Sauter des gratte-ciel, Julia von Lucadou

Comme pour le précédent livre, je suis tombée sur Sauter des gratte-ciel au hasard d’une déambulation dans les petites allées de la bibliothèque municipale. Parfaite illustration du titre, la couverture m’intriguait. D’après la quatrième de couverture, il s’agissait d’une dystopie écrite par une jeune romancière germanophone. Pourquoi pas ? Le concept d’athlètes qui sautent des gratte-ciel vêtues d’un Flysuit m’a convaincue d’emprunter cet ouvrage. Sans surprise, le style est simple et efficace, au service d’une intrigue assez prenante. Pas étonnant, donc, que ce page turner publié en 2021 chez Actes Sud ait remporté le Prix suisse de Littérature.

Résumé

Dans un futur hyper connecté qui a l’air bien présent, il y a la ville d’une part et les périphéries de l’autre. La ville aseptisée et ses gratte-ciel se méritent. Pour tout le reste, il y a les périphéries : sales, laides et lointaines, elles abritent les parias de la société. Riva en vient et a travaillé dur pour vivre dans l’un de ces gratte-ciel depuis lesquels elle saute avec grâce. L’athlète est une star adulée pour ses performances hors du commun en partie réalisées à l’aide de son Flysuit, une combinaison spéciale qui l’arrête à l’approche du sol.

Mais dès les premières pages, on apprend que Riva ne veut plus sauter. Comme ça, sans donner d’explications, elle s’enferme dans un mutisme que même Richard, son mentor, n’arrive pas à briser. Les sponsors de la jeune athlète font alors appel à la société PsySolutions pour remettre la brebis égarée dans le droit chemin. C’est là que commence le récit narré du point de vue d’Hitomi, la jeune psychologue chargée de l’observer…

L’arroseur arrosé

Peu à peu, l’intrigue se déplace en direction de la psychologue elle-même. Non sans rappeler ce chef d’œuvre du cinéma allemand qu’est La Vie des autres, la personne chargée d’observer/écouter les autres finit par en apprendre bien plus sur elle-même que sur l’objet de son travail. Dans une prise de conscience progressive et n’autorisant plus aucun retour en arrière, Hitomi se découvre prisonnière d’un système politique qui la dépasse et contre lequel elle se rebellera. Comme dans le film évoqué, cette rébellion lui vaudra sa carrière et sa place dans la société.

Hitomi est le double de Riva. Elles étaient toutes deux promises à un bel avenir grâce à leur talent, mais surtout à leur travail acharné. Riva est parvenue à s’extraire des horribles périphéries pour devenir, avec ses nombreux followers sur les réseaux sociaux, un richissime centre de l’attention des médias. Hitomi est quant à elle un pur produit du système d’éducation bien huilé de cette société dystopique. Ses « bio-parents » ne l’ont pas élevée puisqu’elle a été confiée dès le plus jeune âge aux institutions chargées d’en faire une travailleuse exemplaire. Elle suit donc ce parcours tout tracé et devient une brillante psychologue dont la vie entière se résume à sa profession. Comme tous les citoyens des villes, son quotidien est tracké pour optimiser sa santé, ce qui inclut son activité physique, son sommeil, son alimentation et son niveau de stress. Pour l’anecdote, même ses rendez-vous galants et leurs éventuelles suites sont gérés par une application – et ni la vie de couple ni le sentiment amoureux ne semblent envisageables par le système.

Bref, le lecteur en apprend plus sur Hitomi que sur Riva. Et la vie de la jeune psychologue permet de dévoiler le fonctionnement d’un régime totalitaire où les citoyens sont surveillés et déshumanisés.

Une société fictive qui alerte sur le réel

De la résilience à la soumission, il n’y a qu’un pas

Comme toujours dans les dystopies, la fiction s’appuie sur le réel en l’étirant, et ce que le lecteur découvre dans le roman se transforme en menace pour lui-même. Sauter des gratte-ciel met en avant de nombreux travers de nos sociétés, comme cette obsession pour la résilience à coups d’exercices forcés de méditation. En l’occurrence, c’est l’apologie de la soumission. Ainsi la jeune Riva a toujours obtenu des scores de résilience élevés pendant sa formation ; il est donc surprenant qu’elle se rebelle tout à coup du haut de ses vingt-quatre ans.

