plus la chose qui a besoin d’être nommée…C’est le nom qui fabrique la chose…

Plus le message sera brutal, plus le débat durera longtemps…C’est pourquoi nos messages nos messages ne doivent pas être véridiques, mais brutaux… » (p. 139)

On le constate régulièrement dans le débat public. Les populistes ne cherchent pas à proposer des solutions viables et encore moins à agir, mais à secouer les masses avec des paroles qui choquent ou au moins qui interpellent. Pas étonnant que ce soient Zemmour & co qui fassent de l’audience.

Les conseillers politiques au service des dangereux psychopathes qui nous gouvernent

L’analyse politique n’empêche pas d’observer les individus aux plus hautes fonctions sous la loupe de la psychologie. On se doute bien que la politique au sens contemporain – et non grec – du terme est réservée aux fous ; il faut une sacrée dose de mégalomanie pour accepter de prendre autant de coups dans le but d’exercer son pouvoir sur les autres.

Dans Moi, menteur, le politique dépeint veut diriger à tout prix – et le prix est immense, en effet – pour soi et non pour accomplir ce qui semble juste pour le bien commun. Les autres ne sont qu’un moyen et non une fin. Or quelle est la principale caractéristique du psychopathe si ce n’est le manque d’empathie ?

« Ils sont malades…Les gens ne savent pas que nous sommes gouvernés par de véritables fous…Mégalomanes, narcissiques, paranoïaques, psychopathes, cleptomanes, ivrognes… 

Seuls les malades peuvent accéder aux postes de pouvoir…Les puissants pensent que leur vie vaut plus que celle des autres…

Ils vont jusqu’à juger que ceux qui ne s’identifient pas à eux méritent la mort…La mort politique et, s’il le faut, la mort tout court…

Voilà en quoi consiste l’exercice du pouvoir…» (p. 145)

Mais ces personnalités se nourrissent de et nourrissent toute une cour. Le personnage d’Adrián incarne à merveille ces conseillers cyniques aux dents longues, principaux artisans d’un système politique pourri de l’intérieur.

« Les conseillers participent à leur égolâtrie…Un bon conseiller peut convaincre n’importe quel imbécile de son génie…Au fond, c’est cela, notre travail… » (p. 145)



Tours et détours de la vilaine fille, Mario Vargas Llosa

Et encore une pépite que j’ai ouverte grâce au déménagement de ce.tte mystérieux.se voisin.se de Hambourg ! Lire un auteur hispanophone en allemand quand on est de langue maternelle française, après tout pourquoi pas ?

Des similitudes entre le narrateur et l’auteur

Mario Vargas Llosa est un immense écrivain vivant. Prix Nobel de littérature 2010, cet auteur péruvien est également membre de l’Académie française depuis novembre 2021, alors qu’il n’a jamais publié de roman écrit dans notre langue, même s’il la parle couramment et a été le premier écrivain étranger dont l’œuvre a été publiée dans la Pléiade de son vivant.

La biographie de Varga Llosa est extrêmement riche et il ne s’agit pas de la retranscrire bêtement ici, mais quelques éléments se recoupent avec la vie du narrateur à la première personne de Tours et détours de la vilaine fille. Né à Lima en 1936 dans une famille aisée, il étudie la littérature dans une faculté publique de Lima. Pendant cette période, soit vers la fin des années 50, il s’oppose à la dictature du général Manuel Odria alors en place en militant au sein d’une branche étudiante du parti marxiste péruvien. Il n’y restera pas longtemps, mais la révolution cubaine le galvanisera à nouveau. Dans le roman qui nous intéresse ici, on retrouve cet engagement chez la mauvaise fille dans le chapitre où le narrateur habite à Paris. Mario Vargas Llosa s’installe d’ailleurs dans la capitale en 1959, après avoir soutenu sa thèse de doctorat à Madrid et avant de partir vivre à Londres quelques temps.

Résumé

Ricardo est l’archétype même de ce qu’on appellerait aujourd’hui un « nice guy » – même si je crois que ce concept est un mythe inventé par des misogynes frustrés, mais passons. De son adolescence à Lima à la fin du roman à Madrid, il ne cessera de se faire avoir par la vilaine fille. Elle disparaît et réapparaît, à chaque fois sous une nouvelle (fausse) identité, dans chaque ville où il habite.

Pourtant, le narrateur sait depuis le début qu’elle est mythomane. Il la rencontre pour la première fois dans les années 50 à Lima, dans le quartier huppé de Miraflores. L’adolescent tombe fol amoureux de cette soi-disant « petite Chilienne », laquelle se fait passer pour la fille d’une famille aisée  alors qu’elle vient des quartiers pauvres et n’est autre que la fille de la bonne.

Et ça recommence à la fin des années 50. Ricardo est désormais étudiant dans un Paris qui vibre sous la querelle entre Sartre et Camus et accueille de nombreux dissidents communistes sud-américains. La vilaine fille, transformée en guerillera pro Castro, réapparaît via un ami du narrateur. À la tête d’un réseau de dissidents marxistes, celui-ci a pour objectif de renverser la dictature militaire péruvienne et s’engage bien évidemment dans la révolution cubaine. Plus opportuniste que convaincue, « la petite Chilienne » – comme il l’appelle tout au long du roman – épouse un diplomate français rencontré sur l’île.

Ricardo étant devenu traducteur et interprète, il multiplie les séjours de quelques années dans plusieurs villes du monde. Ainsi il quitte Paris pour le swinging London, où il croise à nouveau le chemin la vilaine fille, désormais épouse d’un aristocrate anglais. Même chose à Tokyo où elle devient la femme soumise d’un yakuza…etc, etc. Dès qu’il parvient à l’oublier, elle réapparaît. Il lui pardonne. Il y croit. Ils couchent ensemble. Elle le trahit à nouveau pour un homme riche.

L’amour, le vrai ?

Vénale, manipulatrice et mythomane, « la petite Chilienne » aux multiples identités n’en reste pas moins le grand amour du narrateur. Publié en 2006, Tours et détours de la vilaine fille dépeint la passion de manière étonnante pour un roman moderne. Dans la lignée des grands romans d’amour qui font peu de cas des relations heureuses et paisibles, il inclut un personnage féminin certes maléfique et détestable, mais qui reste l’unique et véritable source d’amour et de passion de Ricardo. Sa santé mentale n’est pas épargnée, et même s’il fait tout – se disant à chaque fois que c’est la dernière – pour oublier sa dulcinée, il embrasse sa souffrance d’une manière très classique.

Sans la dévoiler, la fin est éloquente sur ce point. Pour employer des termes très contemporains, cette « relation toxique » avec une « perverse narcissique » est glorifiée. L’amour est malheureux, il est terrible et cruel. Mais l’intrigue et surtout la fin du roman me fait croire que celui-ci prône l’amour absolu et passionnel malgré son caractère destructeur. En effet, le retour systématique du narrateur entre les griffes de la vilaine fille et la lucidité de cet homme sur l’intensité des joies et des peines qu’elle lui procure montrent à quel point, au fond, il aime le romanesque qu’elle lui apporte. Le dénouement est tragique certes, mais prouve bien qu’il est plus heureux avec que sans elle.

Inversion du rapport de domination sociale

Les origines de la vilaine fille se précisent vers la fin du roman, tandis que le narrateur, de passage à Lima, rencontre le père de celle qui est son épouse à ce moment-là. Le lecteur comprend toutefois dès le premier chapitre – et donc la première usurpation d’identité de la jeune fille – qu’un fossé social sépare le couple. Celle qui se fait passer pour une petite chilienne bourgeoise n’appartient pas à la jeunesse dorée de Miraflores, celle de Ricardo. Or c’est justement ce gouffre matériel qui explique ici – et je n’en tirerais pas une analyse politique générale – le gouffre moral entre ces deux personnages antagonistes. L’un est idéaliste – et sa sympathie pour le communisme va dans ce sens –, rêveur et passionné de lettres ; l’autre est prête à tous les stratagèmes pour emprunter l’ascenseur social qu’est le mariage. Son cynisme est total et elle ne s’en cache pas.

« « Je t’aurais rendue tellement heureuse que tu ne m’aurais jamais quitté. »

Elle me regarda sérieusement avec une pointe de mépris, et me répondit, sans la moindre taquinerie, cette fois-ci :

« Comme tu es naïf, un vrai rêveur. » Elle accentua chaque syllabe et me défia du regard. « Tu ne me connais pas. Je ne resterais pour toujours avec un homme que s’il était très, très riche et puissant. Et tu ne le seras jamais, malheureusement. »

« Et si l’argent ne faisait pas le bonheur, vilaine fille. »

« Le bonheur, je ne sais pas ce que c’est, et je n’ai pas non plus envie de le savoir, Ricardito. Je sais juste que ce n’est pas quelque chose de romantique et ringard, contrairement à ce que tu penses. L’argent apporte la sécurité, il te protège, te permet de profiter vraiment de la vie, sans avoir à t’inquiéter pour l’avenir. C’est le seul bonheur que l’on peut toucher. »

Elle me regarda avec cette froideur qui parfois s’accentuait de manière étrange, et un climat glacial s’étendait autour d’elle. »* (p.82)

On ne peut pas dire que ce pauvre Ricardito n’aura pas été prévenu.

L’histoire d’un professionnel des langues exilé

Comme je l’ai dit plus haut, chaque chapitre correspond pour le narrateur à une nouvelle ville, une nouvelle vie, une nouvelle amitié et bien sûr une nouvelle identité de la vilaine fille. Ce traducteur-interprète vit son existence à l’image de son amour : intensément. Il semble repartir de zéro à chaque chapitre, mais ses déboires avec la « petite Chilienne » montrent bien que sa vie adopte une forme plus cyclique que linéaire. Chaque nouvelle ville est le décor d’un recommencement et Ricardo tourne en rond plus qu’il n’avance.

Peu importe. L’histoire n’en est que plus belle et résonne avec la mienne. Sans trop en dire, j’ai vécu très longtemps en Allemagne et même si la différence culturelle était bien moindre que celle entre un pays d’Amérique du Sud en pleine dictature militaire et des démocraties européennes, j’ai ressenti – et ressens toujours, parfois, souvent même – ce qu’il décrit ici. Il est question des parents de Juan, son ami de Londres d’origine péruvienne. En tant que traductrice, la définition de l’interprète me touche encore plus. Non seulement j’y souscris entièrement, mais j’ai surtout eu une révélation au moment de la lecture de ce passage.

« […] une femme pleine d’énergie dont la façon de parler – la tonalité douce, les nombreux diminutifs et la petite musique de mon ancien quartier Miraflores – me rendit mélancolique. Tandis que je l’écoutais, j’avais l’impression qu’une éternité s’était écoulée depuis mon départ du Pérou pour vivre la grande aventure européenne. Mais en passant du temps avec eux, je compris aussi que je n’y retournerai jamais, que je ne pouvais pas parler ni penser comme les parents de Juan. Par exemple, leurs propos au sujet d’Earl’s Court me montraient à quel point j’avais changé pendant toutes ces années. Et je n’étais pas emballé par cette idée. Par de nombreux aspects, cela ne faisait aucun doute que je n’étais plus Péruvien. Mais qu’est-ce que j’étais ? Je n’avais pas réussi à devenir Européen, ni en France, ni ici en Angleterre. Alors qu’est-ce que j’étais ? Peut-être ce que Mrs. Richardson [la vilaine fille] me disait lors de ses accès de colère : un pauvre diable, un simple interprète, quelqu’un qui, comme mon collègue Salomón Toledano se plaisait à nous définir, n’est que lorsqu’il n’est pas, un hominidé qui existe lorsqu’il cesse d’être ce qu’il est, afin que les choses que d’autres pensent et disent puissent mieux passer par lui. » (p. 146)*

Un peu plus loin, il donne précision sur le métier d’interprète que tout le monde ignore. Allez, je vous révèle un secret bien gardé qui peut paraître choquant.

« J’ai acquis le savoir-faire du bon interprète qui consiste à connaître les équivalents des mots sans nécessairement comprendre leur contenu (d’après Salomón Toledano, les connaître était un handicap) » (p.149)*

Puis, une autre vérité sur les gens doués en langues, dont je fais partie.

« Le plus étrange, c’était de l’entendre parler japonais, parce qu’il en adoptait inconsciemment, en véritable caméléon, les postures, les révérences et les gestes. Je découvris grâce à lui que le don pour les langues était aussi mystérieux que celui de certaines personnes pour les mathématiques ou la musique. Il n’a rien à voir avec l’intelligence ou le savoir. C’est autre chose, un don que certains possèdent et d’autres pas. » (p. 154)*

Mais au final, le constat sur le sens de notre existence est terrible et sans appel. Et j’ai bien peur qu’il soit juste.

