Oblomov, Ivan Gontcharov

Une fois n’est pas coutume, j’ai détesté ce classique russe. Nous sommes bien loin de mes chroniques dithyrambiques sur d’autres monstres slaves, comme Le Maître et Marguerite de Boulgakov, ou encore Anna Karénine de Tolstoï. Bienvenue dans l’ennui et l’incompréhension. Oblomov, c’est un personnage qui représente une noblesse russe totalement oisive et fatiguée par son apathie. Il ne se passe rien, et on n’en apprend pas plus sur la condition humaine. Contrairement à Madame Bovary qui prouve que l’on peut écrire un roman palpitant sur l’ennui, Oblomov, avec son personnage éponyme mentalement fort agité, fait tomber les paupières du lecteur.

Sans doute n’ai-je pas saisi le message, à l’instar de ma lecture de Lolita de Vladimir Nabokov, puisque Tolstoï et Dostoïevski y voient une œuvre capitale à sa parution en 1859. Je vais donc faire de mon mieux pour l’aborder. À noter que je me suis appuyé sur l’article Wikipedia en allemand pour l’écriture de mon résumé car, pour ne rien vous cacher, j’ai quasiment tout oublié de ce roman.

Résumé de l’intrigue

Oblomov est un noble saint-pétersbourgeois qui vit des rentes du domaine Oblomovka, sa propriété à la campagne. Alors pourquoi décoller de son divan ? Fatigué de ne rien faire, il hurle en permanence sur Zakhar, son vieux valet tout aussi paresseux à en croire l’état de décrépitude de l’appartement que nous avons la chance de constater dès l’ouverture du roman. Même la gestion à distance d’Oblomovka lui est insurmontable. Et quand il reçoit une lettre du gestionnaire de son domaine sur l’état préoccupant de ses finances,  il passe plus de temps en position allongée à se tourmenter de la réponse qu’il doit faire qu’à écrire ce courrier. En d’autres termes, la simple perspective d’une décision, sans même parler d’action, l’épuise. La lettre de réponse ne verra jamais le jour.

Puis vient son rêve interminable – une centaine de pages, si ma mémoire est bonne ! – d’une enfance champêtre certes idéalisée mais avec des éléments bien réels. Ainsi les parents d’Oblomov ne lui demandent pas le moindre effort – domestique ou scolaire – tandis que son ami Andreï Stolz*, d’origine allemande par son père, est élevé dans le culte du travail. Ce personnage antagoniste jouera un rôle central tout au long de l’intrigue. Oblomov finit par se lever après une visite de sa part et surtout, surtout, il lui présente Olga.

Ah Olga ! Va-t-elle « guérir » notre feignasse romanesque ? Quoi qu’il en soit, son apparition tire légèrement le lecteur de son ennui. Entre visites au domicile de sa tante où la jeune fille réside pour l’écouter chanter de sa voix d’ange et promenades presque quotidiennes dans un petit chemin de terre, le jeu de séduction se déploie (très) lentement. Mais le démon de la léthargie aura raison de leur amour, et de la patience d’Olga, puisque Oblomov ne cesse de repousser l’officialisation de leur union et donc leur mariage.

Incapable de mettre de l’ordre dans ses affaires – au sens propre comme, ici, au sens figuré – il est escroqué par son « ami » Tarantiev et se voit contraint d’emménager dans un autre appartement. Fidèle à ses habitudes, il continue de ne rien faire et profite de la cuisine d’Agrafia, la propriétaire des lieux et maîtresse de maison zélée. Pendant ce temps-là, ses finances se détériorent chaque jour un peu plus et Stolz, dans une ultime tentative de sauvetage, prend lui-même en main la gestion d’Oblomovka. Mais alors que son propriétaire promet de reprendre les rênes de ses affaires et de suivre son ami dans un voyage en Europe, rien ne change. Et Stolz épouse la belle Olga. Il voit clair dans le jeu de Tarantiev et Ivan Matvéevitch, frère d’Agrafia, qui s’allient pour ruiner ce pauvre Oblomov. Or celui-ci ne sortira plus jamais de sa léthargie malgré les avertissements de son véritable ami.

L’épilogue est dans la continuité de tout cela, voire encore plus triste. Stolz apprend des années plus tard qu’Oblomov a épousé sa propriétaire – un très mauvais parti – avant de sombrer et de se complaire dans la maladie, ponctuée d’un AVC mortel. Il jure de sauver ce qui peut encore l’être, à savoir le fils du défunt Andreï Ilitch – qui porte d’ailleurs son prénom – et l’élève, tandis que sa mère part travailler comme gouvernante chez son frère. Zakhar quant à lui ne sortira jamais du deuil de cet être qui était à la fois son bourreau et son unique point de repère. Le vieillard devenu aveugle est chassé du foyer et finit mendiant.

Mythe d’Oblomov et oblomovisme

Satire sociale

Comme pour Faust et Don Juan – rien que ça ! –  on peut parler du mythe d’Oblomov. Dans la culture russe, il renvoie à une aristocratie oisive qui vit dans la léthargie au lieu d’œuvrer à la réalisation de projets, ce qui lui vaut une souffrance inextricable. « Mieux vaut vivre ses rêves que rêver sa vie » ; cette phrase bateau de développement personnel placardée un peu partout sur Instagram et Facebook résume pourtant le destin de notre personnage. Désolée. Je cite une telle niaiserie de bonne foi, et non dans le but de décrédibiliser un livre que je hais.

L’ « oblomovisme », néologisme inventé par Stolz dans le roman, devient dans la culture russe un phénomène social caractérisé depuis la parution d’un article du critique Nikolaï Dobrolioubov intitulé « Qu’est-ce que l’oblomoverie ? ». Dans ce papier qui contribua largement à la popularité du roman lui-même, le journaliste dénonce le servage comme principale cause de la « maladie » d’Oblomov. En effet, si un tel système garantit des revenus à toute une catégorie de la population qui n’a fait que se donner la peine de naître, pourquoi celle-ci travaillerait-elle ?

À noter que dans ce roman raconté à la troisième personne, le narrateur ne se gêne pas pour juger, moquer, condamner son personnage principal. D’où mon emploi du terme satire pour l’ensemble de l’œuvre. Il est assez bavard et enchaîne les digressions. Ainsi les parents d’Oblomov sont critiqués pour avoir trop protégé leur fils et sont donc rendus responsables de son état adulte. Mais attention, on reste dans un roman et non dans une œuvre à dimension purement politique. Le narrateur ne prétend donc pas – malgré ses jugements – détenir la vérité. C’est aussi pour bien souligner cet élément « humain » – faillible, non omniscient – du narrateur et donc distinguer sa voix de la sienne que Gontcharov révèle vers la fin du récit qu’il s’agit d’un personnage fictif. Un petit « tour » final pour ne pas affecter l’ensemble de notre lecture.