Voici comment la résilience est enseignée par les psychologues du régime.

« Pendant nos études, nous avons appris à animer des entraînements à la résilience. Nos clients, des managers comme Master [N.D.L.R : le chef d’Hitomi], se déplaçaient dans la pièce, un crayon à papier en équilibre sur la tête, pour comprendre ce que c’est de n’être pas sûr de soi. De perdre l’équilibre. Le contrôle. Ils prenaient ces exercices au sérieux comme ils prenaient au sérieux toutes les tâches qui leur étaient confiées dans le cadre professionnel. » (p. 149)

Mais ce qui est le plus intéressant dans l’histoire, c’est l’aveu de soumission volontaire. Les Hommes ne sauraient être fondamentalement abrutis par un régime, car le bon sens prend le dessus dans leur esprit, mais leurs actes restent en conformité avec la doxa.

« nous avions tous conscience que cet exercice devait leur paraître complètement absurde. Aucun des hommes, aucune des femmes que nous entraînions, pas plus que nous-mêmes, ne pouvait imaginer une réelle perte d’équilibre. Nous étions trop consciencieusement voués à notre stabilité. » (p. 149)

L’hyper connectivité au service du culte de la performance et de la déshumanisation

Le culte de la performance que nous subissons tous est poussé à l’extrême dans cette dystopie. Et pour cause : les individus sont entièrement trackés – cf. les détails du tracking mentionnés plus haut – en vue d’améliorer leurs performances. Car cela reste le but ultime de cette surveillance des différents indicateurs de bien-être : on ne s’inquiète pas du manque de sommeil ou de la santé mentale des citoyens par altruisme, mais bien pour en extraire le meilleur.

Il y a les winners qui ont le privilège d’habiter de luxueux appartements dans les gratte-ciel de la ville, et les losers relégués aux périphéries insalubres. La sociologie des villes actuelles est à peine exagérée dans ce roman. Il suffit de comparer Paris aux banlieues – seule la hauteur des immeubles est inversée par rapport à cette fiction – ou encore de regarder le coût de la vie à Manhattan. Sauter des gratte-ciel apparaît comme une étape supérieure dans le cauchemar de la discrimination et de la déshumanisation.

En effet, les personnes qui vivent dans les périphéries n’ont plus aucune valeur.

Voici ce qui arrive à notre narratrice après sa chute, car contrairement à Riva pendant ses heures de gloire, elle ne saute pas vêtue d’un Flysuit et s’écrase bel et bien socialement.

« Nous avons tous déjà examiné nos credit scores, l’état de notre corps, notre courbe de performance, notre statut social, et constaté que nous ne pouvions plus rendre aucun service à la société. Que la dégénérescence de notre corps, de nos forces mentales ou de notre potentiel de productivité était déjà irrémédiablement engagée. » (p. 272)

Des mots qui résonnent malheureusement avec l’évolution actuelle de notre société, et même avec l’actualité. En repoussant l’âge légal de départ à la retraite, le message est clair : la société a besoin d’extraire nos forces quelques années de plus.

Mais le roman pousse le raisonnement du culte de la performance jusqu’au bout. Si vous ne servez plus à rien, autant mourir. Vous entendez la même petite musique que moi ? Celle qui parle de « ceux qui ne sont rien », celle qui annexe l’humanité d’un individu à sa contribution au fonctionnement de la société capitaliste et plus précisément à la performance.

C’est alors que la technologie est mise au service du suicide assisté. Les choses ne se passent pas dans les larmes et le sang, mais de manière high tech, proprement et en toute déshumanité. Ainsi la mémoire individuelle est manipulée au moyen d’applications. Tout comme – pour citer un exemple de ce que nous connaissons à l’heure actuelle – ce qui n’est pas posté en story n’a jamais existé, ce qui est effacé des memory apps personnelles n’a jamais existé. À noter que la manipulation de la mémoire et plus généralement de l’Histoire est un classique des régimes totalitaires, que l’on retrouve dans 1984 de George Orwell ou encore dans Cristallisation secrète de Yoko Ogama.