« Je repensai sans cesse aux paroles apocalyptiques que Salomón Toledano nous avait hurlé une fois au visage dans une cabine d’interprétation : « Si un beau jour nous sentons que la mort est proche et que nous demandons : Quelle trace de notre passage dans ce chenil allons-nous laisser ?, la réponse serait : aucune, nous n’avons rien fait, mis à part parler pour les autres. »  (p. 117)*

* Traduction de la version allemande, Das böse Mädchen, par mes soins.

Sur ces bonnes paroles, je tenais à dire que je conseille ce roman. Que vous soyez traducteur ou non, exilé ou non, amoureux passionné ou non. Seule ombre au tableau : la réapparition de la vilaine fille et la crédulité du narrateur, toutes deux systématiques, lassent. À chaque nouveau chapitre, on sait à quoi s’attendre. Seules les modalités changent. C’est un peu fatiguant. Ça aussi, je tenais à le dire.



Kafka sur le rivage, Haruki Murakami

ENFIN j’ai attaqué l’auteur contemporain japonais le plus lu au monde dont on m’a tant parlé. Et devinez quoi ? Immense déception. Dieu sait si j’adore les romans d’apprentissage et encore plus l’œuvre de Kafka, mais disons que l’onirisme et le style de Kafka sur le rivage ont eu raison de ma patience.

Résumé

Kafka Tamura est le fils d’un hommes d’affaires de Tokyo et, pour échapper à une malédiction œdipienne proférée par ce dernier, l’adolescent de quinze ans s’enfuit. Arrivé sur l’île de Shikoku, il loge à l’hôtel et passe ses journées entre la salle de sport et une bibliothèque dirigée par Melle Saeki, une très belle femme à la fois élégante et mystérieuse. Mais surtout, il devient ami avec Oshima, l’employé de la bibliothèque qui le prend rapidement sous son aile.

Le destin de Nakata, un vieillard amnésique solitaire et analphabète qui parle aux chats et les comprend, va croiser celui de Kafka. En effet, ce personnage énigmatique quitte lui aussi Tokyo et atterrit dans cette fameuse bibliothèque sur l’île de Shikoku après moult pérégrinations.

Quant à Mme Saeki, elle va elle aussi croiser le chemin du personnage principal et réaliser la prophétie initiale du père. Difficile d’en dire plus sans divulgâcher, mais juste une chose : le titre du roman est celui d’une chanson triste écrite par cette femme dans sa jeunesse, en hommage à l’amour de sa vie, tué à Tokyo lors des émeutes étudiantes de 1969.

Un roman d’apprentissage sur fond onirique…

…Ou pourquoi je n’ai pas du tout accroché. Au-delà du style extrêmement plat, laborieux et je dirais même rébarbatif, les dialogues et événements que vivent les personnages m’ont semblés trop irréels pour que je puisse rentrer dans le roman. Trop éloignés, ils ont érigé une sorte de mur entre les aventures du jeune Kafka et la lectrice que j’étais. Incapable de ressentir la moindre empathie pour ce personnage et pour tout ce pouvait lui arriver, je suis restée indifférente à son sort.

La dimension onirique du roman est non pas assumée, mais surlignée à coups de grossier Stabilo vert. Lorsque Kafka se retrouve seul dans sa cabane en forêt, on atteint des sommets de ridicule dans le pseudo-onirisme à partir du fameux brouillage de frontière entre réalité et imagination.

« Tout en écoutant le chant des oiseaux [LOL] dans la forêt, par ce matin paisible, je lis l’histoire de cet homme plein de « sens pratique ». Sur une page blanche, à la fin du livre, Oshima a laissé une note au crayon. Je reconnais son écriture particulière.

Tout est question d’imagination. La responsabilité commence avec le pouvoir de l’imagination. […] À l’inverse, la responsabilité ne peut naître en l’absence d’imagination.

[…]La responsabilité commence dans les rêves. Cette phrase frappe mon esprit.

Je referme le livre, réfléchis à ma propre responsabilité.  Comment faire autrement ? Mon t-shirt blanc était plein de sang […]. Il faudra sans doute que j’assume ma responsabilité dans cette effusion de sang. » (p. 174)

Notez l’utilisation d’aphorismes sur les notions de responsabilité et d’imagination qui confère un ton très « donneur de leçon ». Le problème, c’est que tout le roman est ainsi. Pour un roman d’apprentissage qui se veut imagé et où il s’agirait uniquement de suivre les aventures irréelles du jeune héros sans trop chercher à les comprendre, les nœuds au cerveaux sont légion et le ton aussi moralisateur que paternaliste vient briser la véritable dynamique de ce genre littéraire pourtant si noble.

Il n’y a rien à comprendre ou quand absurde rime avec lourdeur

Mon sentiment à l’égard de Kafka sur le rivage est aussi incompréhensible que le quelconque sens de l’ouvrage – si on s’acharne à vouloir lui en trouver un. Car le roman est absurde et ma non adhésion à celui-ci l’est tout autant, puisque je suis une immense admiratrice des aventure de K., ce héros des œuvres de Kafka isolé, paria de sa famille et confronté à l’absurdité de l’existence sociale.

Le style insupportable peut être un début d’explication, car la langue de l’écrivain tchèque est sans comparaison avec la platitude de celle de Murakami. Problème de traduction ? Peut-être, puisque j’ai toujours lu le premier en version originale. Quant au second, voici un extrait assez caractéristique de l’ennui que m’a procuré ce roman, tant sur le fond sans queue ni tête que sur la forme. Pour dire les choses crûment, le bouquin a des prétentions de conte philosophique, mais il est juste chiant. Ironie du sort, les protagonistes parlent ici d’ennui.

«— C’est une musique qu’on ne peut apprécier qu’avec de l’entraînement. Moi-même au début, je la trouvais ennuyeuse. À ton âge, c’est tout à fait normal. Mais tu comprendras avec le temps. On se lasse très vite de ce qui n’est pas ennuyeux, alors que les choses dont on ne se lasse pas sont généralement ennuyeuses. C’est comme ça. Même si j’ai eu le temps de m’ennuyer dans la vie, je ne me suis jamais lassé de ce que j’aimais. La plupart des gens ne savent pas faire la différence. » (p. 148).

Si on remplace « choses ennuyeuses » par « choses simples », Oshima a raison et une liste mentale dressée succinctement des choses dont on ne se lasse pas permet de le confirmer. Mais il le dit avec des sabots si gros – « à ton âge », « tu comprendras avec le temps », ou encore « c’est comme ça » – que ses propos puent la présomption d’un roman d’apprentissage qui veut à tout prix nous rappeler qu’il en est un. De manière générale Murakami insiste, enfonce le clou – et des portes ouvertes, tout le temps. Le lecteur a l’impression d’être pris pour un ado à qui on va expliquer la vie. Peut-être ce livre est-il réservé aux gens qui ne dépassent pas l’âge de son héros ?

Des clichés insupportables à la limite du Paolo Coelho

J’irais encore plus loin : du lourd au cul-cul, il n’y a qu’un pas. Or de nombreux passages le franchissent largement, avec des clichés éculés.

« le principe du labyrinthe existe à l’intérieur de toi. Et il correspond à un labyrinthe extérieur à toi.

—C’est une métaphore [oui, parce qu’en plus, Kafka est teubé] ?

—Exactement. Une métaphore à double sens. Ce qui est extérieur à toi, c’est la projection de ce qui est intérieur, et l’intérieur est la projection de l’extérieur. [Attention, on répète au cas où Kafka le teubé n’aurait pas compris :] Souvent, quand tu mets le pied dans un labyrinthe extérieur, c’est que tu rentres aussi dans un labyrinthe intérieur. Dans la plupart des cas, c’est très dangereux.

—Comme dans le conte d’Hansel et Gretel.

—Exactement. La forêt est pleine de pièges. Et tu auras beau prendre toutes les précautions du monde, des oiseaux au regard perçant viendront picorer les miettes de pain que tu avais laissés derrière toi pour retrouver ton chemin. »

Le monde extérieur comme projection du monde intérieur, comme c’est original… L’idée n’est pas inintéressante en soi, mais il s’agirait plutôt de la mettre en action au lieu de l’exposer avec une telle lourdeur mièvre.

Bref. Je ne vais pas faire ce que je reproche à Murakami et multiplier les exemple pour appuyer mon propos. Je pense qu’on a compris. C’est lourd, c’est prétentieux, c’est chiant et on nous prend pour des teubés. Bonne journée.



Anxious people, Fredrik Backman

À toi, fidèle visiteur de Tomtomlatomate qui ne lit ni le suédois ni l’anglais, tu as le privilège d’être tombé sur une chronique en avant-première. En effet, Anxious people de Fredrik Backman est paru en anglais en septembre 2020 et n’a pas encore été traduit en français. Pour la partie biographique, Fredrik Backman est un auteur à succès dans son pays et à l’international puisque son roman Vieux, râleur et suicidaire : La vie selon Ove paru en 2012 s’est vendu à de nombreux exemplaires avant d’être adapté au cinéma en 2015 et nommé aux Oscars dans la catégorie meilleur film en langue étrangère. Quant au roman qui nous intéresse ici, il a déjà donné lieu à une série diffusée sur Netflix.

Résumé et personnages

Dans une petite ville de Suède, la visite groupée d’un appartement se transforme en prise d’otage lorsqu’un bras cassé déboule pour se réfugier suite au braquage malheureux d’une banque…sans espèces. Coincés là, les huit otages dévoilent leur histoire personnelle dans un tableau assez complet des anxiétés modernes.

– L’agente immobilière

– Lennart : élément clé de l’intrigue, je ne peux trop en dire sur lui.

– Zara : riche directrice de banque trop affairée pour s’intéresser aux autres et se mélanger à eux. Depuis un certain événement qui l’a bousculée dans ses habitudes, elle a cette lubie de participer à des visites groupées d’appartement pour voir comment vivent les gens normaux. Qu’a-t-elle bien pu faire pour tout à coup se sentir coupable d’être déconnectée et vouloir se racheter ainsi ?

 – Roger et Anna-Lena : couple de retraités en quête permanente d’appartements à rénover dans le but de réaliser une plus-value à la revente. Cette passion leur permet d’échapper à ce qui mériterait vraiment d’être réparé : leur mariage.

– Julia et Ro : jeune couple de lesbiennes qui attend son premier enfant. Enceinte, Julia n’est pas plus rassurée que sa compagne quant à leur avenir de parents dans la mesure où elles ne sont d’accord sur rien.

– Estelle : âgée de 80 ans. Elle dit visiter l’appartement pour sa fille et attendre que son mari gare la voiture non loin de là. Mais faut-il plusieurs heures pour garer une voiture ?

Sans oublier les deux protagonistes de l’extérieur.

– Jim et Jack : deux policiers père et fils, avec toutes les complexités relationnelles que cela implique. Ils mènent l’enquête et sont en quelque sorte les oreilles et les yeux du lecteur. Ils ignorent tout de ce qui s’est passé pendant cette prise d’otage et les interrogatoires individuels des huit personnes présentes ne les aident pas vraiment. Les témoins ne se montrent pas coopératifs, voire impolis, et leurs déclarations sont contradictoires. Ces passages tendent vers l’absurde et sont à la limite des dialogues d’En attendant Godot de Samuel Beckett. Alors comment expliquer ce coup de feu et ce sang dans l’appartement sans morts ni blessés ? Et comment le braqueur est-il parvenu à se volatiliser ?

Une intrigue absolument géniale

Pas étonnant que le roman ait été adapté sur Netflix. L’intrigue est excellente, notamment grâce aux retournements de situation et aux secrets que ces nombreux personnages à la fois sympathiques et têtes-à-claques dévoilent au fur et à mesure. Tout d’abord, il y a ces va-et-vient chronologiques permanents qui piquent au vif la curiosité du lecteur. Le roman commence par la fin, on sait que le fameux braquage raté a lieu la veille de la Saint-Sylvestre – tiens, tiens, saluons l’excellent timing de la publication de ma chronique – puis l’intrigue progresse par l’alternance entre ces interrogatoires improbables et les confidences des visiteurs de l’appartement avant et pendant la prise d’otage. Une technique narrative bien connue et très efficace à partir du moment où elle est maîtrisée et ne perd donc pas le lecteur en route (cf. mon analyse des techniques narratives d’Alice Munro).