Applications dans d’autres domaines

On retrouve l’oblomovisme en sociologie, mais pas que ! Le terme de maladie évoqué plus haut n’est pas une exagération car le syndrome d’Oblomov s’applique à la psychiatrie. Il désigne un névrosé sans volonté qui souffre d’apathie, de paresse et de parasitisme. Oblomov profite tour à tour du zèle – dans ce cas relatif – de Zakhar, de Stolz et d’Agrafia. Il laisse les autres s’occuper de lui – ici Stolz prend les décisions à sa place et tente même de sauver sa fortune – alors qu’il reste en pleine possession de ses facultés morales, intellectuelles et mentales. Notre personnage éponyme n’est pas fou. Il est victime de ses privilèges et la maladie semble provenir de là. Il n’a pas de loisirs non plus – sans doute trop éprouvants pour lui.

Refuser de devenir grand

L’article en anglais de Wikipédia m’a mise sur cette piste. L’enfance d’Oblomov a été très heureuse, comme le montre son long rêve. Passage clé du roman, cette réminiscence onirique d’un Oblomovka idéal met en scène une existence parfaitement cyclique sous la douce protection maternelle. Le quotidien est fait de saisons qui s’enchaînent paisiblement, de naissances et de célébrations. Les bébés évoluent en hommes bons à marier qui ensuite reproduisent les mêmes bébés qu’ils étaient quelques années plus tôt. Les choses vont donc naturellement ; la mort constituent une fin lente et tout aussi naturelle à ce cycle.

Or le personnage du roman est si attaché à cette perfection de l’enfance que la vie d’adulte l’épuise. Il s’y soustrait entièrement et refuse les responsabilités qui la définissent ainsi que l’effort de s’adapter à une société en perpétuel mouvement. Même son désir de quitter Saint-Pétersbourg pour une vie tranquille à Oblomovka se voit transformé en contrainte puisque les finances de son domaine exigent un travail de sa part – lequel sera pris en charge par son ami besogneux.

Sa principale incursion dans la vie adulte est incarnée par Olga qui le pousse à prendre ses responsabilités par amour pour elle. Mais là encore, Oblomov abandonne aux portes du mariage et retourne à sa léthargie. Avoir des projets, se tourner vers l’avenir, tels sont les caractéristiques d’une maturité dont il est incapable de se parer, préférant se remémorer le passé ou vivre dans la facilité de l’instantané – comme le montre sa dépendance aux plaisirs gustatifs procurés par Agrafia qui le mènera à sa perte. Son refus de grandir est d’autant mieux mis en avant que Stolz, son opposé, incarne l’adulte : responsable, travailleur, capable de se projeter et de résoudre les problèmes auxquels il est confronté. À noter que cet antagonisme entre l’enfance et l’âge adulte est aussi celui de l’égoïsme et de l’altruisme. Tel un enfant, Oblomov ne pense qu’à lui et fait souffrir Olga, sans toutefois nuire volontairement aux autres car il reste un homme honnête. À l’inverse, Stolz ne fait que sauver son ami, une action qui se prolongera envers la descendance de celui-ci. Son travail et son altruisme sont toujours récompensés puisque sa fortune se porte bien et surtout…il épouse Olga ! Contrairement à Oblomov qui a grandi dans le confort du sein maternel, Stolz a été élevé par un père qui lui a inculqué l’importance de l’accomplissement dans le travail. Il est donc mu par une vision linéaire de l’existence et donc de projets à réaliser pour avancer, par opposition à la vision cyclique d’Oblomov qui induit un idéal de statu quo.

*À noter que « stolz » signifie « fier » en allemand. Le travail comme moteur de fierté ? Plausible.



Anna Karénine, Léon Tolstoï

Je l’ai fait. Cette année 2020 a certes été monstrueuse par bien des aspects, comme elle l’a été pour tout le monde, mais alors au-delà des gros objectifs professionnels et sportifs que j’ai atteint, Anna Karénine relève du record personnel. Il est en effet le livre le plus long qu’il m’ait été donné de lire : 1205 pages (en allemand). Mais surtout, surtout, je ne contesterai pas la formule d’introduction à l’article Wikipédia qui lui est consacré. Il s’agit bien d’un chef d’oeuvre de la littérature. Les destins se croisent, les personnages principaux sont multiples car l’histoire d’amour adultère de l’héroïne éponyme n’est même pas le sujet. Ce pavé où pas un mot n’est superflu retrace l’histoire de la Russie, du chemin de fer aux différences de mentalité entre ses deux métropoles, en passant par l’industrialisation et les nouvelles méthodes d’agriculture. Sans oublier la réflexion intemporelle sur la vie maritale, à l’instar de deux couples antagonistes : Kitty et Lévine d’un côté, Daria et Oblonski de l’autre.

Vies maritales et système de valeurs antagonistes

Anna Karénine, c’est l’histoire d’une passion adultère qui mènera à la perte du nouveau couple aux yeux du monde, et in fine au suicide de la belle Anna. On le sait. Et l’adaptation du roman avec Keira Knightley semble, à en croire la bande d’annonce, largement développer cet aspect. Mais à la lecture du roman, c’est comme si toutes les intrigues parallèles étaient d’importance égale, sans forcément graviter autour du couple Anna-Vronski.

Avant de comparer les vie maritales, j’aimerais évoquer la vision masculine et à mon avis tout à fait juste du mariage que développe p. 466 Serpuchovskoj, ami d’enfance de Vronski. Selon lui, la femme aimée empêche l’avancement d’un homme et le mariage, par la sécurité qu’il procure, permet d’endiguer l’amour afin de mieux se concentrer sur sa carrière.

on ne peut simultanément traîner un fardeau et faire quelque chose de ses mains que si le fardeau est bien attaché à notre dos. Il en va de même pour le mariage.

Une thèse qui rejoint ce que j’ai toujours pensé, à savoir que le mariage est une prison pour les femmes et un gage de sécurité et de tranquilité pour les hommes. La société nous a longtemps fait croire que c’était l’inverse, mais les couples Oblonski-Daria et Anna-Karénine illustrent à merveille les propos du jeune Serpuchovskoj.