« le service de données de ChoiceofPeace™ traite les memory apps personnelles de manière qu’elles ne présentent plus de potentiel de regret. Les souvenirs négatifs sont effacés, et des souvenirs positifs ajoutés. En fonction de leur état mental, les patients peuvent avoir recours à un profil de données complètement artificiel, les images génériques d’une vie bien remplie. Ce sont ces profils artificiels qui obtiennent les meilleurs résultats en matière d’emotional index. » (p. 272)

Le tout permet de créer un bien-être artificiel et d’achever correctement les gens improductifs au crépuscule de leur vie. Ils partent donc en paix. Comme quoi, avec la technologie, tout est possible.



Fledermäuse, Gustav Meyrink

Si vous suivez Tomtomlatomate depuis quelque temps, vous n‘êtes pas sans savoir qu’avant de quitter la sublime ville de Hambourg, j’ai sauvé les nombreux livres qu’une ancienne locataire de mon immeuble – une folle OU une simple victime de l’événement le plus stressant d’une vie humaine : le déménagement ! – a gentiment abandonné dans le local à poubelles avant de déserter. Parmi ces bouquins, je n’en ai gardé qu’une poignée, et le recueil de nouvelles Fledermäuse de Gustav Meyrink en fait partie. Et bien vous savez quoi ? J’aurais dû conserver n’importe quel livre au lieu de celui-là. Contrairement à ses 400 pages de supplice, ma chronique des « Chauves-souris » sera donc inhabituellement brève.

Gustav Meyrink, un écrivain bien flippant

L’auteur ayant un parcours intellectuel et spirituel bien particulier – du moins par rapport à ce que j’ai l’habitude de lire – qui se retrouve dans ses écrits,  il me semble judicieux de commencer par quelques éléments biographiques. Cet écrivain autrichien du début du XXe siècle s’inscrit dans le martinisme. Il s’agit d’un courant de pensée qui aborde des thèmes majeurs du christianisme ésotérique et du mysticisme judéo-chrétien, notamment la chute de l’homme et son illumination. Vous ne croyez pas si bien dire, car la deuxième partie de ce pavé, sobrement intitulée « Fragments », est celle d’un bel illuminé du bulbe.

Enfant illégitime et non désiré d’une tragédienne et d’un homme marié, Meyrink ne pouvait pas ne pas être torturé. Toute sa vie, le futur écrivain nourrira une immense rancœur à l’égard de sa mère peu aimante – une thématique que l’on retrouve dans Meister Leonhard, la première nouvelle du recueil dont il est question.

Adolescent, il déménage à Prague avec sa mère et fait de cette ville un personnage à part entière du Golem, son roman le plus célèbre paru en 1915. Meyrink y décrit également son expérience en prison puisqu’il y séjourna pendant deux mois et demi en 1889 suite à une accusation de fraude alors qu’il avait fondé une banque avec le neveu du poète Christian Morgenstern.

Mais le point biographique le plus significatif selon moi apparaît quelques années plus tard. En 1892, il décide de se suicider et se trouve arrêté dans son geste par un mot d’origine non identifiée glissé sous sa porte. Il y est question de la vie après la mort. Meyrink se plonge alors dans toute une littérature occulte en plus de s’intéresser à la Kabbale ou encore au mysticisme oriental. Et surtout, surtout, il pratique le yoga et développe abondamment – oui, oui, abondamment ! – son expérience de cette pratique dans Fragments.

Des Fragments qui partent dans tous les sens

La première moitié du recueil n’est pas la pire. Composée de nouvelles fantastiques/d’horreur/de gore, elle est plus ennuyeuse qu’autre chose. C’est plutôt la suite qui m’a décidée à NE PAS chroniquer cette œuvre.

Dans la deuxième moitié du pavé en question : les fameux Fragments, on retrouve les traditions occultes évoquées plus haut, notamment le yoga, avec pour thématique la vie dans l’au-delà et l’immortalité de l’Homme. Alors oui, le titre est assez bien trouvé selon moi, puisque j’ai eu l’impression d’une prose incohérente qui se délitait en morceaux de pensée au lieu de se construire en logique – ce que j’aurais préféré, mais peut-être suis-je trop systémique et cartésienne dans ma philosophie de vie et dans mes goûts littéraires.