Malheureusement, je ne peux m’étendre sur l’intrigue sans en révéler plus que de raison. Anxious People est une parodie de roman policier, avec une enquête et un mystère à élucider. N’étant pas un grand objet littéraire, une grande partie de son intérêt repose sur l’intrigue elle-même. Mais pas que. Et comme je ne refuse d’en dire plus sous peine de vous passer l’envie d’ouvrir le bouquin, passons aux différents thèmes abordés grâce à cette belle brochette de personnages.

Une situation absurde et drôle

Comme précisé plus haut, l’enquête est improbable. Il faut retrouver un braqueur visiblement moins dangereux qu’il n’y paraît, et les victimes ne semblent ni traumatisées ni coopératives…Outre l’absurde des interrogatoires, certains éléments comiques fonctionnent bien. À commencer par le tandem de flics qui patine un peu, avec au centre de leur motivation un orgueil de policiers d’une petite ville de Suède qui refusent de laisser la prise d’otage aux mains de la police de Stockholm.

« Papa… », demanda Jack en regardant par-dessus son épaule.

— Mmm, répondit Jim.

— T’es vraiment en train de taper sur Google « Que faire en cas de prise d’otage ? » ?

— C’est possible.

[…] Il [Jack] râlait tout seul dans sa barbe parce qu’il savait ce que ses chefs et les chefs de ses chefs diront quand ils l’appelleront. « Peut-être qu’on devrait demander de l’aide à la police de Stockholm ? » Ben voyons, se disait Jack, ça paraîtrait bizarre si on arrivait à faire quelque chose par nous-mêmes dans cette ville ? […]

Il avait juste besoin d’un point de départ, d’un moyen d’établir le contact.

— Papa ?

— Oui Monsieur ?

— T’as eu quoi comme résultats sur Google ? »

Le fossé générationnel, ce bon vieux ressort comique

Si les humoristes en usent et en abusent, c’est parce qu’il est universel et donc efficace. Ici, Jim et Jack – notez le choix des consonances proches pour les ridiculiser un peu plus – forment un duo aussi comique que professionnel. Les problématiques père-fils et la difficulté à communiquer sont exacerbées par et exacerbent cette enquête sous pression. Le choix d’un style très parlé et saccadé donne l’impression d’une histoire drôle très bien racontée.

« Quand il veut prendre quelque chose en photo sur son portable, il utilise la photocopieuse. La dernière grosse dispute entre Jim et Jack a éclaté après qu’un supérieur lointain ait décidé que les forces de police de la ville devaient « gagner en visibilité sur les réseaux sociaux » (car, bien évidemment, la police de Stockholm était très présente en permanence). Ils ont alors été priés de prendre des photos d’eux pendant une journée type de travail. Jim a donc pris une photo de Jack dans la voiture de police. Pendant que Jack conduisait. Avec un flash. »*

Visiblement, tout les oppose. Ils s’agacent mutuellement – surtout le fils, classique – sans savoir qu’ils sont complémentaires et que leur différence représente un atout majeur dans leur travail. Dans cet extrait, on voit clairement la différence de méthode entre le vieux flic et le fonctionnaire plus moderne. Et puis derrière l’humour, il y a une strate plus profonde, une réflexion existentielle intéressante sur la paternité…Or toutes les petites histoires que raconte ce livre sont de cet ordre-là.

« Désormais, ils sont assis l’un en face de l’autre et tapent à l’ordinateur, toujours de manière décalée. Jim est lent, Jack est efficace. Jim raconte une histoire, tandis que Jack fait un rapport. Jim efface et corrige et recommence sans cesse. Jack se contente d’écrire sans s’arrêter, comme si tout pouvait être rédigé d’une seule manière. Quand il était jeune, Jim rêvait de devenir écrivain. Il avait toujours ce rêve quand Jack était enfant. Puis il a commencé à rêver que son fils devienne écrivain à sa place. Les fils ne peuvent pas le comprendre, et les pères ont honte de le reconnaître, mais on ne veut pas que nos enfants aient leurs propres rêves ou suivent nos traces. On veut suivre leurs traces et qu’ils aient nos rêves. »

Sans oublier une touche de sagesse de la part de l’ancienne génération. C’est bateau, mais c’est vrai.

« Jim était frappé par l’excès de choix dont disposent les jeunes aujourd’hui, c’est bien ça le problème – si toutes ces applis de rencontre avaient existé à l’époque où sa femme l’a rencontré, elle ne l’aurait jamais épousé. Si vous avez en permanence des alternatives qui s’offrent à vous, vous n’arriverez jamais à vous décider, pensa Jim. Comment les gens peuvent-ils vivre avec le stress de savoir qu’ils pourraient swiper à droite ou à gauche et trouver leur âme sœur pendant que leur conjoint(e) est dans la salle de bain ? Toute une génération finirait par avoir des infections urinaires à force de devoir attendre, avant d’aller faire pipi, que le téléphone de leur conjoint(e) n’ait plus de batterie. »

Enfin, les interventions du couple Roger/Anna-Lena et, comme ici, d’Estelle, montrent souvent avec humour la perception des anciens. En voici un exemple qui m’a bien fait rire.

« JIM : Avez-vous remarqué quoi que ce soit d’étrange chez les autres visiteurs de l’appartement avant l’arrivée du braqueur ?

 ESTELLE : Oh non. Avant cela, j’ai seulement eu l’occasion de parler avec ces femmes sympathiques de…vous voyez ce que je veux dire…de Stockholm.

JIM : Lesquelles ?

ESTELLE : Ben vous voyez ce que je veux dire. « De Stockholm ».

HIM : Pourquoi me faîtes-vous des clins d’œil comme si on se comprenait ?

ESTELLE : Ro et Jules. Elles vont avoir un enfant ensemble. Même si elles viennent toutes les deux de, vous voyez ce que je veux dire, « Stockholm ».

JIM : Vous voulez dire qu’elles sont homosexuelles ? »

Quelques réflexions contemporaines très justes

Attention, on ne parle pas d’un grand ouvrage de philosophie, ni même de littérature. Pour être honnête, c’est un livre aussitôt oublié une fois refermé, mais comme le montre le paragraphe précédent, Anxious people recèle de passages bien sympathiques et très justes. Ils valent la peine qu’on s’y attarde.

L’amour

« Tomber amoureux est quelque chose de magique après tout, c’est romantique, à couper le souffle…mais être amoureux, ce n’est pas tomber amoureux. Encore heureux, non ? Bon sang, personne ne pourrait supporter d’avoir la tête qui tourne pendant des années. Quand vous tombez amoureux, vous ne pensez qu’à cela, vous oubliez vos amis, votre travail, votre déjeuner. Si cet état durait trop longtemps, on en mourrait. »

Le caractère dépréciatif des réseaux sociaux

« le bonheur dépend de nos attentes, et on a Internet maintenant. Tout un monde qui nous pose cette question en permanence : « Mais ta vie est-elle si parfaite que cela ? Ah oui ? Et maintenant ? Est-elle aussi parfaite que cela ? Si la réponse est non, change-la ! » […] si les gens étaient vraiment aussi heureux qu’ils en ont l’air sur le net, ils ne passeraient pas autant de temps sur le net, parce que si tu es vraiment en train de profiter d’une super journée, tu n’en passes pas la moitié à te prendre en photo. N’importe qui est capable, avec un peu d’engrais, de cultiver un mythe sur sa vie, alors si l’herbe a l’air plus verte chez le voisin, c’est sans doute parce qu’elle est pleine de merde. »

Ce que font les riches de leur argent (ma réflexion préférée, car inédite)

Voici ce que Zara répond à sa psychologue quand elle lui pose la question de ses dépenses.

« « J’achète la distance vis-à-vis des autres. » […] Les restaurants chics ont de plus grands espaces entre les tables. Dans les avions, les premières classes n’ont pas de sièges au milieu. Les hôtels de luxe ont des entrées séparées pour les clients qui ont réservé une suite. La distance est la chose la plus chère que vous pouvez acheter dans les endroits les plus densément peuplés de cette planète. »

Comment être un bon parent de nos jours

Ou le précieux conseil d’Anna-Lena à Julia.

« Et les enfants n’ont pas besoin d’avoir les meilleurs parents du monde, juste d’avoir leurs propres parents. Pour être tout à fait honnête avec toi, ils ont surtout besoin d’un chauffeur. […]

Est-ce que vous allez l’élever pour qu’il ne devienne pas comme ces abrutis qui n’enlèvent pas leur sac à dos dans les transports ? »

Visiblement, tel est le summum de la barbarie en Suède… Au-delà de l’humour – que j’ai bien saisi, hein – cet acte apparaît comme une violation in-sou-te-nable du sacro-saint respect du collectif. Ce qui nous amène droit vers ma principale critique du roman.

Un roman un peu trop suédois ou l’abolition de la responsabilité individuelle

Tout d’abord, notons que je suis ravie d’avoir fait un pas de côté par rapport à mes lectures habituelles. Si vous jetez un œil aux catégories de ce blog, vous verrez que les articles récents alternent entre « littérature française » et « littérature anglophone ». Ravie également que ce changement de pays nous fasse atterrir en Suède. Après tout, l’amatrice de bon rock que je suis pense qu’il s’agit d’un peuple très créatif, et les qualités de romancier de Fredrik Backman viennent le confirmer.

Le problème au pays d’Ikea, c’est la notion de « société » qui prime sur tout, le consensus poussé à l’extrême qui efface les individualités. Dans ce roman, cette caractéristique dictatoriale scandinave n’a pas de conséquences négatives – dans la réalité, si, mais passons. Il n’en ressort qu’un monde de bisounours à moraline, avec des personnages qui font bloc dans un humanisme absolu. C’est agaçant mais tout être humain étant plus ou moins englué dans sa culture, on ne peut en vouloir à Fredrik Backman d’être biaisé. Et puis cela n’enlève rien aux qualités du roman que j’ai suffisamment soulignées.

Ici, on excuse le gentil braqueur sous couvert d’humour absurde.

« Mais ce n’était pas la faute du braqueur. C’était celle de la société. Non pas que celle-ci était responsable des injustices qui ont poussé le braqueur à emprunter le chemin de l’illégalité (même si en réalité, la société pourrait bel et bien en être responsable, mais ce n’est pas le sujet), mais parce que ces dernières années, la société est devenue un espace où on n’appelle plus les choses par leur nom. Il fut un temps où une banque était une banque. Maintenant, les banques n’ont plus d’argent liquide, ce sont des banques sans argent, une sorte de travestissement ? Pas étonnant que les gens ne comprennent plus rien et que la société se dégrade. »

Par ailleurs, Zara justifie la bureaucratie par l’incapacité des gens à réfléchir individuellement à leurs actes, et a une vision une fois de plus très globale des choses. Comme si tout était un système, avec une fin et des explications logiques.

« Les banques doivent être le lest du système. Grâce aux banques, le système est lent, bureaucratique et difficile à manœuvrer. Elles évitent au monde de trop vaciller. Les gens ont besoin de bureaucratie. Elle leur donne le temps de réfléchir avant de faire des bêtises. »

Enfin, même ce personnage perd son cynisme lorsqu’il excuse et exclut les erreurs individuelles. Après tout, l’homme est fondamentalement bon et nous devons créer une société parfaitement juste pour ne pas le pervertir, non ? Vive la Suède.

« Quand les gens perdent tout, on leur dit que c’était leur responsabilité, que ce sont les règles du jeu, que c’était de leur faute et qu’ils étaient trop cupides. Mais c’est faux. La plupart des gens ne sont pas cupides, ils sont simplement… […] ils cherchent juste à se raccrocher à quelque chose. »

Ce travers atteint son paroxysme avec le dénouement de l’intrigue, dans une fin cul-cul au possible.

*Extraits traduits librement de l’anglais par mes soins. Livre lu en format e-book ; impossible d’indiquer les numéros de page.



Cristallisation secrète, Yoko Ogama

Toujours dans le cadre de mon Book Club, je poursuis mon exploration de la littérature étrangère – et Alléluia, j’ai découvert cette fois-ci une œuvre fort agréable. Après Les mémoires d’un chat, jolie surprise pour adolescents, passons à un tout autre sujet avec Cristallisation secrète, deuxième roman japonais qu’il m’a été donné de lire. Sobrement intitulé The Memory Police dans sa traduction en anglais, cette dystopie relate la disparition progressive des objets et des êtres sur une petite île nippone. Ainsi les oiseaux, les fleurs ou encore les livres disparaissent, le tout sous le contrôle de la Police de la mémoire. Le rituel se répète : les habitants se réunissent au bord de la mer pour constater la disparition, avant d’éliminer eux-mêmes les éventuels exemplaires qu’ils possèdent de la chose en question. Quant à elle, la Police de la mémoire veille à ce que plus rien ne soit conservé et arrête les Hommes dotés d’un gène particulier leur permettant de se souvenir.