L’opposition entre les deux autres couples est passionnante. D’un côté, nous avons la pauvre Daria, mère de famille nombreuse et épouse d’un homme irrécupérablement volage. Elle est épuisée et à plus de trente ans – âge où les femmes étaient périmées à l’époque – sa beauté se fâne à vue d’oeil. C’est avec un malaise teinté de jalousie qu’elle rend visite à sa belle-sœur vers la fin du roman, alors que celle-ci a traversé toutes les étapes avant de pouvoir vivre avec Vronski et leur fille. Se plier au devoir, à la morale, par opposition à la liberté d’une femme resplendissante qui a assumé ses désirs. Mais de l’autre, il y a la simplicité de Kitty qui a épousé un homme moins séduisant et mondain, mais fidèle et amoureux. Elle ne peut resentir de malaise ou de jalousie en pensant à Anna Karénine, son ancienne alliée puis rivale.

Leur vie dans la propriété champêtre de ce dernier donne lieu à la description d’un bonheur conjugual fondé sur la simplicité. Entre la chasse pour Monsieur et la vie domestique pour Madame, le couple s’épanouit hors des mondanités de Saint-Pétersbourg. Loin d’être devenu un ours mal léché après toutes ces années de célibat, l’ancien vieux garçon assume ses efforts et se plie au jeu des concessions. Lévine apparaît d’ailleurs comme le personnage le plus solide et sympathique, et ce tout au long du roman, avant et après son humiliation face à Vronski. Une fois marié, il découvre avec satisfaction que son rapport au travail a changé. Une conscience paradoxalement égoiste de la responsabilité et du devoir priment sur ses réflexions antérieures sur le travail au service du bien commun, du peuple russe, etc. Il en résulte une plus grande efficacité dans le travail concret grâce à un abandon des réflexions sur le but.

Depuis qu’il était marié et vivait sans se poser autant de questions, son travail ne lui procurait plus vraiment de plaisir, mais il était convaincu de devoir le faire, et constatait qu’il avançait mieux qu’avant et s’agrandissait. (p. 1165)

Lors de ses visites dans la capitale, Lévine est toujours frappé par la vacuité des Hommes qui s’exprime jusqu’au bout des ongles.

« Pour moi c’est insupportable », répondit Lévine. « Mets-toi à ma place et essaie de considérer cela du point de vue d’un habitant de la campagne. Chez moi, on fait tout pour conserver nos mains dans un état nous permettant de travailler correctement. C’est pourquoi on coupe nos ongles court et retrousse parfois nos manches. Mais ici, les gens font exprès de se laisser pousser les ongles pour qu’ils soient aussi longs que possible, et portent des boutons de manchette gros comme des soucoupes. Et tout cela pour que leurs mains ne puissent plus servir à quoi que ce soit. »

« À la campagne, on se rassasie le plus vite possible afin de retourner travailler, et là, nous sommes en train de manger le plus lentement possible sans nous rassasier ; pour cela, nous mangeons des huîtres… » (p. 58)

Alors qu’il n’est encore qu’un prétendant pour Kitty, Lévine divise les parents de la jeune fille. La querelle est éloquente car permet de montrer deux systèmes de valeurs antagonistes. D’une part, la mère a plus d’ambition pour sa fille que ce petit propriétaire terrien trop vieux et sans envergure, et voit en Vronki un meilleur parti. Ainsi, poursuit le narrateur omniscient, elle ne le comprend pas et préfère l’éclat du jeune officier. Elle n’apprécie pas les jugements cassants – à l’instar des deux extraits cités plus haut – et la maladresse de Lévine en société. Qu’un tel comportement devienne critère de jugement de valeur d’une personne est déjà très éloquent, mais ce n’est pas tout. Au-delà du côté rustre de cet homme qui mène « une vie non civilisée à la campagne où il n’est en contact qu’avec le bétail et des paysans » (p.69), ce qui lui déplaît le plus est la passivité – comprenez le respect ! – de Lévine. En effet, il gravite autour de sa famille sans agir, comme s’il craignait d’entacher l’honneur de celle-ci par une demande en mariage. Bref, il n’est pas assez entreprenant et sa prudence ou timidité a valeur de lâcheté aux yeux de cette femme.

Misogynie ordinaire des auteurs classiques du XIXe

Évidemment, #notallmen. Pour la démonstration de la misandrie d’un roman du XIXe, c’est par ici. Mais le point de vue de la princesse que je viens de développer donne l’occasion à l’auteur de nous infliger de bons vieux clichés sur les femmes. On y a droit dans tous les grands romans : elles sont superficielles. Car le jugement porté par la mère de Kitty sur le bon Lévine résonne comme typiquement féminin. C’est bien connu : les femmes méprisent les hommes respectueux, ces bouffons. 143 ans plus tard, certains hommes se complaisent dans leur haine des femmes et creusent toujours ce sillon avec leur fameux « nice guy », cet homme imaginaire maladroit mais gentil que ces pestes rejettent au profit du beau connard. Sans compter cette pépite à la même page :

La princesse, au contraire, déclara, avec cette habitude propre aux femmes qui consiste à éviter un sujet,

Superficielles et perfides donc…

Parlons de l’essentiel, car la mère de Kitty est un personnage plus que secondaire. L’héroïne éponyme du roman se suicide à la fin. Soit. Tolstoï se serait inspiré d’un fait divers : la maîtresse de son voisin se serait elle aussi jetée sous un train. Soit. Le problème est que grâce aux débats féministes de ces dernières années, je me suis rendue compte que c’était le sort réservé par de nombreux auteurs à leur héroïnes. Pour les punir de leur démesure, ils les tuent, de préférence via leurs propres mains de femmes repenties. De l’amour de Phèdre pour son beau-fils à la passion adultère d’Anna Karénine en passant par celle d’Emma Bovary, toutes se devaient de punir leur propre immoralité. Une femme n’a le choix qu’entre la servitude et la mort. Tout désir de liberté se voit avorté par la plume d’hommes illustres, comme si leur propre servitude intellectuelle – malgré leur génie/talent/travail incontestable ! – devait se projeter chez des personnages féminins, dont la liberté les insupportent trop pour les laisser en vie. N’oublions pas que la misogynie en dit toujours plus sur le misogyne que sur les femmes sur lesquelles il s’acharne.

Misères et misères de la noblesse russe

Au milieu de toutes ces histoires d’adultère – et oui, n’oublions pas le frère d’Anna – Tolstoï n’est pas tendre avec la noblesse russe. Nous avons vu précédemment que le personnage de Lévine permettait de critiquer celle-ci, mais il n’en constitue pas l’unique occasion. Ainsi l’attitude d’Alexis Karénine surprend. Sa femme lui ayant avoué sa passion pour Vronski, il pardonne à condition de sauver les apparences. Qu’elle en aime un autre n’est pas le cœur du problème, il en va uniquement de sa réputation. Or la morale dominante dans son milieu est inversée : le cocu ne mérite ni compassion, ni soutien. Bien au contraire.