Alors certes, j’ai essayé de suivre au début, disons les 15 premières pages. J’ai essayé de comprendre ce en quoi le narrateur croit et ce qu’il tente de nous expliquer. J’ai fait quelques recherches. Et puis je me suis rendue à l’évidence : je m’en cogne. Si d’emblée je n’ai pas l’ouverture d’esprit ou une once d’intérêt pour les sciences occultes et les réflexions sur la vie après la mort qu’elles apportent, autant ne plus perdre mon temps à essayer de comprendre ces Fragments. Si d’emblée j’ai l’impression qu’un fou parle tout seul pendant des pages et des pages sans se préoccuper de son interlocuteur et du monde, autant lire sans s’arrêter, sans se poser de questions, et dans le seul et unique but de…lire en allemand. Voilà ce que j’ai fait. J’ai rien pigé, je m’en cogne, et je n’ai rien à dire sur le contenu ni le sens de ces Fragments car selon moi il n’y en a aucun. Donc si comme moi vous n’avez pas un grand penchant pour les illuminés du bulbe qui partent en monologues infinis ni pour les…lâchons le mot, enfin ! – sectes en tout genre, passez votre chemin. Vous n’êtes pas fait pour Gustav Meyrink.



Effi Briest, Theodor Fontane

Enfin, la germaniste que je suis vous propose une chronique d’un grand classique allemand, enfin ! Considéré par l’immense Thomas Mann comme le plus grand roman de la littérature allemande, Effi Briest est un incontournable. De nombreuses adaptations cinématographiques ont vu le jour, dont une – aux premières minutes parfaitement insupportables – réalisée en 1974 par le sulfureux Fassbinder, et une autre en 2009, plus accessible et dans l’air du temps.

Résumé

Effi, aristocrate de 17 ans, mène des jours heureux et paisibles à Hohen-Cremmen, petite ville fictive du Mecklembourg, entre ses parents dont elle est l’enfant unique et ses trois amies : Hulda, ainsi que les jumelles Bertha et Hertha. Le roman s’ouvre sur la visite du baron Geert von Innstetten, un ancien prétendant de la mère d’Effi, venu demander la main de la jeune fille auprès de ses parents. Tout le monde se réjouit de ce rapprochement avec Monsieur le Landrat (équivalent hiérarchique de notre préfet), un si bon parti.

Le couple s’installe alors à Kessin, une ville portuaire de Poméranie. Effi est d’abord partagée entre l’excitation de la nouveauté que représente pour elle cette ville ouverte sur le monde et une appréhension de très jeune fille arrachée à sa « Heimat » (ville/pays natal). Ce dernier sentiment se transforme en peur lorsque, dès sa première nuit dans la maison du Landrat, elle perçoit des bruits venant de la grande pièce vide du dessus. Comme elle ne dort pas avec son mari, sa gouvernante Johanna et son chien Rollo la rassurent. Quant à son époux, il lui ricane au nez en admettant sans complexe que la demeure est hantée par le fantôme d’un petit Chinois disparu dans d’obscures circonstances ,et conseille à Effi de se montrer plus digne.

Bien évidemment, l’angoisse et le « Heimweh » (que l’on pourrait traduire par nostalgie de la terre de ses racines) de la jeune fille ne font que redoubler. Loin de ses proches, les visites glaciales auprès de l’aristocratie locale n’apportent aucune consolation, le côté enfantin d’Effi ne trouvant pas écho parmi cette société poussiéreuse. Elle parvient toutefois à nouer de belles amitiés : tout d’abord avec le pharmacien Gieshübler, ensuite avec la généreuse Roswitha.

Rencontrée par hasard dans un cimetière suite à l’enterrement de la maîtresse de maison de cette dernière, Effi, alors enceinte, décide de l’engager comme future nourrice. Mais la naissance de l’enfant ne change rien à l’ennui et au mal-être de la jeune femme font le statut de mère a à peine modifié le caractère. La petite Annie ne semble pas plus occuper les pensées que le temps de la jeune maman anxieuse.