Voyons voir pourquoi j’ai apprécié ce roman.

Une fluidité sans pareille

D’après ce que j’ai lu concernant la littérature japonaise – et ma précédente lecture le confirme – il semblerait que celle-ci se caractérise par un style imagé et une parfaite fluidité. Alors « style fluide » est certes une expression un peu bateau – et ça tombe bien, nous sommes sur une île !! Pourtant c’est le cas : les pages se tournent toute seule, et la fluidité de la prose de Yoko Ogawa semble mimer celle avec laquelle disparaissent les choses. Tout va de soi, et tel est l’enjeu de l’intrigue, ce qui rend d’autant plus difficile la lutte contre les disparitions que vont mettre en place nos trois protagonistes. Car ils le savent, les prochains sur la liste, ce sont les habitants eux-mêmes ; toutes ces choses en moins, c’est un étau qui se resserre autour des Hommes.

Un trio parfait

Deux personnages masculins viennent se greffer autour de l’héroïne de ce roman au narrateur omniscient. L’écrivaine et personnage principal dont la mère sculptrice a sans doute été éliminée par la pPolice de la mémoire pour conservation d’objets disparus – diamants, tickets, médicaments, bonbons, etc. – poursuit l’héritage et se bat contre l’oubli avec son art pour arme. Elle peut compter sur l’appui d’un ancien chauffeur de ferry vivant dans son embarcation – rouillée, puisque les ferrys ont disparus bien avant le début du récit. Ensemble, ils vont protéger l’éditeur de l’écrivaine menacé par la Police de la mémoire car porteur de ce fameux gène évoqué plus haut. Le vieillard est un ami des parents et leur amitié est d’autant plus belle qu’elle naît de deux solitudes et de deux êtres se sentant menacés. Quant à l’éditeur, marié et jeune papa, l’ambiguïté de sa relation avec son écrivaine tient jusqu’au bout. N’en disons pas plus. Mais une chose est sûre, notre trio constitue une certaine harmonie, avec des personnages à la fois liés par l’héroïne et par son amant – ?? – qu’ils ont pour objectif de cacher.

1984 or not 1984, that is the question

Et la réponse est ferme et définitive, confirmée par Yoko Ogawa herself : non. Cristallisation secrète n’est pas un roman politique, même si je mets au défi quiconque de le lire sans penser à George Orwell. L’appareil étatique et la mise en place de la répression sont les piliers tristement réalistes de ce chef d’œuvre de politique-fiction, or on ne retrouve pas ici de description approfondie d’un système politique. Il n’empêche que, je vous le concède, l’immense QG de la Police de la mémoire évoque les bâtiments du « ministère de la Vérité » – ou même le siège de la Stasi à Berlin où j’ai eu l’occasion de me rendre il y a quelques années – et le travail de cette institution n’est pas sans rappeler la réécriture voire l’effacement de l’Histoire dans 1984. Mais au-delà de ces éléments indispensables au récit, Ogawa n’a pas eu l’intention d’écrire un roman politique. Heureusement, car elle aurait eu bien de la peine à écrire une dystopie sur un régime totalitaire…et donc passer après George Orwell !

Cristallisation secrète relate le combat de trois amis pour ne pas mourir lentement face à une disparition programmée des habitants de l’île, peu à peu dépourvus des choses qui faisaient partie de leur quotidien. C’est un récit sur nos perceptions, la fragilité des habitudes car on s’habitue au pire en se déshabituant du meilleur – et notre monde à l’heure du COVID montre à quel point la réalité dépasse ici la fiction.

Un roman dans le roman

Le thème de la perception, celle des choses et de l’espace – comme le montre de façon métaphorique la réduction à l’extrême de celui dans lequel vit l’éditeur planqué et l’héroïne séquestrée du roman dans le roman – constitue l’une des clefs du roman. Mais la mise en abîme du roman que l’héroïne tente – avec grande difficulté depuis la disparition des livres et au fur et à mesure de l’étiolement de sa mémoire – d’écrire avec l’aide de son éditeur doté du gène de la mémoire porte avant tout sur la parole. Sans dévoiler l’intrigue, il s’agit selon moi d’une allégorie sur l’incapacité à communiquer et la fragilité, la dépendance, et l’enfermement qui en découle…un isolement qui peut s’apparenter à la mort pour celui ou celle qui souffre de ce manque. Les trois amis vont-ils disparaître comme l’héroïne du roman en cours de rédaction semble le faire ? La fin est ouverte, dans les deux histoires.

Et je conclus en vous recommandant cette dystopie mélancolique et fort agréable à lire, surtout en cette période où notre mémoire est un bien précieux : rappelons-nous la vie sans masque, les accolades, le contact tactile et les concerts sublimes auxquels nous avons assisté. Contrairement au récit, notre mémoire n’est pas en danger, mais la disparition d’éléments chers à notre cohésion ainsi que la facilité de basculement collectif  qui l’accompagne doivent nous inquiéter.

Le nouveau nom, Elena Ferrante

Pour le tome I de la saga napolitaine et la liste des nombreux personnages, c’est par ici. Évidemment, Le Nouveau nom prolonge les thèmes de L’Amie prodigieuse, notamment l’ambivalence de cette amitié féminine, entre dépendance et jalousie admirative. Pourtant, l’innocence – relative – des deux enfants s’éloigne dans cette histoire d’adolescentes, à mesure que Lenù prend ses distances vis-à-vis de Lila. Mais en est-elle vraiment capable ?

 

Le syndrome de l’imposteur et le conflit interne chez les transfuges de classe

Et c’est justement le thème le plus cher à mes yeux de ce livre. Dans quelle mesure les transfuges de classe peuvent-ils s’échapper de leurs origines ? L’ascenseur social fonctionne-t-il vraiment ? Dans le cas de Lenù, c’est plus compliqué que cela. La jeune femme excelle au lycée et réussit tout aussi brillamment ses études supérieures dans une université de Pise. Or plusieurs scènes me font dire que dans l’Italie des années 60, il est plus facile de remonter le pays que l’échelle sociale. Encore extrêmement présent de nos jours, le mépris des Italiens du nord vis-à-vis des Napolitains s’exprime dès l’arrivée de Lenù. Même si elle ne s’exprime pas en dialecte et utilise ce bel italien avec lequel elle épate volontiers ses petits camarades du quartier pauvre, les autres étudiantes raillent ses origines et son milieu visiblement modeste – l’habit fait le moine – et la surnomment Napoli. Lorsqu’elle répond à l’une d’elles par une gifle monumentale et sanglante, la moquerie cesse mais l’emprise inextricable des origines sur une transfuge de classe s’exprime.

Lenù a beau avoir les plus nobles ambitions, elle n’échappe pas à son milieu. Pire, elle en est consciente : c’est le terrible syndrome de l’imposteur. Ainsi elle est pétrie de complexes vis-à-vis de Franco, son premier petit-ami de l’université qui lui ouvre les portes de sorties intéressantes, de la popularité auprès des autres étudiants, et même d’un voyage à Paris. Le sentiment d’infériorité ne s’arrange pas dans sa relation avec Pietro Airota, le petit-ami suivant, issu d’une famille d’intellectuels pourtant bienveillants à l’égard de la jeune femme. À noter une anecdote très cruelle qui montre que le malaise de Lenù n’est pas tout à fait infondé dans la mesure où l’extérieur le nourrit : lorsqu’elle passe – et réussit brillamment – un examen oral, l’un des professeurs lui assure qu’elle fera une excellente…institutrice ! Un métier certes noble, mais Elena Greco a d’autres ambitions, lesquelles seront d’ailleurs atteintes, avec un sacré coup de pouce de la part de la famille de Pietro.

Mais dans ses périodes loin des privilégiés et donc des complexes, qui est Lenù lorsqu’elle revient du lycée ou plus tard, rentre au bercail pour les vacances de Noel ? Sans surprise, elle a le beau rôle. Tous ses amis d’enfance semblent la regarder avec déférence, y compris les plus durs à cuire, de Michele Solara à Stefano qui lui accorde toute sa confiance en tant que meilleure amie de sa femme ET personne « intelligente » pour reprendre ses termes. Elle use volontiers de son ascendant intellectuel et emploie son plus bel italien pour mieux écraser ses interlocuteurs qui parlent le dialecte. On ressent une fierté silencieuse chez sa famille, et plus précisément chez ses parents illettrés. Sa mère trahit ce sentiment par une parole de mépris envers Lila l’infidèle, par opposition à sa fille exemplaire, car elle « au moins, n’est pas comme ça ». C’est d’ailleurs à ce personnage si boiteux qui a toujours fait honte à sa fille que l’on doit le passage – selon moi – le plus émouvant du livre, à savoir la visite à Pise de cette femme qui n’avait jamais quitté son quartier jusqu’ici. Parenthèse refermée, Lenù surplombe ses amis d’enfance, mais Nino en est la limite. Attirée par le fils du « cheminot poète » – mais surtout violeur/pédophile hein – qui tout comme elle poursuit ses études. Pour donner le change face à celui qui l’impressionne tant, elle recrache des connaissances non digérées issues de ses lectures ou attrapées au gré des conversations entendues. En vain. Car la menace rôde, et on en revient à la principale source de complexe de la narratrice : la redoutable Lila, pardi !

 

Amitié toxique un jour, amitié toxique toujours

Non contente d’être la plus belle, la plus élégante et la femme la plus influente du quartier grâce à son intelligence et sa créativité innées reconnues par tous – notamment par Michele le mâle alpha – il a fallu que Lila s’amourache de Nino. Ou, pour reprendre l’interprétation de mes camarades du Book Club, le pique à son amie. Envoyée en vacances par Stefano sur l’île d’Ischia afin de stimuler sa fertilité, la jeune fille de 17 ans tombe follement amoureuse de celui qu’elle jugeait plutôt moche. Paroxysme de la concurrence entre les deux filles, bien des éléments l’ont précédé. Fini la course aux bons résultats scolaires de L’Amie prodigieuse, la narratrice complexée se livre à une compétition aussi bien d’ordre intellectuel que sexuel. Or elle semble perdre – du moins de son point de vue – sur tous les tableaux.

Lila est douée. Elle apprend à nager en un temps record, comprend presque instinctivement une œuvre qu’elle subtilise à son amie après que celle-ci se soit laborieusement efforcée de l’étudier pour être capable d’en parler avec Nino, et enfin – surtout ! – inspire à Lenù son premier roman publié. En d’autres termes, et c’est là que Lenù admet avec désarroi et lucidité son incapacité à se détacher de son amie d’enfance, la future romancière n’existerait pas sans cet être supérieur. Le fil rouge du changement de nom vient corroborer ce problème : le roman s’ouvre sur la jeune Madame Carracci et s’achève sur la future Madame Airota. Pas de roman sans l’histoire de Lila, et pas de nouvelle identité – nouveau patronyme, profession d’écrivaine – sans Lila non plus !

En outre, il est impossible d’aborder une amitié féminine entre deux adolescentes sans parler de sexualité. Et pour cause, c’est l’un des thèmes du livre. Dès le mariage de son amie, Lenù ne manque pas de porter son envie à ce niveau-là et imagine la nuit de noces. Bon, elle se plante royalement puisque celle-ci commence par un passage à tabac et un viol ! Mais là n’est pas la question, ça titille la narratrice qui, dès le début du roman, aimerait bien elle aussi être dépucelée par son petit-ami Antonio. Fidèle à sa nature perverse, Lila est consciente de cette lacune et tente d’humilier Lenù après cette soirée chez Madame Galiani où pour la première fois de sa vie, la jeune mariée n’est pas au centre de l’attention. Cette concurrence sur le plan sexuel prend fin dans un acte bien tordu : blessée par la relation entre Nino et Lila, la narratrice couche avec Donato Sarratore – comme si se faire pénétrer par le père du garçon dont elle est amoureuse compenserait quoi que ce soit. Je pencherais ici pour l’hypothèse d’un élan destructeur, d’une volonté de plonger plus bas que terre chez un être trahi et sacrément amoché.


Quelle identité pour Lila ?

En résonnance avec le titre du roman, j’ai voulu consacrer ce dernier paragraphe à une analyse très personnelle de l’identité de Lila. Le nouveau nom, c’est d’abord – chronologiquement, pas selon l’importance – celui d’une épouse. Et dans un tel contexte social – non pas « du fait de la personnalité de Lila », comme j’ai pu l’entendre dans mon Book Club… – ce statut matrimonial est indissociable de la violence conjugale. L’amour pour Stefano s’envole dès les premières violences et Lila perd son ancienne identité en quittant son célibat. À noter que les chaussures Cerullo perdront elles aussi leur appellation. Désormais la propriété d’un homme, Lila est sommée de devenir mère à seulement 17 ans, et son homme redouble de jalousie dès lors qu’il devient lui-même infidèle. Bref, le patriarcat dans toute sa splendeur.

