Une fois n’est pas coutume, j’ai détesté ce classique russe. Nous sommes bien loin de mes chroniques dithyrambiques sur d’autres monstres slaves, comme Le Maître et Marguerite de Boulgakov, ou encore Anna Karénine de Tolstoï. Bienvenue dans l’ennui et l’incompréhension. Oblomov, c’est un personnage qui représente une noblesse russe totalement oisive et fatiguée par son apathie. Il ne se passe rien, et on n’en apprend pas plus sur la condition humaine. Contrairement à Madame Bovary qui prouve que l’on peut écrire un roman palpitant sur l’ennui, Oblomov, avec son personnage éponyme mentalement fort agité, fait tomber les paupières du lecteur.
Sans doute n’ai-je pas saisi le message, à l’instar de ma lecture de Lolita de Vladimir Nabokov, puisque Tolstoï et Dostoïevski y voient une œuvre capitale à sa parution en 1859. Je vais donc faire de mon mieux pour l’aborder. À noter que je me suis appuyé sur l’article Wikipedia en allemand pour l’écriture de mon résumé car, pour ne rien vous cacher, j’ai quasiment tout oublié de ce roman.
Résumé de l’intrigue
Oblomov est un noble saint-pétersbourgeois qui vit des rentes du domaine Oblomovka, sa propriété à la campagne. Alors pourquoi décoller de son divan ? Fatigué de ne rien faire, il hurle en permanence sur Zakhar, son vieux valet tout aussi paresseux à en croire l’état de décrépitude de l’appartement que nous avons la chance de constater dès l’ouverture du roman. Même la gestion à distance d’Oblomovka lui est insurmontable. Et quand il reçoit une lettre du gestionnaire de son domaine sur l’état préoccupant de ses finances, il passe plus de temps en position allongée à se tourmenter de la réponse qu’il doit faire qu’à écrire ce courrier. En d’autres termes, la simple perspective d’une décision, sans même parler d’action, l’épuise. La lettre de réponse ne verra jamais le jour.
Puis vient son rêve interminable – une centaine de pages, si ma mémoire est bonne ! – d’une enfance champêtre certes idéalisée mais avec des éléments bien réels. Ainsi les parents d’Oblomov ne lui demandent pas le moindre effort – domestique ou scolaire – tandis que son ami Andreï Stolz*, d’origine allemande par son père, est élevé dans le culte du travail. Ce personnage antagoniste jouera un rôle central tout au long de l’intrigue. Oblomov finit par se lever après une visite de sa part et surtout, surtout, il lui présente Olga.
Ah Olga ! Va-t-elle « guérir » notre feignasse romanesque ? Quoi qu’il en soit, son apparition tire légèrement le lecteur de son ennui. Entre visites au domicile de sa tante où la jeune fille réside pour l’écouter chanter de sa voix d’ange et promenades presque quotidiennes dans un petit chemin de terre, le jeu de séduction se déploie (très) lentement. Mais le démon de la léthargie aura raison de leur amour, et de la patience d’Olga, puisque Oblomov ne cesse de repousser l’officialisation de leur union et donc leur mariage.
Incapable de mettre de l’ordre dans ses affaires – au sens propre comme, ici, au sens figuré – il est escroqué par son « ami » Tarantiev et se voit contraint d’emménager dans un autre appartement. Fidèle à ses habitudes, il continue de ne rien faire et profite de la cuisine d’Agrafia, la propriétaire des lieux et maîtresse de maison zélée. Pendant ce temps-là, ses finances se détériorent chaque jour un peu plus et Stolz, dans une ultime tentative de sauvetage, prend lui-même en main la gestion d’Oblomovka. Mais alors que son propriétaire promet de reprendre les rênes de ses affaires et de suivre son ami dans un voyage en Europe, rien ne change. Et Stolz épouse la belle Olga. Il voit clair dans le jeu de Tarantiev et Ivan Matvéevitch, frère d’Agrafia, qui s’allient pour ruiner ce pauvre Oblomov. Or celui-ci ne sortira plus jamais de sa léthargie malgré les avertissements de son véritable ami.
L’épilogue est dans la continuité de tout cela, voire encore plus triste. Stolz apprend des années plus tard qu’Oblomov a épousé sa propriétaire – un très mauvais parti – avant de sombrer et de se complaire dans la maladie, ponctuée d’un AVC mortel. Il jure de sauver ce qui peut encore l’être, à savoir le fils du défunt Andreï Ilitch – qui porte d’ailleurs son prénom – et l’élève, tandis que sa mère part travailler comme gouvernante chez son frère. Zakhar quant à lui ne sortira jamais du deuil de cet être qui était à la fois son bourreau et son unique point de repère. Le vieillard devenu aveugle est chassé du foyer et finit mendiant.