Il sentait qu’il ne pouvait plus supporter le mépris et l’humiliation qu’on lui infligeait de toutes part ;

Il sentait qu’il ne pouvait se débarrasser de la haine des autres, car cette haine ne venait pas du fait qu’il était une mauvaise personne, il aurait alors pu s’efforcer de devenir meilleur, mais du fait qu’il était malheureux, et ce de manière ignominieuse et répugnante.

Il sentait que les autres l’anéantiraient comme des chiens mordraient jusqu’à la mort un autre chien déchiqueté par ses blessures et gémissant de douleur. (p. 753)

Pire, lorsqu’Anna et Vronski reviennent en Russie après leur intermède de bonheur à l’étranger, ils vivent certes en marge de la bonne société, mais suscitent à la fois la désapprobation et l’admiration chez celle-ci. Son regard est ainsi bien plus cruel vis-à-vis d’Alexis, la victime.

Le suicide de l’héroïne n’a rien à voir avec une éventuelle réprobation de la noblesse russe, le couple étant parvenu à recréer une micro-société fort agréable, mais provient de la culpabilité d’Anna. C’est bien ce sentiment qui ronge la jeune femme et la poussera, privée de son fils et peu aimante vis-à-vis de sa fille en commun avec Vronski, à créer des tensions de plus en plus éclatantes au sein de son couple. Une folie même, qui se terminera comme vous le savez.

NB : Tous les passages du roman sont des traductions personnelles de l’allemand.

Eugène Onéguine, Alexandre Pouchkine

Depuis Le Maître et Marguerite, la folie russe me manquait. Bien sûr, Eugène Onéguine est sans commune mesure avec le baroque et le rythme effréné de ce chef d’œuvre du XIXe siècle. Toutefois, ce roman en vers – une forme nouvelle pour moi – charme par la beauté de sa langue, intrigue par les destins des deux personnages principaux, et surprend par son narrateur.

Sans le savoir au préalable – car la rédaction de cet article a beaucoup traîné – la publication tombe en plein dans la triste actualité française. En effet, il est de notoriété publique que feu Jacques Chirac a traduit ce classique pendant ses études.

 

Résumé

Ce roman composé en tétramètre iambique composé entre 1823 et 1830 raconte l’histoire du jeune Onéguine du point de vue de l’auteur fictif, un narrateur ami du héros qui ne manque pas d’interpeller le lecteur de temps à autre.

Jeune dandy de Saint-Pétersbourg, Eugène Onéguine est un orphelin dont le père, pourtant issu de la noblesse, a dilapidé sa fortune dans les bals et autres divertissements. Lui-même vit la nuit, entre soirées mondaines et conquêtes féminines. Il a autant d’esprit que de charmes extérieurs, mais son succès auprès des femmes et plus généralement cette existence de faux-semblants nocturnes l’ennuient profondément.

Le hasard lui donne l’occasion de quitter ces vanités à la mort de son oncle. Unique héritier, il se retire en province dans le domaine du défunt. Il se déleste alors de la gestion des terres en affermant celles-ci à ses serfs, et occupe ses journées à lire, se promener, dessiner, boire du champagne et surtout à éviter tout contact avec le voisinage.

Mais la rencontre avec le poète Vladimir Lensky, un jeune homme sincère et romantique, met fin à cette vie solitaire. Les deux hommes deviennent rapidement inséparables, et le poète introduit son compagnon cynique dans la maison des Larine. Tandis que Olga, la promise de Lensky, possède un tempérament plutôt superficiel et joyeux,  sa sœur cadette Tatiana est une jeune femme rêveuse et romantique. Lectrice passionnée de Lord Byron, comme de nombreuses jeunes femmes à cette époque, elle voit son âme sœur en ce dandy arrivé tout droit de la métropole. Mais lorsqu’elle lui déclare sa flamme dans une missive, Onéguine l’éconduit froidement.

L’amitié en apparence solide qui unit Lensky et Onéguine bascule pendant une fête organisée chez les Larine. Le poète ayant insisté pour que son ami l’accompagne, Onéguine se gorge d’amertume lors de cette soirée dont le caractère factice qui lui rappelle les nuits pétersbourgeoises. Il se venge en accaparant la volage Olga. Lensky provoque alors le traître en duel…et perd. Sans surprise, Olga ne se laisse pas envahir par le désespoir et épouse un bon parti peu de temps après sa mort. De son côté, Onéguine est rongé par la culpabilité et quitte son domaine, tandis que Tatiana visite régulièrement cette maison pour lire les livres de l’être aimé et tenter ainsi de percer le mystère.

Sa mère décide alors de couper court à ce chagrin en l’emmenant à Moscou dans le but de lui trouver un mari. Et c’est justement au bras d’un général fort respectable – et âgé – qu’Onéguine retrouve Tatiana lors d’une réception. Alors que la jeune femme reste impassible, il est instantanément troublé et fait tout pour la reconquérir, allant des lettres enflammées à l’entrevue finale en tête à tête. En larmes, Tatiana lui apprend qu’elle l’aime toujours et que sa vie « pure » et romantique à la campagne lui manque. Cependant, au même titre qu’Onéguine l’avait jadis repoussée en lui clamant son rejet du mariage, la jeune mariée affirme son attachement à ces valeurs et donc sa fidélité à son mari.

Une œuvre majeure du point de vue de la langue      

Aussi surprenant que cela puisse paraître, Pouchkine fixe – au XIXe siècle seulement ! – le russe littéraire. Au moment où il écrit Eugène Onéguine, le français est la langue administrative et scientifique de la Russie en plus de régner à l’oral comme à l’écrit parmi la noblesse. Dans la lettre que Tatiana adresse à Onéguine, on constate ainsi que les enfants bien nés reçoivent leur instruction dans la langue de Molière. Il en va de même pour Pouchkine qui a appris uniquement le russe au contact de sa nourrice, avant de le perfectionner dans la campagne profonde pendant ses années d’exil.

Au-delà de l’originalité de l’angle de ce roman en vers, avec ce narrateur-poète qui nous semble fait de chair et d’os grâce à sa fréquentation du héros et ses interventions parfois moqueuses, le lyrisme d’Eugène Onéguine apportait un ton inédit à cette époque. Pouchkine débarrasse la langue de ses archaïsmes et la révolutionne dans cette œuvre, créant ainsi le russe littéraire dans lequel les grands romans du XIXe siècle seront écrits.