« Nous avions grandi en pensant qu’un étranger ne devait pas même nous effleurer alors qu’un parent, un fiancé ou un mari pouvaient nous donner des claques quand ils le pouvaient, par amour, pour nous éduquer ou nous rééduquer. […] elle endossait jusqu’au bout la responsabilité de son choix. Pourtant, tout ne collait pas. À mes yeux, Lila c’était Lila, pas une quelconque fille du quartier. Nos mères, après une gifle de leur mari, ne prenaient pas cet air de calme mépris. » (p. 61)

Ce qui est encore plus intéressant à mon goût est toute la symbolique de destruction de cette identité qui s’exprime par la lacération du fameux portrait de Lila en robe de mariée, prévu pour la boutique de chaussures. Sous un prétexte artistique et de mise en avant des chaussures par le déchirement du reste du corps et du visage, c’est surtout son image d’épouse que Lila a voulu annihiler.

« Raffaella Cerullo, dépassée, avait perdu toute forme et s’était fondue dans le profil de Stefano, dont elle devenait une émanation subalterne : Mme Carracci. C’est alors que je commençai à voir dans le panneau les traces de ce qu’elle me disait. » (p. 146)

Sa tentative d’échapper à sa nouvelle identité se déploie tout d’abord par procuration, lorsqu’elle enferme Lenù dans une chambre de son appartement pour que celle-ci travaille au calme et réussisse là où elle-même n’a rien pu tenter, puis de manière bien plus subversive avec l’adultère et l’enfant de Nino.

Au-delà de cette problématique d’identité, j’ai trouvé que le personnage de Lila virait au surnaturel dans ce roman. Avec la symbolique du portrait, c’est avant tout à l’apparence humaine que l’héroïne du roman s’attaque. Belle, intelligente, séduisante, élégante, forte, méprisante, infidèle au summum du patriarcat, mère exemplaire aux méthodes d’éducation avant-gardistes, Lila est à mon sens un personnage tout sauf réaliste et presque irréel. Une interprétation confirmée par deux allusions au surnaturel émises par les femmes du quartier : un pouvoir qui l’empêcherait de tomber enceinte et une suspicion de sorcellerie suite à l’incendie de la boutique de chaussures.

Les mémoires d’un chat, Hiro Arikawa

Après le poids d’un monstre tel que Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov, rien de tel pour délester mon petit cerveau de lectrice qu’un livre japonais – mon premier ! – écrit par une autrice de romans pour adolescents. En anglais, Les mémoires d’un chat gagnent en précision et deviennent The Travelling Cat’s Chronicles. J’aime les voyages, j’aime les chats, ce livre est donc fait pour moi en plus d’arriver au bon moment. Alors merci à mon Book Club pour cet enchaînement des œuvres si parfait : folie russe, feel good japonais, BD sur la Shoah (affaire à suivre)…

 

Résumé

Nana (« sept » en japonais), le narrateur, est un ancien chat errant de Tokyo. Pendant son ancienne vie, il dormait sur le capot d’une voiture d’un parking résidentiel et se faisait nourrir par Satoru, un habitant de l’immeuble. Un jour, il est grièvement blessé après avoir été renversé par une voiture. Le jeune homme le soigne puis le recueille chez lui pendant sa convalescence. Ils ne se quitteront plus, jusqu’à ce que Satoru annonce devoir se séparer de Nana. S’en suit un voyage dans un van à travers le Japon et le passé de Satoru, au gré des personnes à qui il envisage de confier son petit trésor.

 

  1. Le mari sans épouse

Kosuke est un ami d’enfance et tient une place particulière dans l’histoire personnelle de Satoru. En effet, c’est grâce à lui que Satoru a adopté son premier chat, Hachi (« huit » en japonais), le prédécesseur de Nana qui lui ressemble d’ailleurs comme deux gouttes d’eau. Satoru est un excellent nageur et le frêle Kosuke est forcé d’aller au club de natation par sa mère pour l’endurcir. Mais un soir, juste avant leur séance, les deux garçons – Kosuke le premier – trouvent une boîte qui bouge sur un trottoir de leur quartier. Celle-ci contient deux chatons abandonnés. Un seul survit et malgré une tentative de fugue mise en œuvre par Satoru, l’immuable sévérité du père de Kosuke a raison du projet initial et les gentils parents de Satoru accueillent Hachi avec joie.

Mais le bonheur s’arrête de la façon la plus brutale qui soit. Alors que les deux amis sont en voyage scolaire à Kyoto, Satoru doit soudain rentrer. À son retour, Kosuke apprend que les parents de son camarade sont décédés dans un accident de voiture. Celui-ci emménage avec sa tante Noriko et, comme un malheur n’arrive jamais seul, doit se séparer de Hachi.

Aujourd’hui, Kosuke continue à souffrir d’une figure paternelle écrasante. Il a repris le studio photo de celui-ci et doit faire face à ses reproches d’ordre professionnels, mais aussi personnels puisqu’il ne parvient pas à avoir d’enfant avec sa femme. Celle-ci étant partie à cause de l’incapacité de son mari à s’affirmer face à son père, Kosuke espère reconquérir cette amoureuse des chats en adoptant Nana. Mais trop intelligent, le matou comprend vite que Kosuke l’accepterait pour de mauvaises raisons et refuse de sortir de sa cage pour montrer son désaccord ferme et définitif. Après une halte émouvante et traumatisante pour Nana au bord de la mer, le voyage se poursuit en direction du prochain candidat à l’adoption.

 

  1. Le fermier un peu rustre

Cette fois-ci, le van s’arrête à la campagne pour rendre visite à Yoshimine, devenu le meilleur ami de Satoru après son arrivée dans un nouveau collège. Trop pris par leur travail, les parents de Yoshimine l’abandonnent à sa grand-mère à la campagne. Une vie rêvée pour lui qui se passionne pour les travaux agricoles et le club de botanique du collège, ouvert du seul fait d’un second participant : Satoru. Alors que Noriko, juge de profession, a très peu de temps à accorder à son neveu, un lien très fort se tisse avec la grand-mère de son ami, qu’il considère rapidement comme la sienne – puisque lui-même n’en a jamais eu – et chez laquelle il passe tout son temps libre.

Mais là encore, malgré les enseignements que Nana prodigue généreusement au chaton de Yoshimine afin de le transformer en bon chasseur utile dans une ferme, le narrateur met en œuvre un nouveau stratagème et parvient à échapper au fermier un peu austère. Les deux inséparables se dirigent alors vers le sublime Mont Fuji. Nana en croit à peine ses yeux tant la vision de cette unique montagne paraissant sortie de nulle part – ou plutôt d’une vaste étendue plate – est puissante en comparaison de ce qu’il a pu voir à la télévision.

 

  1. L’hôtel pour animaux de Sugi et Chikako

Satoru a connu ce couple au lycée. Il a d’abord fait la connaissance de Sugi dans des circonstances qui rappellent une autre aventure de son passé d’écolier, puisque les deux adolescents se sont littéralement jetés à l’eau pour sauver un petit chien. C’est à cette période que Satoru profite de vacances d’été pour travailler dur au service de Chikako dans le but ultime de se rendre à Takamatsu où Hachi vit désormais. Malheureusement, il apprend par ses nouveaux propriétaires la mort de l’unique vestige de son enfance.

Mais le cœur de cette visite réside surtout dans le non-dit, à savoir la jalousie lancinante de Sugi à l’égard du gentil Satoru qui surmonte les pires malheurs avec calme et résilience. L’abnégation du héros – humain – de ce roman atteint son paroxysme lorsqu’à l’époque, il renonce à dévoiler ses sentiments à Chikako après que son meilleur ami lui a annoncé les siens pour la jeune fille. Or le chien de Sugi ressent cette animosité (ah ah) et montre les crocs dès l’arrivée de l’ami – en surface – et rival – en réalité – de son maître. Et malgré la bonne entente qui règne entre Nana et la gentille chattoune âgée de Chikako – grâce à laquelle le narrateur découvre les joies de la sieste sur une télévision vintage – le matou se jette sur le chien de Sugi. Fort heureusement, ce dernier ne réplique pas, mais la conversation entre les deux adversaires lève le mystère sur les raisons qui ont poussé Satoru à confier son chat. Le chien sent que le rival de son maître n’en a plus pour longtemps.

Après une telle bagarre, il est bien évident que Nana ne peut rester dans cet hôtel pour animaux domestiques. Satoru part précipitamment, mais pas sans faire demi-tour pour avouer ses anciens sentiments à Chikako. Contre toute attente, la jeune femme tant convoitée se contente de rire et indique à son mari qu’il est impossible de savoir aujourd’hui si cette même confession à l’époque aurait pu entraver leur mariage.

 

  • Entre amis

Inexorablement, l’émotion va crescendo à mesure que le voyage touche à sa fin et que les manifestations d’amour fusionnel entre les deux êtres gagnent en intensité. Satoru prend désormais le ferry pour rejoindre l’île d’Hokkaido. En caricature touchante du maître esseulé, il enregistre son chat en tant que passager et, lorsque celui-ci est finalement placé dans une soute spéciale pour animaux, multiplie les visites. Le voyage est interminable pour Nana qui doit partager l’espace avec une écrasante majorité de chiens très bavards. Au départ comique, ce passage adopte une couleur triste quand les chiens cessent de se moquer du chat au maître particulièrement envahissant pour saluer joyeusement le bipède dont ils ont flairé la mort prochaine.

Enfin arrivés à Hokkaido, le tandem – et surtout Nana qui découvre tout – s’émerveille devant la beauté de l’île, avec ses grands champs de fleurs – ce qui inclut une petite frayeur lorsque Nana suit son instinct de chasseur et s’éloigne de Satoru au milieu d’un champ aux hautes fleurs – et sa faune, laquelle donne lieu à quelques scènes cocasses. Mais surtout, ils ont pour la première fois l’occasion d’admirer un arc-en-ciel dans son intégralité. Une observation qui donne lieu à un moment sublime de fusion entre un maître condamné et son plus fidèle compagnon. Petite note personnelle : c’est à la lecture de ce passage que j’ai eu les larmes aux yeux.

Enfin, avant de rejoindre sa destination finale, Satoru se rend sur la tombe de ses parents.

 

  1. Comment Noriko a appris à aimer

            Cette dernière visite est celle des révélations qui éclairent soudain l’histoire tragique de Satoru. Tout d’abord, les parents qui l’ont élevé ne sont pas ses véritables parents. Or Noriko, obnubilée par sa carrière et extrêmement maladroite dans les relations humaines, lui annonce la nouvelle de but en blanc dès qu’elle l’accueille chez elle à la mort de sa sœur et de son mari. Elle lui raconte alors son histoire : Satoru est un bébé abandonné et Noriko est à l’époque en charge de l’affaire. Elle fait condamner les      parents biologiques et se bat pour que l’enfant ne finisse pas orphelin. Sa sœur et son   mari ne parvenant pas à avoir d’enfants, Noriko fait placer le bébé chez ce couple.

Quant à celle qui jadis ne voulait pas de Hachi, elle doit bien s’adapter à Nana puisque   celui-ci finira tout naturellement sa vie auprès de celle qui a adopté son maître.          L’acclimatation n’est pas sans écueil, ce qui donne lieu à des passages amusants, voire ridicules aux yeux de n’importe quel amoureux des chats. Ainsi Noriko achète une couchette spacieuse pour Nana, qui bien évidemment n’y met pas une patte et lui préfère une boîte minuscule où il rentre à peine. C’est tout de même le principe du chat : la recherche du défi et de la difficulté par opposition à la logique humaine. Pour nous,  les tentatives d’approche de la maîtresse (de maison seulement !) sont à la limite du pathétique : caresser un chat par la queue ou encore s’effrayer des vibrations de la gorge            provoquées par le ronronnement ! Dans ce dernier cas, la réaction forcée de Nana   montre à quel point cette petite tête de mule est, une fois n’est pas coutume, prête à faire           des efforts pour cette ultime candidate à l’adoption. Et pour cause, il sait qu’il n’a plus le choix et ne pourra y échapper comme il le faisait à chacune des étapes précédentes.