L’arrivée à Kessin du major Crampas vient égayer cette vie morose et annonce la perte d’Effi. Le quadragénaire est un séducteur notoire et malgré l’œil toujours jaloux de sa femme antipathique et casanière, ainsi que les fausses moqueries et vraies mises en garde de son époux sur le tempérament de coureur du nouveau venu, Effi se lie d’amitié avec l’incarnation du danger. Ils se rapprochent pendant leurs balades à cheval et Crampas ouvre les yeux de la jeune cavalière sur la nature autoritaire digne d’un maître d’école de son mari. Il réussit à la convaincre que cette histoire de fantôme dans leur grande maison peu rassurante n’est qu’un moyen d’éducation. Effi nourrit alors une certaine rancœur envers son époux et entame une liaison avec le joyeux Crampas.

Quand le baron, qui ne soupçonne rien de cette idylle tant il reste obnubilé par sa carrière, annonce à sa femme qu’ils vont déménager à Berlin, celle-ci est aux anges. La grande ville est une promesse de distraction et de société moins étriquée par les traditions. Mais surtout, Berlin l’éloignera de celui qui lui a fait perdre la tête.

Plusieurs années après cet éloignement, alors que son épouse est en cure à Bad Ems, Instetten découvre par hasard la correspondance des deux amants. Envahi non pas par la haine ou le désir de vengeance, mais conscient d’un code d’honneur à respecter au détriment de son propre bonheur, il prend son ami Wüllersdorf à témoin et décide de provoquer Crampas en duel. L’amant est tué et la femme adultère est éloignée par une simple lettre.

Commence alors la décadence absolue d’Effi. Mise au ban de la société, elle devient même dans un premier temps persona non grata à Hohen-Cremmen, ses parents souhaitant montrer au monde qu’ils désapprouvent son comportement. Elle emménage alors dans un petit appartement de Berlin où elle vit dans la solitude et le désespoir malgré la présence de Rollo et de la non moins fidèle Roswitha.

La jeune femme reste enfermée et sa santé déjà fragile se détériore. Éloignée de sa fille, son instinct de mère ne tarde pas à la pousser à chercher le contact avec Annie. Mais l’enfant est devenue la créature de son père et lors d’une visite autorisée par celui-ci, la froideur et la raideur de principes du baron incarnés par sa descendance font sortir la mère de ses gonds. Sa fille est à ses yeux définitivement perdue.

Heureusement, Effi est de nouveau acceptée dans le cocon de son enfance et passe des jours paisibles – même si mélancoliques – à Hohen-Cremmen. Mais c’est au moment où elle pense avoir retrouvé une forme de paix que ses poumons lâchent. Elle meurt donc dans sa ville natale, pleurée par la généreuse Roswitha, par son chien Rollo qui reste inconsolable sur sa tombe, et surtout par des parents qui se demandent ce qu’ils ont raté dans leur éducation.

La fille sans éducation

Comme Jeanne d’Une vie, la jeune Effi est projetée – avec toute la naiveté qui caractérise les filles non instruites de l’époque – dans la vie conjugale et l’ennui qu’elle engendre. Elles semblent découvrir le monde pendant leur voyage de noces et tranchent avec le cynisme et la radinerie de Julien pour l’une, et l’immense culture d’Instetten pour l’autre. Toutefois, la comparaison s’arrête là puisque le cœur de l’intrigue oppose diamétralement les deux personnages : Jeanne montre rapidement une aversion totale pour le plaisir charnel, tandis qu’Effi va jusqu’à l’adultère.

Malgré le peu de cas qu’elle fait de sa fille, son obsession légèrement puérile, voire agaçante, pour le fantôme du petit Chinois, et enfin la comédie jouée à Roswitha pour se rendre en cachette à ses rendez-vous avec Crampas dans les dunes, Effi déclenche l’empathie. Sa spontanéité et sa candeur ne sont que plus resplendissantes à côté des nobles auxquels elle rend visite, et surtout de son époux, l’aristocrate aux valeurs immuables et aux dents longues.