On peut également noter que les commentaires récurrents – tantôt lyriques, tantôt sarcastiques – du narrateur calquent la forme sur le fond et rend cette œuvre unique. Or elle le restera malgré la brèche qu’elle ouvre pour les pavés en prose à venir, car la beauté des vers et la fluidité de l’ensemble du roman ne seront jamais égalées.

 

Le roman réaliste poétique par excellence

Le rôle fondamental dans l’histoire de la littérature russe de ce roman divisé en huit chapitres s’explique non seulement par cette poésie sublime, mais aussi par un réalisme inédit jusque-là. Chaque personnage évoque – dans sa résonnance avec un milieu social – un double que l’on peut facilement retrouver dans la Russie contemporaine.

Ainsi le héros éponyme incarne un dandy cynique, mais aussi un héros romantique et solitaire qui se retire des mondanités auxquelles il s’est pourtant adonné avec fougue. Le manque de prise de conscience des conséquences de ses agissements – et la culpabilité le contrebalance à peine – n’est autre qu’un miroir du déni de la responsabilité individuelle par le régime tsariste. Sur le plan sociétal, Onéguine représente la jeune noblesse oisive et narcissique au point de mépriser les sentiments de la pauvre Tatiana et les conventions comme le mariage et la famille, ou encore les festivités lors de cette soirée annonciatrice du duel. Il considère le monde qui l’entoure avec sarcasme, expression d’une incapacité à éprouver de l’empathie.

Par ailleurs, la fin nous épargne le drame en nous plongeant dans un réalisme « parfait ». Il est peu probable qu’une jeune femme – dont la fougue peut être mise sur le compte de sa jeunesse et de ses lectures – attachée aux valeurs traditionnelles meurt d’amour suite à un rejet. Sa résignation à la fidélité et son respect du mariage en font une héroïne tout à fait crédible. De la même manière, la blessure égotique d’Onéguine ne saurait expliquer un suicide à la Werther. À noter que dans son célèbre opéra, Tchaïkovski se détache complètement de ce réalisme pour se concentrer sur le lyrisme de l’œuvre et faire de son héros avant tout un romantique hanté par la culpabilité et le remords.

Le Maître et Marguerite, Mikhaïl Boulgakov

Du lourd. Du très lourd pour ma deuxième lecture Book Club de l’année, j’ai nommé Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov, le grand chef d’œuvre fantastico-politico-comique russe du XXe siècle. Long, complexe, avec foisonnement de personnages et imbrication d’intrigues, la chronique d’un tel monstre littéraire est ardue et le risque d’interprétations contradictoires ou d’extrapolation me guette. Le tout avec un souci de concision pour une œuvre de 576 pages.

Les nombreuses participantes russes ou d’origine russe pour cette session du Book Club m’ont fait comprendre bien des choses. Des éléments qui ne sont que vieux souvenirs d’école pour nous deviennent presque intuitifs – du moins évidents – pour ces jeunes femmes, même sans avoir connu l’Union soviétique.

Première partie

Moscou, fin d’après-midi au parc de l’Étang du Patriarche. Mikhaïl Alexandrovitch Berlioz, rédacteur en chef d’une revue littéraire influente et président du Massolit, association d’écrivains, s’entretient sur l’existence de Dieu avec le jeune poète Ivan Biezdomny. Un étranger très distingué du nom de W se mêle à la discussion. Il leur explique que non seulement Jésus a existé, mais qu’en plus de cela il était présent lors de son exécution. Le lecteur est ainsi plongé près de deux millénaires plus tôt, à l’époque de Jésus, de sa rencontre avec Ponce-Pilate jusqu’à sa longue agonie sur la croix avant la résurrection. Ce mouvement de va-et-vient d’un chapitre à l’autre entre le présent à Moscou et le temps de Jésus se poursuit tout au long du roman.

Pour leur prouver l’existence du diable, le professeur Woland prédit à Berlioz une mort par décapitation le soir-même. Quelques heures plus tard, l’homme de lettres se fait renverser par un tramway et Ivan Biezdomny voit sa tête rouler sur le quai. Il tente alors en vain d’arrêter Woland, désormais accompagné de l’excentrique Fagot et du pernicieux chat noir râleur Béhémoth. Le jeune poète parcourt la ville à la poursuite du diable et finit par se faire arrêter vêtu d’un caleçon et d’une chemise déchirée devant la maison Griboïedov, restaurant où se retrouve l’élite littéraire, puis enfermer dans un hôpital psychiatrique. Il y restera jusqu’à la fin du roman puisqu’il n’en démord pas : Berlioz a été tué par le diable.

Pendant toute cette première partie, le petit groupe, auquel s’ajoute le tueur roux Azazello, va faire disparaître un à un les membres du prestigieux milieu artistique moscovite. D’abord en s’installant dans le maudit appartement 50 où vivait Berlioz, puis lors d’un spectacle de magie noire. Parmi les victimes de la clique infernale, on peut citer :

  • Stepan Likhodieïev Bossoï, directeur du Théâtre des Variétés qui partageait l’appartement 50 avec Berlioz. Il perd connaissance et se retrouve à Yalta.
  • Nicanor Ivanovitch Bossoï, président de l’association des locataires. Il se retrouve face à une horde de moscovites souhaitant habiter l’appartement de Berlioz dont le cadavre est à peine froid. Il se rend sur les lieux et y trouve Koroviev (Fagot), ami de Woland. Il déclare que Woland est prêt à payer le prix fort pour vivre ici le temps de ses représentations de magie noire et remet à Nicanor deux invitations au spectacle ainsi qu’une liasse de billets. Mais une fois ce dernier rentré chez lui, Koroviev téléphone à la milice pour l’accuser de trafic de devises étrangères, indiquant même l’endroit où elles se cachent. L’innocent est arrêté.
  • Varienouka, employé Théâtre des Variétés, se fait tabasser par Azazello alors qu’il s’apprêtait à envoyer de l’argent à Stepan Likhodieïev pour financer son retour de Yalta. Une fille nue rousse le rejoint, c’est la sorcière Hella.
  • Bengalski, présentateur de la séance de magie noire au Théâtre des Variétés, se fait arracher la tête par Béhémoth. Celle-ci est ensuite reposée sur le corps du pauvre homme après que le public lui a pardonné ses faux-pas dans la présentation.
  • Arcadi Apollonovitch Simpleïaro, président de la Commission pour l’acoustique des théâtres de Moscou, hurle dans la salle que les tours doivent être dévoilés. Koroviev dévoile alors autre chose : ses infidélités et le nom de sa maîtresse. Il s’ensuit une double scène de ménage assez comique : de la part de sa femme, puis de sa nièce qui comprend, avec la révélation du nom de la maîtresse de son oncle, pourquoi elle n’a pas eu un rôle très convoité.
  • Stepanovitch, comptable du Théâtre des Variétés, se rend à la banque pour déposer les recettes de la fameuse soirée. Les chauffeurs de taxi n’acceptent aucun billet de 10 roubles car ils disparaissent, et Stepanovitch se fait arrêter à la banque car les roubles se sont transformés en devises étrangères.
  • Maximilien Andreïevitch Poplavski, l’oncle de Kiev de Berlioz, qui revient pour l’enterrement de son neveu, mais surtout pour sauter sur l’occasion immobilière. Menacé par la petite bande, il prend le premier train pour Kiev.