Ce chapitre fait par ailleurs la synthèse du voyage qui le précède et de la psychologie        du personnage mourant puisqu’il réunit à l’occasion de la Saint-Sylvestre tous les        protagonistes rencontrés sur la route. Chacun évoque les améliorations dans leur vie    apportés par le grand sage Satoru. Ainsi Kosuke a, sur les conseils de son ami, adopté    un chat à lui et faisant d’une pierre deux coups, réglé son problème paternel en ouvrant un studio photo spécialisé dans la photographie animale. Le commerce fonctionne donc  à merveille et son père ne peut qu’admirer la réussite de son fils. Le tout lui a permis de reconquérir son épouse. Enfin Sugi est rassuré vis-à-vis des sentiments de sa femme, sa jalousie s’est éteinte et le couple du Mont Fiji est ressorti de cette visite mouvementée plus solide que jamais.

Nana voit ensuite son maître physiquement diminué et partir pour des séjours à l’hôpital de plus en plus longs et rapprochés, jusqu’au séjour final. N’y tenant plus, il s’échappe de la voiture de Noriko lors d’une visite à l’hôpital, se cache et parvient se rendre auprès Satoru pendant les courts instants – les hivers étant rigoureux à Hokkaido – qu’il passe à l’extérieur. Juste avant de rendre son dernier soupir, Noriko réussit à déjouer les             infirmières dans une scène tragico-grotesque pour que Nana puisse dire au revoir à          l’amour de sa vie.

 

  1. Epilogue : le voyage continue

            Effectivement, la vie continue pour Nana. Même s’il reste chez Noriko, celle-ci adopte   son propre chat car Nana appartiendra toujours à Satoru. Les deux félins s’entendent bien et comme l’indique le titre du chapitre précédent, la douceur du jeune homme en    fin de vie a laissé son empreinte chez la tante qui l’a élevé.

 

Un voyage au Japon

Visuel : Au pays du manga et des images d’Epinal avec cerisiers en fleurs et shishi-odoshi, l’importance de la forme passe aussi par la langue. Nous savons tous que les langues asiatiques sont par définition plus « imagées » que les nôtres, ne serait-ce du fait de leur transcription écrite sous forme de logogrammes. Mais passons sur le signifiant – que je ne connais pas – pour se concentrer sur le signifié. Les descriptions sont sublimes et le lecteur découvre lui aussi, à travers les yeux novices de Nana, les paysages bigarrés du pays du soleil levant. L’importance du visuel est posée dès le départ via le nom donné au chat. Au lieu de s’inspirer de la nourriture – je connais par exemple des Knacki, Tortilla et autres Caramel – Satoru pense à la forme de la queue – un sept – du chat qui ressemble tant à « Huit » (Hachi). Ensuite, le principe même du voyage en van est à l’origine d’une explosion de couleurs, en particulier sur l’île d’Hokkaido. Nana/le lecteur passe du blanc de la neige au sommet du Mont Fuji aux étendues mauves ou rouges des champs de l’île d’Hokkaido, avec au milieu un arc-en-ciel, pour réunir toutes les couleurs et symboliser l’absolue beauté –mais aussi la finité – de la relation entre Satoru et son chat.

La culture : Les éléments culturels du Japon sont distillés de manière plus subtile – sauf pour la nourriture traditionnelle et alléchante du repas de la Saint-Sylvestre – que la beauté de ses paysages, à travers les différentes rencontres et pièces du puzzle de la vie de Satoru. On y retrouve la réserve face à l’adversité – poussée à l’extrême chez Satoru – pour ne pas perdre la face aux yeux de la société. Sugi a toujours caché sa jalousie et Kosuke se soumet au tempérament tyrannique de son père. Ce qui nous amène au deuxième grand aspect culturel que j’ai relevé, en l’occurrence opposé à la réserve : la pression familiale. Elle s’exprime par une franchise ultra violente et choquante pour un lecteur occidental. Ainsi le père de Kosuke et la famille du père de Satoru ne se gênent pas pour culpabiliser les couples en question, notamment la femme, vis-à-vis de leur incapacité à avoir des enfants.

 

Satoru, professeur de la vie

N’oublions pas qu’Hiro Arikawa est une autrice pour adolescents, et a donc pour habitude de fonder ses fictions sur une « morale » implicite. Or le titre allemand explicite cette dimension essentielle du roman : Satoru und das Geheimnis des Glücks. Le secret du bonheur de Satoru s’inscrit dans un stoïcisme très concret et qui apparaît via une façade polie japonaise (cf. paragraphe ci-dessus). Faisant sienne la célèbre maxime d’Epictète – « ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu désires, mais désire que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux », il s’adapte aux situations et fait peu de cas de ses malheurs personnels. Ainsi il change d’activité à chaque nouvel établissement pour mieux s’intégrer et se trouve à chaque fois un nouveau meilleur ami. Excellent nageur, il ne continue pas ce sport au collège et lui préfère le club de botanique pour se rapprocher de Yoshimine. Même si les deux garçons ont en commun l’absence de parents, ni l’un ni l’autre ne s’apitoient sur leur sort ; ils se concentrent au contraire sur le bonheur présent, incarné par la figure de la grand-mère aimante. Et bien évidemment, il ne pleure qu’une seule fois après la mort de ses parents et s’accommode de sa tante peu commode et des nombreux déménagements dus à son travail. Sans compter la séparation, non moins douloureuse, d’avec Huchi et les tentatives manquées pour lui rendre visite, pour finir par l’annonce de sa mort. En parfait modèle de résilience, il semble également accepter le deuxième coup porté juste après l’accident mortel : Satoru a été un enfant abandonné. Y voyant sans doute une marque de générosité de la part de ceux qui l’ont élevé, il se concentre sur l’aspect positif de ce geste et se considère comme un enfant très désiré et chanceux d’être tombé sur des parents aussi aimants.

Mais cet état d’esprit ne le rend pas seulement heureux, il en fait profiter les autres, comme le prouve la scène de retrouvailles générales chez Noriko. Le recul vis-à-vis des événements, même les plus tragiques, est une acceptation du monde et indissociablement celle des autres. Effacer son ego devant la fatalité enseigne a fortiori à en faire de même par rapport à ses semblables. Ainsi Satoru renonce à convoiter Chikako par amitié pour Sugi et n’insiste pas auprès de sa tante pour adopter Hachi. Sur ce dernier point, l’avenir le récompensera avec une copie conforme du chat de son enfance.

 

Le maître docile et son chat sauvage

Et si une telle perfection prenait tout son sens grâce au regard d’un chat porté sur le maître à qui il doit la vie ? Non seulement l’immense gratitude – ou tout bonnement l’amour – de Nana pour Satoru ne quitte jamais le récit, mais la perfection de l’un ressort aussi par le biais du cynisme de l’autre. Dans un état d’esprit que nous attribuons toujours aux chats, il décrit par exemple son maître comme trop câlin et gênant dans ses moments alcoolisés, tandis que les chats, eux, se contentent d’être joyeux et joueurs après consommation d’herbe à chat, laquelle provoque une sorte d’ébriété comparable. Au-delà des analyses du narrateur, comme celle-ci, l’antinomie maître sociable/chat arrogant s’exprime dans de nombreuses scènes. Par exemple, Satoru jette un voile pudique sur ses sentiments envers Chikako, Nana se jette sur le chien de Sugi pour défendre l’honneur de son maître. Satoru rend régulièrement visite à son chat et salue poliment les nombreux chiens de l’espace dédié du ferry, Nana méprise ces derniers qui passent leur temps à aboyer comme des piplettes. Satoru ne questionne pas le monde ni ses autres habitants – pas même le manque de tact de Noriko, Nana ne comprend pas le pacifisme des chevaux et se moque d’eux avec un mépris non dissimulé de carnivore à l’égard de gros herbivores peureux.

L’opposition n’est bien sûr que de façade, car tous deux viennent de la rue, même si Nana y a passé plus de temps et se revendique fièrement ancien chat errant, tous deux sont recueillis par Noriko, tous deux aiment la solitude et l’exclusivité de leur relation, et enfin tous deux acceptent la mort de Satoru. Comme le montre l’épilogue, Nana mène une deuxième vie heureuse sans toutefois oublier ce maître qui lui a décidément tout appris, même la résilience. Une qualité qui finalement, en dépit des apparences, se mêle assez bien aux caractéristiques traditionnellement attribuées aux chats : curiosité (Nana se passionne pour tout ce qu’il découvre pendant cette traversée en van), entêtement mais plus par force de caractère que par refus de la réalité, solitude et indépendance sur fond de tendresse et de fidélité.

Flights, Olga Tokarczuk

Encore un livre proposé par le fameux cercle de lecture et qui a su attirer le public anglophone grâce à un autre prix que, traductrice de formation et de profession, j’estime particulièrement : le prix international Man-Booker 2018. En effet, il récompense depuis 2016 un auteur pour une œuvre traduite en anglais et prévoit une répartition à 50/50 – entre l’auteur et son traducteur – de la récompense qui s’élève à £50 000. Saluons donc le talent soupçonné de l’écrivaine polonaise Olga Tokarczuk et celui avéré de la traductrice Jennifer Croft.

La structure habituelle de mes chroniques se révèle parfaitement inadaptée pour Flights. Comment résumer l’intrigue d’un recueil de 116 fragments de longueur inégale, que Wikipédia désigne à tort comme un « roman fragmentaire » ? Impossible. Alors contentons-nous de parler des thèmes et de certains fragments qui ont retenu mon attention et celle des autres membres du cercle de lecture d’ailleurs.

Le voyage

Le plus simple est de commencer par le titre, « Vols ». Dès l’ouverture du bouquin, la narratrice évoque la pulsion de mouvement et de liberté qui l’habite dès sa plus tendre enfance. Tandis que ses parents partaient chaque année en vacances avec leur caravane, au même endroit et pour le seul plaisir de revenir, elle, préfère parcourir le monde en avion. Le livre entier est parsemé de mystérieuses cartes (de villes, de régions) en noir et blanc. Certains fragments courts pensent le voyage, avec des réflexions que les authentiques voyageurs connaissent bien. Par exemple, tout voyageur qui se respecte déteste entendre sa langue maternelle en dehors de son pays d’origine. C’est le principe même du voyage – et non du tourisme : avec l’ailleurs, on souhaite passer incognito, être quelqu’un d’autre. Or la narratrice se sent immédiatement mal à l’aise lorsqu’elle entend parler polonais dans un aéroport à l’autre bout du monde. Ainsi les anglophones, qui bien souvent ne parlent aucune autre langue, sont coincés. Ils entendront toujours leur langue maternelle où qu’ils aillent et ne pourront y échapper, et donc s’échapper d’eux-mêmes par le voyage. À noter que selon la narratrice le meilleur moyen de passer incognito où que l’on soit, c’est d’être une femme de plus de cinquante ans. Sentence terrible, mais juste.

Autre réflexion : le secteur du transport aérien est aujourd’hui si développé que les aéroports sont devenus des îlots, des villes en soi et pour soi. Nul besoin de les quitter pour visiter la ville vers laquelle ils sont censés vous amener. Ce sont de véritables États indépendants avec leurs règles, leur petit monde qui évolue, leurs commerces, salles de prière et autres installations pratiques à l’usage de citoyens provisoires. La narratrice a d’ailleurs l’occasion d’assister dans des salles d’embarquement à des séminaires de « psychologie du voyage » assez délirants et suivis avec peu d’attention.

Mais la réflexion sur le voyage d’Olga Tokarczuk prend aussi la forme d’histoires, fictives ou réelles. Ainsi elle nous embarque avec la sœur de Chopin, mort à Paris, qui décide de ramener clandestinement le cœur de son frère jusqu’en Pologne. La transition est toute faite pour notre prochain thème puisque ce recueil fait le lien entre les notions de déplacement et de matière. En aucun cas le voyage n’est ici une facon d’oublier son corps pour voler à travers le monde comme des âmes libérés de leur prison matérielle. Bien au contraire, nous sommes des corps avant tout, et l’obsession de la narratrice pour l’anatomie est là pour nous le rappeler.

L’anatomie

Sa passion pour ce domaine est assumée dès le départ. Elle évoque les heures passées devant les expositions de corps humains et sa fascination pour les techniques de conservation, du sang vidé aux liquides utilisés pour que ces secondes vies résistent à l’épreuve du temps. Cet intérêt pour l’anatomie donne lieu à des récits fondés sur des faits historiques. On retiendra la découverte du talon d’Achille par le chercheur hollandais Philip Verheyen, ou encore les lettres bouleversantes de la fille unique de Soliman, fidèle serviteur de l’empereur d’Autriche. Dans ses missives au ton de plus insistant et autoritaire, la jeune femme conjure Francois Ier  de lui rendre le corps de son père pour l’enterrer, puisque le souverain tout puissant a fait exposer ce corps si exotique – Soliman venait d’Afrique – dans un musée.