Coupable d’adultère, elle est toutefois présentée comme victime d’une société prussienne engluée dans ses principes ridicules et source de malheur pour les individus. Mariée à dix-sept ans, plus ou moins humiliée par un bourreau du travail qui a l’âge d’être son père, et enfin éternellement bafouée lorsque son adultère éclate au grand jour, Effi apparaît comme une petite fille projetée dans le monde sans y avoir été préparée. L’interrogation finale des parents ne fait que le confirmer.

La critique du conservatisme prussien

Il faut reconnaître que le baron von Innstetten est si austère que même sa position de victime d’adultère ne parvient pas à attirer la moindre sympathie pour ce personnage. La petite Annie devient la copie conforme de son père et se montre d’une froideur à peine croyable lors des retrouvailles avec sa propre mère. La domestique Johanna est d’une élégance somptueuse et sa rigueur contraste avec la bonhommie de la catholique Roswitha. Au moment où la faute éclate, celle-ci soupçonne même Johanna d’aimer Instetten en secret, comme si finalement « qui se ressemble, s’assemble ». Mais Instetten avoue lui-même que l’application rigoureuse de ses principes entraîne le malheur conjugal, alors qu’il accueille avec dédain sa nomination au poste de ministre. Il savait pourtant dès sa décision de provoquer Crampas en duel que la colère d’un mari bafoué aurait été préférable à la stricte mise en œuvre de valeurs – déjà jugées dépassées à l’époque – menant à cette pratique cruelle.

À travers les nombreuses représentations théâtrales dans lesquelles la belle Effi et Crampas jouent se cache une véritable critique de la comédie interprétée le plus sérieusement du monde par la haute société prussienne. Pas étonnant donc que celle-ci rejette la jeunesse et la spontanéité de l’héroïne. La quintessence de l’hypocrisie et de la médisance qui caractérisent cette aristocratie apparaît dans la scène du repas de Noel.

Un roman phare du réalisme allemand

Avec ce roman publié en 1896, Fontane va plus loin dans le réalisme allemand que ses prédécesseurs. L’écrivain reprend certes des éléments du réalisme poétique, en particulier avec son utilisation de motifs esthétiques comme la balançoire penchée d’Hohen-Cremmen qui symbolise à la fois l’innocence et le goût – ou plutôt l’ignorance ? – du danger d’Effi depuis son plus jeune âge, ou encore les immenses platanes – symboles du poids et de l’ancrage de la tradition – au milieu desquels Briest et Instetten échangent sur la prestigieuse carrière de ce dernier. Mais Effi Briest est surtout précurseur du roman social allemand, genre porté quelques années plus tard à la perfection dans Les Buddenbrook.

Le narrateur omniscient vise l’objectivité, tout en écourtant le peu de passages où son héroïne ne figure pas. Pour cela, il utilise diverses techniques littéraires, comme le ton de la discussion populaire et « franche » – notamment grâce au personnage de Roswitha – le changement de point de vue dans la narration des faits – cf. la découverte des lettres de Crampas et le récit de celle-ci auprès d’Effi -, le discours indirect libre, la description épique des premières randonnées à cheval des deux amants, les quelques dialogues, mais aussi l’épistolaire. Aucun instrument narratif n’est mis de côté pour que ce roman décrive le destin d’une jeune femme sacrifiée par une société injuste et étriquée dans ses traditions.

Mais le mystère est roi dans Effi Briest. À l’instar du bon père Briest qui pense que le monde est trop complexe et sur les paroles duquel s’achève le roman (« C’est une question bien trop vaste »), Fontane laisse de nombreuses énigmes en suspens : le lecteur ne comprend pas forcément que les escapades dans les dunes d’Effi et les rendez-vous manqués avec sa domestique correspondaient en réalité à une liaison avec Crampas et apprend celle-ci en même temps qu’Instetten, et enfin cette histoire du petit Chinois et de son fantôme n’a jamais été élucidée. Comme si Fontane partageait la vision du monde de Briest ; les choses sont trop complexes et il est préférable de ne pas prononcer d’opinion fixe sur celles-ci. C’est donc au lecteur de l’interpréter à partir des éléments fournis, même s’ils sont parfois incomplets !