Une nuit, Ivan fait la connaissance du Maître qui rentre dans sa chambre par la fenêtre après avoir volé un trousseau de clés. Les deux hommes sont enfermés pour la même raison : Ponce-Pilate. Le lecteur comprend alors que les chapitres sur l’exécution de Jésus distillés jusque-là sont en fait des extraits du roman du Maître. Celui-ci raconte à Ivan la genèse de l’écriture. Alors qu’il vivait dans un petit appartement près de l’Arbat, il a fait la rencontre d’une femme mariée qui est devenue son grand amour. Marguerite l’encourageait chaque nuit dans l’écriture de son roman sur Ponce Pilate, le relisait sans cesse et, impressionnée, a rebaptisé son auteur « Maître ». Le manuscrit achevé, le Maître l’a présenté à un éditeur qui a refusé de prendre cette plaisanterie au sérieux. Les critiques ont repris des extraits dans la presse et se sont déchaînés, prévenant les lecteurs de l’éventuelle publication à venir d’un livre scandaleux sur Jésus. Le Maître a alors sombré dans une peur constante et dans un accès de désespoir, a brûlé son manuscrit dont Marguerite n’est parvenu qu’à sauver quelques feuillets. Elle aussi est tombée malade, et partie pour la mer Noire avec les dernières économies que son amant lui a laissées.

Deuxième partie

Dans cette partie plus lumineuse que la première, essentiellement kafkaïenne et brutale, Marguerite apparaît et joue un rôle prépondérant. Le temps a passé, mais une nuit, Marguerite rêve du Maître et reprend espoir en leur amour. Le lendemain, assise sur un banc dans un parc, le cortège funèbre de Berlioz passe sous ses yeux et Azazello l’aborde. Il lui remet un pot de crème dont elle devra s’enduire le corps le soir-même. Elle s’exécute une fois rentrée chez elle, perd dix ans sous l’effet du produit, et enjambe son balai pour survoler Moscou. Dans une scène mémorable, elle en profite pour se rendre dans l’appartement du critique Latounski, détruire ces lieux où il ne se trouve pas et même y provoquer un bon dégât des eaux. Avant de repartir, la gentille sorcière fait une halte pour rassurer un petit garçon de l’immeuble effrayé par les conséquences.

Au petit jour, Azazello l’emmène à l’appartement 50 où elle fait la connaissance de Fagot, puis de Béhémoth et Woland. On lui explique son rôle pendant le bal de Satan qui se tiendra la nuit même : elle sera en quelque sorte la maîtresse de cérémonie et devra saluer tous les invités de la même manière. Marguerite s’exécute et, tandis que Fagot reste à ses côtés pour lui présenter chacun d’entre eux, le flot d’invités l’épuise. Toutes les victimes de Satan sont présentes à ce bal interminable : de la tête de Berlioz avec laquelle s’entretien Woland au baron Meigel, faux guide de la Commission des spectacles chargé de faire visiter la ville à des étrangers et vrai espion. Il est tué lors du bal par Abadonna, un tueur aveugle engagé pour l’occasion. Il est toujours minuit.

Après cet épisode emblématique du roman, il est toujours minuit et Marguerite est retenue par le gang démoniaque à l’appartement 50. Woland lui accorde deux vœux, parmi lesquels la réapparition du Maître et un retour à une vie commune dans leur petit appartement. Le dénouement s’accélère aussi avec un certificat accordé à Nicanor Ivanovitch Bossoï pour l’innocenter. Varienouka veut quant à lui être libéré de la troupe infernale. Son vœu est également exaucé.

Dans une sorte d’épilogue aux disparitions domino de la première partie, tous les personnages du Théâtre des Variétés sont cités et leur situation s’arrange. Pour marquer ce retour à la normale, Béhémoth et Koroviev brûlent l’appartement 50, quartier général du Mal.

Mais ces deux personnages s’adonnent à quelques ultimes aventures avant de disparaître. Ainsi Béhémoth mange sans payer dans une épicerie, ce qui met un joyeux foutoir, avant de se rentre à Griboïedov avec son acolyte pour y mettre le feu.

Alors que, juchés sur une terrasse donnant sur toute la ville, Azazello et Woland constatent que le quartier général de la dictature des lettres est en flamme, les deux responsables les rejoignent et expliquent que c’était plus fort qu’eux. Mais Woland les congédie, leur mission à Moscou est terminée.

Azazello  quant à lui se rend chez le couple éponyme du roman. Tous les trois partent sur des chevaux après avoir fait leurs adieux à la ville. Woland les emmène sur la colline des moineaux, et tandis que Koroviev, Béhémoth et Azazello reprennent leur apparence d’origine – c’est la fin – Woland montre aux deux amants le Yeshoua souffrant sur la croix. Le Maître le libère, et par là se libère lui-même en tant qu’écrivain.

Critique de l’élite artistique (et) du régime

Je pense ne pas tomber dans l’extrapolation et trouver du sens là où il n’y en as pas forcément si j’affirme que Le Maître et Marguerite constitue une dénonciation du milieu littéraire moscovite, sinon une vengeance littéraire. En bon valet du régime soviétique, Berlioz est un athée convaincu et par sa décapitation, Satan alias Woland frappe fort en éliminant littéralement la tête de cette élite. Bulgakov écorche ce petit milieu d’artistes estampillés pro régime, avec leur restaurant, le meilleur de Moscou. Le portier se fait même tuer pour avoir laissé entrer Ivan Biezdomny en caleçon. Et lorsque cette partie émergée et prestigieuse de la nomenklatura attend son chef sans savoir qu’il vient de mourir, le Massolit critique celui-ci avant de déplorer l’attribution de villas aux généraux, et non à eux.