L’amour et la mort

Cette dernière histoire, tout comme l’acte extraordinaire de la sœur de Chopin, relie l’amour au corps malade ou sans vie. Tandis que la littérature ne cesse de définir l’amour comme une union de deux âmes, Olga Tokarczuk s’attèle à la narration d’un attachement au corps de l’être aimé. Le cœur du frère caché sous un jupon pour passer la frontière, le corps du père effrontément réclamé à un empereur sans foi ni loi, un mari qui sombre dans la folie après la disparition de sa femme et de son fils en vacances sur une île croate, une femme mariée qui se rend sur un autre continent pour donner la mort à son premier amour condamné par la maladie, la mère d’un enfant handicapé qui, en proie à des hallucinations, se perd dans la nuit de Moscou et refuse de rentrer chez elle : tous ces exemples montrent que les manifestations de l’amour ne sont jamais aussi émouvantes et puissantes que face au tragique subi par le corps de l’autre.

Mon avis

Le style est enlevé et Jennifer Croft n’a décidément pas volé son prix. En revanche, je déconseillerais ce livre à toute personne qui s’intéresse moyennement – pour ne pas parler de sentiment de dégoût – à l’anatomie. Des lignes, voire des pages consacrées aux liquides utilisés pour la conservation des corps à travers les siècles, mais quel ennui ! Quelques mots suffisent, mais la narratrice se perd souvent dans sa passion pour ce sujet et en fait des tonnes. On constate le même travers dans le récit de Kunicki, ce père de famille qui cherche pendant des jours et des nuits sa femme et son fils disparus sur une petite île. Des pages et des pages de recherche, et ca tourne en rond – comme sur une île, effectivement – pour au final ne rien trouver. L’histoire aurait pu être raccourcie d’une bonne dizaine de pages. Bref, un livre intéressant par moments, en particulier pour les réflexions sur le voyage qu’il comporte, mais trop long dans son ensemble.

Les invisibles, Roy Jacobsen

Le livre le plus déroutant que j’ai lu cette année. Et pourquoi donc ? Tout simplement parce que je n’ai jamais eu l’occasion – celle qui a fait le lardon était le club de lecture en anglais auquel je participe dans ma ville – de lire le moindre auteur scandinave et les best sellers ne font pas vraiment partie de ma littérature de prédilection. Trop habituée aux classiques mais non hermétique au changement, regardons cela de plus près.

Résumé

Au début du XXe siècle, l’île norvégienne de Barrøy n’abrite qu’une seule famille : le couple Maria et Hans, son père Martin, sa sœur Barbro et leur fille Ingrid. La vie est rythmée par les hivers extrêmement rigoureux et sombres qui apportent leur lot de tempêtes plus violentes les unes que les autres. Chaque année, Hans part avec son frère sur le bateau de pêche de ce dernier pendant plusieurs mois, laissant toujours sa famille dans l’appréhension – et non pas la peur, car les insulaires ont appris à dépasser ce sentiment – d’une mort en mer. Les saisons s’enchaînent et le quotidien se résume à la subsistance des personnages. Quelques accomplissements et joies viennent toutefois rompre cette omniprésence des forces de la nature et des traditions. Ainsi les femmes ont depuis peu l’honneur de posséder leur propre chaise – Barbro emporte la sienne partout -, et de s’assoir à table. Les habitants de l’île profitent de la douceur des édredons, qu’ils sont les seuls à pouvoir confectionner dans la région. Le travail de l’homme échappe également aux seules contraintes naturelles à travers les ambitions tenaces de Hans, le chef de famille, qui souhaite toujours améliorer les conditions de vie sur l’île. Ses ambitions vont de la construction d’un quai à l’aménagement d’un système d’approvisionnement en eau de la maison. Ce dernier projet ne sera pas exécuté de son vivant, mais repris avec succès par ses successeurs. Mais lesquels ?

Le mystère de l’absence de frères et sœurs pour Ingrid restera entier jusqu’à la fin du livre, et celle-ci n’aura elle-même pas d’enfants. Barbro, simple d’esprit selon les dires de son frère tout en apparaissant la plupart du temps comme « normale », a quant à elle un fils, dont le père est vraisemblablement l’un des ouvriers suédois, qui, échappant à la guerre, ont débarqué sur l’île et travaillé à la construction du quai. Ce fils se montre, comme Ingrid au début du roman et tous les enfants de pêcheurs – voire plus généralement d’exploitants de ressources naturelles – physiquement très précoce et dégourdi. Il tentera même, conscient des traditions avantageuses pour son sexe, de reprendre le rôle de chef de Barrøy à la mort de Hans.

Car des années après la mort plutôt attendue de Martin survient celle, brutale et narrée de façon laconique, de son fils de cinquante ans. Maria est sous le choc et sera internée pendant quelque temps. Qui deviendra alors le chef du clan ? Une femme ? Mais au-delà de la succession se produit un joli chamboulement dans la vie de cette petite famille. Ingrid, devenue gouvernante au service d’un couple de riches commerçants domiciliés sur le continent, est confrontée à leur mystérieuse disparition – on ne saura jamais où ils sont allés – suite à leur faillite. Elle se résout rapidement à prendre en charge le garçon et sa petite sœur, eux-mêmes adoptés par la famille de Barrøy. Ces deux êtres attardés qui vivaient dans le confort et l’ignorance totale de leurs parents s’adaptent à merveille à leur nouvel environnement, même si le tout se passe très progressivement. Ils deviennent plus dégourdis, à la fois par la force des choses et grâce à leur inclusion dans un cocon familial, aussi spartiate soit-il.

Le dénouement ne surprend pas le lecteur, habitué dès les premières lignes du roman à accompagner la petite Ingrid dans son évolution : elle prendra bien la tête de l’île. Imaginons qu’à l’époque où Barbro était enfant, les femmes devaient rester debout pendant les repas…D’autres changements considérables ont eu lieu depuis la mort de Hans et les projets d’Ingrid restent dans la continuité des grandes ambitions de son père. Ainsi le minuscule port de Barrøy est intégré à une route du lait, assurant des revenus plutôt surs pour la famille, et un phare sera construit sur l’île. Ce dernier horizon laisse présager un moindre isolement…en vue d’offrir une visibilité aux invisibles ?

Analyse

Une simplicité plutôt mise en avant

Le roman est à la fois circulaire de par l’importance des saisons et linéaire car il porte tout de même une progression. Plusieurs thèmes principaux se dégagent : la famille, la transmission, la fatalité incarnée dans les forces de la nature, et la liberté.

La famille et la transmission, c’est la même chose. Or leur importance est posée dès la première scène, extrêmement touchante, entre Hans et Ingrid. La petite fille est des plus dégourdies, sa communion avec la nature innée et son père semble l’aimer profondément, comme le montre son attachement au rire de sa progéniture. Puisque le roman s’ouvre sur un moment de partage, la transmission qui suivra n’en sera que la continuité et l’évolution de la famille, de leurs conditions de vie sur l’île s’articulera autour du personnage d’Ingrid. Mais attention, la psychologie des personnages est quasi-inexistante, les dialogues rarissimes – heureusement, vu la difficulté à comprendre le dialecte dans lequel ils sont retranscrits – et l’économie dans la description des traits de caractère est à l’image des conditions matérielles dans lesquelles vivent les personnages. Seule la famille, le collectif comptent. Celle-ci concentre tout son temps, toute son énergie à subvenir à ses besoins et les ambitions sont peut-être individuelles au départ, mais elles servent uniquement les intérêts de la famille. La psychanalyse, très peu pour eux. Ingrid ne saura jamais pourquoi elle n’a pas eu de frères et sœurs, et on fait peu de cas de l’état mental de Barbro. Hans précise juste que c’est une tare génétique. Ce dernier met chaque année sa vie en danger pour nourrir les siens et son père accepte avec résignation son destin de chef de famille déchu dont l’autorité ne subsiste qu’en la personne de son fils. En résumé, pas de risque de guerre d’egos, si ce n’est vers la fin du roman entre Ingrid et le fils de Barbro. Fort heureusement, l’héritière s’impose et les conflits auront été de courte durée.

Les vies sont marquées par la fatalité : les enfants n’ont pas peur de ramer seuls en pleine mer et à l’approche d’une tempête, les hivers rudes sont vécus avec résignation et adaptation (chagement de chambre selon l’exposition aux intempéries). Alors quelle place pour la liberté dans cette vie isolée du monde où les préoccupations matérielles dominent ? Aucune. La fatalité de la nature s’infiltre dans l’existence de chaque protagoniste insulaire. C’est le sens de la citation en quatrième de couverture : il est impossible de quitter une île. D’ailleurs, ironie du sort, Barbro ne parviendra pas à trouver un employeur décent sur le continent et Ingrid, après un passage temporaire hors de Barrøy, finit par y ramener deux habitants – et membres de la famille – supplémentaires.

Parlons-en de ces deux-là ! Leur histoire incarne parfaitement ma thèse d’une simplicité mise en avant par le narrateur. Leurs parents – surtout leur mère – les délaissent totalement et pendant toute la période où Ingrid les garde dans leur grande résidence, ils apparaissent comme des enfants insupportables et vraiment, vraiment en retard sur le plan de la motricité. Le manque d’attention, ne parlons même pas du manque d’amour, et la vanité de leur vie privilégiée ne les aident pas vraiment. A contrario, c’est finalement dans un environnement modeste mais stimulant qu’ils s’épanouiront. Une vie simple, mais débordante de sens.

 

Vie ennuyeuse, lecture ennuyeuse

J’ai envie de reprendre ici, en substance, un commentaire posté sur la critique du livre dans The Guardian : lire les aventures de personnes qui passent leur temps à percer des trous et à faire du bateau, c’est légèrement ennuyeux. Par mimétisme d’une nature austère, le roman est austère ; même si le style sublime, avec des touches de poésie, sauve l’ensemble de l’œuvre. J’en profite pour saluer le travail du traducteur vers l’anglais, Don Bartlett.

Lorsqu’il ne se passe pas grand-chose dans une œuvre de fiction, la psychologie des personnages est toujours là pour rendre une lecture intéressante. Or, comme il n’y en a pas ici, que reste-t-il ? Rien. Des lignes et des lignes pour expliquer comment Barbro fabrique les filets, comment ils les mettent pour pêcher, comment ils sont détruits par les caprices de Dame Nature. Des lignes et des lignes pour expliquer comment Hans construit son hangar à bateaux, et la torture reprend puisqu’il a dû s’y reprendre à trois fois, à nouveau à cause de Dame Nature. Des lignes et des lignes sur la construction du quai. Si l’exploitation des ressources naturelles relève de l’art de la patience, il en va de même pour le lecteur. Or sa patience est rarement récompensée. Aucune identification aux personnages n’est possible pour les raisons évoquées plus haut, alors que c’est le propre du roman. Peut-être les insulaires se retrouveront-ils dans ce récit ? Peut-être les nordistes se reconnaissent-ils dans cette atmosphère glaciale faite de pragmatisme pur et dur et de labeur ? Sans doute, oui, puisque ce livre a été un immense succès en Norvège. Pour les autres, pas la peine d’acheter un roman, il suffit de regarder Thalassa.

 

 

L’amie prodigieuse, Elena Ferrante

Je ne me souviens pas avoir déjà lu un livre de littérature italienne avant L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante. Et qu’on se le dise dès la deuxième ligne : j’ai adoré. Voilà donc une belle inauguration de cette nouvelle catégorie, avec je l’espère de nombreux autres ouvrages pour lui succéder. On peut en prévoir trois supplémentaires puisque je compte bien lire les tomes suivants de la saga napolitaine !

Résumé

Pour s’y retrouver, il est essentiel de rappeler les familles et noms des personnages du roman. Je n’ai moi-même cessé de me référer à la liste de mon édition pendant les trois premiers quarts du livre.

Cerullo – famille de Lila, le personnage principal

Fernando : père, cordonnier

Nunzia : mère

Raffaella : tout le monde l’appelle Lina, sauf Elena qui l’appelle Lila. Restons sur Lila, donc.

Rino : grand frère, cordonnier

Autres enfants.

Greco – famille d’Elena

Elena : surnommée Lenù, la narratrice

Le père : portier à la mairie

La mère : femme au foyer, forte corpulence et boiteuse.

Petits frères et sœurs.

Carracci – famille de Don Achille

Don Achille : épicier, personnage mystérieux craint par toutes les familles. Au début, sorte de monstre dans l’imaginaire des deux petites filles.