Les privilèges sont légion et ne font qu’alimenter la cupidité de ces nantis. Le vice de l’élite moscovite est ainsi illustré lorsque la bande infernale fait tomber des billets puis offre aux dames un petit tour de shopping gratuit lors de sa séance de magie noire au Théâtre des Variétés. Le tout dessine un gouffre par rapport au sort misérable de l’écrivain dissident incarné par le Maître, que le lecteur découvre seulement dans la deuxième partie, après avoir assisté aux disparitions en série de différents membres de ce milieu. La métaphore du théâtre n’est d’ailleurs pas anodine puisqu’on parle bien de « scène » littéraire et artistique. Alors autant secouer ce petit monde sur une vraie scène et dans la plus grande théâtralité, laquelle perdure jusqu’à la fin et explique les nombreuses représentations de ce roman.

Au-delà de la critique de ce milieu détestable, certains aspects du régime lui-même apparaissent en filigrane. Ainsi, cette fameuse ambiance kafkaïenne de la première partie n’est pas sans rappeler les disparitions inexpliquées propres aux régimes totalitaires. Le voisin ? Au goulag. Du jour au lendemain. Lorsque Woland exécute le vœu de Marguerite de retourner avec le Maître dans le sous-sol de la petite rue près de l’Arbat, le locataire qui occupe les lieux depuis atterrit avec un couvre-chef et une valise à la main. Il en ressort que sous la terreur soviétique, chacun avait toujours une valise de prête avec ses effets personnels essentiels en cas d’arrestation.

Autre exemple, la politique du logement sous l’Union soviétique était tellement contraignante que la population pratiquait massivement l’échange d’appartement, une pratique en réalité complexe car impliquant plusieurs foyers. Ces règles expliquent la promptitude de l’oncle de Kiev à se rendre aux funérailles de son neveu, comprendre…à récupérer un appartement à Moscou.

À noter également l’omniprésence de la dénonciation à la milice – ex : coup de fil de Koroviev concernant le trafic de devises de Nicanor – mais aussi la peur et le soupçon de l’étranger. La possession de devises étrangères conduit immédiatement à une arrestation et le diable se présente d’abord comme un étranger, ce qui éveille la plus grande méfiance chez ses deux interlocuteurs. De la même manière, Marguerite refuse d’abord de parler à Koroviev lors de leur rencontre en affirmant « ne pas parler aux étrangers ». Dans une dictature par définition repliée sur elle-même, tout ce qui vient de l’extérieur de ses frontières est hautement suspect. Car la figure de l’espion n’est jamais très loin, à l’instar du baron Meigel dont l’exécution pendant le bal est particulièrement sanglante et pour ainsi dire exemplaire.

Un roman fantastique qui s’articule autour d’une mise en abyme

Mais si Boulgakov critique le régime soviétique, et surtout décime son élite littéraire dans son roman, c’est évidemment parce qu’il a été le Maître. L’écriture de son chef d’œuvre s’étant étalée sur plus de dix ans, on peut dire qu’il a été en proie à des tourments comparables à ceux de son personnage. À noter aussi que le roman a été achevé par la femme de Boulgakov après sa mort, à l’instar de Marguerite et de son rôle fondamental dans l’écriture du manuscrit de son amant. Victime de censure à la publication du Maître et Marguerite, Bulgakov avait sans doute des comptes à régler, comme le montre le court passage où Marguerite plante ses ongles dans le visage d’Aloisius Mogarytch, le nouveau locataire de l’appartement du Maître et journaliste qui avait signalé le Maître pour possession de littérature illégale – comprenons « religieuse ». Ainsi l’édition du roman actuellement disponible en Russie date de…1989.

Le Maître et Marguerite est une transposition du mythe de Faust dans le Moscou des années 30. L’écrivain fait un pacte avec le diable pour se délivrer des souffrances de l’écriture. Ici, le Maître et donc la genèse de l’histoire de Ponce-Pilate – laquelle apparaît dès le début du roman – ne sont révélés que très tardivement dans le récit. Et avant cette révélation et toute la deuxième partie axée sur le Maître et Marguerite, une ambiance kafkaïenne règne sur Moscou. Frappés par la troupe de Satan sans le savoir, les individus ne comprennent rien à ce qui leur arrive. Ainsi Sephan téléphone à Rimski de chez lui à 11 :20 et lui envoie un télégramme de Yalta dix minutes plus tard, les billets de roubles volent dans la salle du Théâtre des Variétés avant de disparaître. Les nombreux personnages sont confrontés à des situations, en l’occurrence des disparitions, que la raison ne peut expliquer. D’où la métaphore de la magie noire servie sur un plateau sur la scène du Théâtre des Variétés. Or les citoyens soviétiques ont vécu ces disparitions soudaines pendant le régime communiste. Elles étaient parfaitement explicables et rationnelles dans un système dictatorial, mais leur soudaineté reste la même pour ses victimes. Ici, elles font partie d’un plan certes pensé par Woland – voir à la toute fin lorsqu’il remercie Béhémoth et Koroviev – mais qui n’en rend pas moins les hommes complètement fous devant l’arbitraire et l’inextricable apparents, tout comme les disparitions de citoyens soviétiques étaient l’œuvre d’un régime à la fois diabolique et athée.

Le fantastique de l’action à Moscou est souligné par un style léger, voire burlesque, et de nombreux dialogues. Soit l’opposé de la narration du récit parallèle qui se déroule à Jérusalem, plus grave, classique et sentencieux. Le malheur et la culpabilité pèsent à la lecture, tandis que les exécutions des moscovites amusent, surprennent tout au plus, mais ne sauraient angoisser le lecteur. En revanche, l’irréel de la mission de Woland et de sa troupe est traversé par des questions très concrètes et morales : l’écrivain contestataire incarné par le Maître se pose la question du bien et du mal, de l’injustice, tout comme le personnage de Ponce-Pilate, le double qu’il a lui-même créé. Tous deux sont tourmentés par la mort de Jésus et l’injustice qu’elle représente. Le procurateur romain se sent coupable jusqu’au bout de la mort de Yeshoua, mais une forme de rédemption semble possible grâce au meurtre de l’homme soupçonné d’avoir dénoncé le martyre. De la même manière, le Maître trouve sa rédemption et réussit à terminer son œuvre sans tourments après avoir conclu un pacte avec le diable.

Or on peut résoudre le paradoxe faustien – la rédemption par le diable – si on regarde ce personnage de Woland de plus près. Comme le dit bien Mick Jagger dans Sympathy for the Devil, on est loin des représentations répugnantes de monstre à queue : « I’m a man of wealth and taste ». Ivan et Berlioz sont effectivement rejoint par un homme cultivé et très élégant, ce qui brouille déjà les pistes quant à l’incarnation du mal. L’épitaphe tirée du Faust de Goethe annonce déjà la fin heureuse pour l’écrivain : « Je suis celui qui veut éternellement le mal mais toujours fait le bien ». Dans une théâtralité fantastique, il chamboule avec l’humour de l’absurde – notamment par le biais de Fagot et Béhémoth – la société moscovite engluée dans ses calculs et sa rationalité. Et puis comment ressentir la moindre compassion pour les personnages qu’il malmène ? D’autant plus que seules l’autorité – la tête de Berlioz – et la trahison – le baron Meigel et l’ennemi de Jésus – sont effectivement exécutées.

Lolita, Vladimir Nabokov

Comment s’attaquer à un monument tel que Lolita ? Comment aborder un livre unanimement considéré comme un grand chef d’œuvre de la littérature du XXe siècle ? Sans doute en étant le plus sincère possible, même si cela ne suffit pas, et en refusant de se laisser intimider par le sulfureux qui entoure un livre et précède la découverte. Se concentrer sur l’œuvre et l’œuvre seule. Prendre des notes pendant la lecture pour ne rien perdre du récit.

Résumé

Le narrateur est un esthète qui n’a d’yeux que pour les nymphettes, des petites filles pré-pubères. Et quand Humbert Humbert l’Européen s’installe en Amérique pour gérer la fortune héritée de son défunt oncle, il tombe immédiatement amoureux de Lolita, la fille de sa logeuse. Or l’attirance est mutuelle. S’en suit un plan parfaitement orchestré et poussé par le précieux Mac Fatum, comprenez le hasard : notre esthète épouse la mère de celle qu’il aime, sa femme meurt dans un accident inespéré et il réussit à obtenir la garde de Lolita en se faisant passer pour son père. Le couple à la double identité part dans un road-trip à travers les États-Unis et alterne rapports sexuels et excursions touristiques entre deux disputes dans la voiture.

Après un bref retour à la sédentarité pour la scolarisation de la petite orpheline, le duo repart sur la route et les peurs de Humbert Humbert, que l’on image n’être que paranoïa puisant sa source dans la jalousie, s’avèrent justifiées : Lolita tombe malade et parvient à s’échapper lors de son séjour à l’hôpital. Le désespoir causé par la privation de l’être aimé ne fait qu’aggraver la folie du père-amant. Assoiffé de vengeance, il cherche pendant des années le responsable de la libération pourtant inévitable. Le « coupable » n’est autre que Clare Quilty, un double encore plus lubrique que le narrateur et avec lequel il a pourtant échangé lors de sa premiere nuit à l’hôtel avant la grande traversée de l’Amérique. Lorsqu’il finit par l’identifier, Humbert Humbert met non sans difficulté son plan à exécution et le tue par balle. Aucun suspense puisque le lecteur connaît le dénouement depuis le début du récit. Il sait que la voix narratrice écrit depuis sa cellule. Lolita ou l’histoire d’un assassin.

Un roman poussiéreux

Définition et tolérance plus restreintes de la pédophilie

Écrire, c’est faire la promesse de la sincérité. Il en va de même pour un blog, or la chose est d’autant plus aisée que ledit blog est plutôt « confidentiel ». Je respire donc un bon coup et assume : Lolita a mal vieilli. Un comble pour une séduisante nymphette. Commençons par l’aspect le moins important de mon propos : le thème. Tandis que les acteurs et autres hommes politiques riches et célèbres s’affichent toujours sans complexe au bras de jeunes femmes à peine majeures, l’imagerie pédophile commence à être dénoncée. C’est le cas de l’hyper sexualisation des pré-adolescentes dans les publicités – notamment dans la mode – et même de ces unions parfaitement légales mais symboles de plus en plus insupportables de la culture de la pédophilie qui régit les rapports hommes-femmes « depuis la nuit des temps gnia gnia gnia ». N’oublions pas que dans l’Histoire de France, les futures reines étaient parfois forcées d’épouser les rois avant la puberté. La pédophilie fait partie de nos culture et Histoire ; pourtant ces pratiques sont aujourd’hui à l’unanimité reconnues comme inacceptables, et ce jusque dans la loi. Rappelons-nous le récent débat sur l’âge légal du consentement sexuel. Mais encore une fois, là n’est pas l’essentiel.

Un point de vue narratif trop « en bloc », à la fois cynique et victimaire

Malgré mon dégoût à la lecture de certaines scènes, comme celle l’empoisonnement de Lolita pour mieux profiter d’elle pendant leur première nuit à l’hôtel, je ne porte aucun jugement moral sur l’ensemble du livre. Il ne s’agit pas de dire « C’est moche. C’est trop choquant. Je n’aime pas », mais de démontrer en quoi ce roman pourtant qualifié de chef d’œuvre par les spécialistes de la littérature n’a pas résisté à l’épreuve du temps. Cela arrive. Le nom de certains auteurs à succès du XIXe siècle ne nous dirait plus rien aujourd’hui. Ce n’est pas le cas de Lolita, toujours considéré comme un grand classique, mais les œuvres vieillissent parfois et l’appréciation – d’un point de vue strictement littéraire – de celles-ci évoluent avec les époques qu’elles traversent. Peut-être la nôtre a-t-elle trop vu passer et subi le cynisme pour ne pas être exaspérée par le ton du narrateur. Cette prétention à s’auto-proclamer poète victime de son amour fou et non simple pervers, ce désir assumé et sans la moindre once de culpabilité…Et si nous ne supportions plus cela ? Refusée par de la plupart des éditeurs et objet de scandale à sa sortie, il n’en est rien aujourd’hui. On a vu bien pire dans l’art. Et heureusement ! Mais il y a un mais…Notre société est certes plus habituée à la transgression dans l’art, mais c’est justement parce qu’elle en au vu d’autres qu’elle a re-vu à la hausse ses exigences en matière de traitement de l’immoral. Donc le cynisme absolu ne passe plus. Trop simple. Trop peu vecteur d’identification et d’empathie.

Un style…poussiéreux

Et enfin, le plus important. Le grand responsable de mon honteux déboulonnage de statue : le style. Terriblement poussiéreux, il n’a rien à voir avec une syntaxe complexe à la Proust et à laquelle je ne ferai jamais le même reproche. Des termes surannés apparaissent régulièrement, et même si j’adore enrichir mon vocabulaire en lisant des classiques, l’accumulation de mots plus vieillots que savants est fort désagréable. Bien évidemment, la différence est minime entre le style et ce que j’ai appelé le ton adopté par le narrateur. C’est donc ce mélange de cynisme sans nuance et de vocabulaire dépassé qui m’a laissé une forte impression générale de fadeur. Paradoxalement, compte tenu de l’intrigue extraordinaire.