Maria : épouse

Stefano : reprend l’épicerie familiale

Pinuccia et Alfonso : deux enfants de Don Achille.

Peluso

Alfredo : menuisier

Giuseppina : mère

Pasquale : fils aîné, maçon

Carmela : surnommée Carmen, sœur de Pasquale, vendeuse à la mercerie

Capuccio

Melina : parente de la mère de Lila, veuve folle et passionnée.

Ada : fille

Antonio : fils, mécanicien.

Sarratore

Donato : cheminot-poète

Lidia : épouse

Nino : aîné

Marisa : fille

Scanno

Nicola : père, vendeur de fruits et légumes

Assunta : mère

Enzo : fils, même métier que le père

Solara – ceux qui ont « réussi », soupconnés de fricotter avec la Camorra

Silvio : père, propriétaire du bar-pâtisserie

Manuela : mère

Marcello et Michele : fils, beaux gosses.

Spagnuolo

Le père : pâtissier au bar-pâtisserie Solara

Rosa : mère

Gigliola : fille.

Gino : fils du pharmacien

Tout part d’un coup de fil assez mystérieux du fils de Lila à la meilleure amie de celle-ci : Lenù, la narratrice. Apparemment, Lila a disparu et ne veut laisser aucune trace de sa présence sur Terre. Qu’à cela ne tienne ! Lenù va raconter toute son histoire, leur histoire.

Un décor facilement identifiable : une cité en périphérie de Naples, les années 50, de nombreux personnages dont les familles partagent les fondamentaux propres aux ghettos : la misère, la violence, la crasse et bien sûr le duo infernal pauvreté-absence d’éducation. Au milieu de tout cela, deux petites filles : Lenù et son amie prodigieuse. L’amitié entre la timide Lenù et l’intrépide personnage principal naîtra d’une épreuve. Lila, dans un geste de provocation, fait tomber la poupée de Lenù dans un caniveau de la cour de la cité. Persuadées qu’elle a atterri chez l’ogre Don Achille, les deux enfants se serrent alors les coudes pour aller récupérer le jouet chez ce voisin si intriguant.

À partir de là, elles deviennent inséparables. Lila est violente, foncièrement méchante, mais surtout une fille de cordonnier brillantissime : elle lit énormément et calcule mentalement plus vite que son ombre. Les deux petites filles rêvent de devenir riches en écrivant le prochain Les Quatre filles du docteur March et Lila excelle dans l’art de raconter des histoires. Mais les interventions de sa maîtresse auprès des parents de la petite n’auront aucun effet sur son avenir tout tracé : ses parents refusent de l’envoyer au collège. Son rôle est au foyer pour aider sa mère.

Les drames se multiplient autour de ce duo de yin et de yang, comme le meurtre de Don Achille par Alfredo Peluso, ou encore la folie de Melina Capuccio suite au déménagement de son amant Donato Sarratore. Pendant les années de collège de la narratrice, son mentor continue à emprunter énormément de livres à la bibliothèque et à étudier en parallèle de son travail – bien évidemment non rémunéré – à la cordonnerie familiale. Son niveau de latin s’avère même supérieur à celui de son amie, elle qui étudie d’arrache-pied et bénéficie du cadre scolaire toute la journée.

Son ambition ne l’a donc pas lâchée, mais elle se reporte cette fois dans la spécialité familiale. Arrive donc un élément au rôle central dans L’Amie prodigieuse – et de toute évidence dans les tomes suivants : la paire de chaussures Cerullo. Dessinée par une Lila toujours très méticuleuse, puis confectionnée avec l’appui de son frère dans le dos de son père, elle mettra d’abord le chef de famille hors de rage avant d’être l’objet des plus grandes convoitises (secrètes)…

Pendant ses années lycée, dans lequel elle ne retrouve pratiquement aucun camarade du quartier mis à part Gino et Alfonso Carracci, la narratrice travaille au-delà du raisonnable. Amoureuse du très cultivé et distingué Nino Sarratore, elle finit pourtant par sortir avec Antonio, plus pour avoir un petit ami qu’autre chose. Boutonneuse et binoclarde, elle n’attire pas vraiment les garçons, contrairement à Lila. La petite fille sale et sauvage s’est transformée en beauté sulfureuse, dégage un charme irrésistible que même la narratrice ne parvient à décrire précisément.

La plupart des garçons tombe amoureux d’elle, notamment le beau et puissant Marcello. Fils de la famille des Solara, il se pavane avec son frère dans le quartier à bord d’une Fiat Millecento. Mais Lila n’est pas comme toutes ces filles stupides du quartier que les beaux Solara font craquer, elle sait qu’ils ont des liens avec la mafia et va une fois de plus à l’encontre des désirs de ses parents qui y voient un excellent parti pour la famille, rejetant sans scrupules Marcello pour finalement se marier avec Stefano. C’est pendant leur période de fiançailles que Lila opère son plus grand changement. Ayant renoncé à ses ambitions passées depuis longtemps – sans pour autant perdre ses talents d’écrivain, comme le prouvent ses lettres adressées à son amie pendant les vacances de celles-ci sur l’île d’Ischia, elle s’habille comme une starlette de cinéma et aime se montrer à tout le quartier au bras de son bel amoureux. Son intelligence semble avoir laissé place à la superficialité, son ambition semble s’être effacée au profit du respect des codes locaux et de son futur d’épouse et de mère.

L’union des deux familles est même économique puisque Stefano exige que les paires de chaussures dessinées par Lila soient fabriquées, puis les achète à prix d’or avant d’investir dans la boutique Cerullo afin de lancer leur activité de confection de chaussures. Mais Stefano a signé un pacte avec le diable en vue du succès de son épicerie. Ce pacte, c’est une alliance avec les Solara qui se matérialise dans la scène finale où Lila découvre que Marcello, pourtant persona non grata à son mariage, arrive avec aux pieds la fameuse paire de chaussures Cerullo.

Analyse

La cité dans et en dehors de la cité

Les règles de la cité, au sens grec du terme, celle qui est justement régie par le droit, ne s’appliquent pas dans la cité où vivent Lenù et Lila. Tout le livre est traversé par ce paradoxe : l’ensemble d’immeubles dans lequel cohabitent ces familles est à la fois intégré à la société italienne et exclu de celle-ci. D’une part, l’Histoire italienne se mélange aux histoires des personnages, avec des références au royalisme, au communisme et au fascisme. Les Solara impressionnent tout le monde au volant du fleuron de l’industrie automobile nationale. Lenù étudie le latin, avec les classiques de l’instruction en Italie, comme L’Énéide, et puis ces chaussures…D’autre part, et même si les alentours sont en pleine mutation – visiblement post-deuxième guerre mondiale, le quartier, laid et bétonné à l’extrême, se situe en périphérie de l’une des plus belles villes du monde (« vedi Napoli e poi muori »). Le lecteur ne manquera pas de tomber des nues en apprenant que la plupart des enfants de dix ans ou plus n’ont jamais vu la mer, et que prendre le métro pour traverser Naples, qui est pourtant leur ville, relève de l’aventure. Or de part cet éloignement tout autant géographique que sociétal, les règles de la cité ne sont pas celles de la cité.

Comme dans le récit de la violence picarde d’En finir avec Eddy Bellegueule où les hommes ne vont pas chez le médecin, fantasment l’extérieur (ex : les « Arabes » des grandes villes desquels il faut se méfier) et détestent toute marque de faiblesse autant chez les hommes que chez les femmes, la cité de la narratrice ne connaît pas l’État de droit. Ici, on meurt à cause de la saleté, du travail, du manque d’hygiène et surtout, les comptes se règlent entre hommes et l’honneur se défend peu importe le prix. Lorsque les frères Solara font monter Ada Capuccio de force dans leur voiture pour – peut-être – abuser d’elle, c’est à Antonio de la venger, quitte à se prendre une belle et prévisible dérouillée par les deux caïds. Le meurtre du sulfureux Don Achille est très probablement un règlement de comptes. Et puis il y a cette scène qui résume parfaitement cette notion de cité hors de la cité : lors d’une petite virée dans le quartier de Chiaia, nos jeunes gens s’échauffent, insultent et menacent les hommes qui osent poser un regard sur leurs sœurs ou petites amies, vont même jusqu’à frapper un pizzaiolo pour un regard plus supposé que factuel sur l’une des leurs, et finissent par une bagarre générale avec un groupe de jeunes hommes chics. Motif : l’un deux les renvoie ostensiblement à leurs origines. Ils sont pauvres, cela se voit à leurs vêtements, puis à leur comportement, mais aussi à leur langue. Car l’opposition entre l’italien que la narratrice apprend au lycée et le dialecte que tout le monde parle chez elle est très présente du début à la fin.

La violence comme seul moyen d’exister. L’instruction comme seul moyen d’y échapper.

Les logements sont exigus, les femmes sont battues, les enfants se jettent des pierres au visage sans la moindre peur ni du sang ni de la mort, les parents sont illettrés et épuisés par leur travail physique, et quand Lila insiste pour aller au collège, son père la jette par la fenêtre. Deux soucis majeurs sont évoqués : ils ont besoin de Lila en tant que force de travail et ils ne peuvent se payer les manuels et autres matériels scolaires. La culture, très peu pour eux. Mais celle-ci n’est pas bêtement idéalisée par la narratrice car même si les hommes considèrent tout naturellement que le poète Donato Sarratore est une tapette, celui-ci n’en est pas moins un peu trop hétéro. Il séduit à tout va, est clairement responsable de la folie de Melina, et va même jusqu’à faire des attouchements sur la jeune Lenù lors de son séjour sur l’île d’Ischia. Son fils, dont la narratrice est pourtant amoureuse et vante sa culture, n’apparaît pas particulièrement sympathique non plus. Il s’écoute parler, enfermé dans sa véhémence anticléricale, et ne daigne même pas faire publier dans une revue culturelle un article que son amoureuse transie a écrit, autant pour ses beaux yeux que par conviction personnelle.

Lila, fille de cordonnier ultra violente a elle-même voulu s’approcher de la culture et changer de monde en accédant à l’argent. D’où cet épisode symbolique, vers le début du livre, de tentative de fuite du quartier initiée – comme tout – par Lila et finalement avortée par la pluie et la fatigue. Elle lit énormément, a un don inouï pour raconter des histoires, puis une immense ambition de fabricante de chaussures pour elle et sa famille. Mais elle ne continuera pas longtemps à emprunter des livres et à étudier le latin pendant que son amie va à l’école. Elle rentrera dans le rang et accèdera à la richesse grâce à son physique et son magnétisme, et non grâce à l’instruction, au grand dam de son ancienne maîtresse qui ira jusqu’à feindre de ne pas la connaître lorsqu’elle l’invitera à son mariage. Certes, son mari exige la fabrication des chaussures qu’elle a conçues, mais elle accepte son destin d’épouse et de future mère, ce qui se reflète dans le soin qu’elle apporte à ses tenues et coiffures entre ses fiançailles et son mariage, et laisse les hommes s’occuper des affaires.

Or si cette amie prodigieuse ressent une sensation de délimitation – le même que celui de dépersonnalisation, avec pour seule différence un changement de perspective – depuis cette soirée de réveillon où elle ne reconnaît plus son gentil frère Rino, prêt à tout pour rivaliser avec les Solara dans un concours de pétards et de feux d’artifices d’un balcon à l’autre, Lenù éprouve un sentiment similaire le jour du mariage de Lila. Lors d’une virée en voiture avec ses amis, elle semble tout autant écœurée – si le mot n’est pas trop fort ? – par le même comportement primaire de ses comparses. Ces derniers se gargarisent de traverser Naples à toute allure et de recouvrir d’insultes leurs klaxons insistants envers quiconque ne roulerait pas assez vite selon eux. La faille s’agrandit entre la petite Lenù du quartier et la jeune femme instruite qu’elle est devenue. Elle aime ses amis, ils font partie de sa vie, mais elle les comprend de moins en moins, est amoureuse du cultivé Nino tout en sortant avec Antonio, gentil mais mécanicien !

« J’avais grandi avec ces jeunes, je considérais leurs comportements comme normaux et leur langue violente était la mienne. Mais je suivais aussi tous les jours un parcours dont ils ignoraient tout (…). Avec eux je ne pouvais rien utiliser de ce que j’apprenais au quotidien. Je devais me retenir et d’une certaine manière me dégrader moi-même. (…) Je me demandais ce que je faisais dans cette voiture. » (p. 415).

Bref, Lenù s’éloigne de ses origines au fur et à mesure que sa culture s’étoffe. Et puis si Lila est perdue, quel lien reste-t-il entre la narratrice et ces jeunes gens ?