Mythe d’Oblomov et oblomovisme
Satire sociale
Comme pour Faust et Don Juan – rien que ça ! – on peut parler du mythe d’Oblomov. Dans la culture russe, il renvoie à une aristocratie oisive qui vit dans la léthargie au lieu d’œuvrer à la réalisation de projets, ce qui lui vaut une souffrance inextricable. « Mieux vaut vivre ses rêves que rêver sa vie » ; cette phrase bateau de développement personnel placardée un peu partout sur Instagram et Facebook résume pourtant le destin de notre personnage. Désolée. Je cite une telle niaiserie de bonne foi, et non dans le but de décrédibiliser un livre que je hais.
L’ « oblomovisme », néologisme inventé par Stolz dans le roman, devient dans la culture russe un phénomène social caractérisé depuis la parution d’un article du critique Nikolaï Dobrolioubov intitulé « Qu’est-ce que l’oblomoverie ? ». Dans ce papier qui contribua largement à la popularité du roman lui-même, le journaliste dénonce le servage comme principale cause de la « maladie » d’Oblomov. En effet, si un tel système garantit des revenus à toute une catégorie de la population qui n’a fait que se donner la peine de naître, pourquoi celle-ci travaillerait-elle ?
À noter que dans ce roman raconté à la troisième personne, le narrateur ne se gêne pas pour juger, moquer, condamner son personnage principal. D’où mon emploi du terme satire pour l’ensemble de l’œuvre. Il est assez bavard et enchaîne les digressions. Ainsi les parents d’Oblomov sont critiqués pour avoir trop protégé leur fils et sont donc rendus responsables de son état adulte. Mais attention, on reste dans un roman et non dans une œuvre à dimension purement politique. Le narrateur ne prétend donc pas – malgré ses jugements – détenir la vérité. C’est aussi pour bien souligner cet élément « humain » – faillible, non omniscient – du narrateur et donc distinguer sa voix de la sienne que Gontcharov révèle vers la fin du récit qu’il s’agit d’un personnage fictif. Un petit « tour » final pour ne pas affecter l’ensemble de notre lecture.
Applications dans d’autres domaines
On retrouve l’oblomovisme en sociologie, mais pas que ! Le terme de maladie évoqué plus haut n’est pas une exagération car le syndrome d’Oblomov s’applique à la psychiatrie. Il désigne un névrosé sans volonté qui souffre d’apathie, de paresse et de parasitisme. Oblomov profite tour à tour du zèle – dans ce cas relatif – de Zakhar, de Stolz et d’Agrafia. Il laisse les autres s’occuper de lui – ici Stolz prend les décisions à sa place et tente même de sauver sa fortune – alors qu’il reste en pleine possession de ses facultés morales, intellectuelles et mentales. Notre personnage éponyme n’est pas fou. Il est victime de ses privilèges et la maladie semble provenir de là. Il n’a pas de loisirs non plus – sans doute trop éprouvants pour lui.
Refuser de devenir grand
L’article en anglais de Wikipédia m’a mise sur cette piste. L’enfance d’Oblomov a été très heureuse, comme le montre son long rêve. Passage clé du roman, cette réminiscence onirique d’un Oblomovka idéal met en scène une existence parfaitement cyclique sous la douce protection maternelle. Le quotidien est fait de saisons qui s’enchaînent paisiblement, de naissances et de célébrations. Les bébés évoluent en hommes bons à marier qui ensuite reproduisent les mêmes bébés qu’ils étaient quelques années plus tôt. Les choses vont donc naturellement ; la mort constituent une fin lente et tout aussi naturelle à ce cycle.
Or le personnage du roman est si attaché à cette perfection de l’enfance que la vie d’adulte l’épuise. Il s’y soustrait entièrement et refuse les responsabilités qui la définissent ainsi que l’effort de s’adapter à une société en perpétuel mouvement. Même son désir de quitter Saint-Pétersbourg pour une vie tranquille à Oblomovka se voit transformé en contrainte puisque les finances de son domaine exigent un travail de sa part – lequel sera pris en charge par son ami besogneux.
Sa principale incursion dans la vie adulte est incarnée par Olga qui le pousse à prendre ses responsabilités par amour pour elle. Mais là encore, Oblomov abandonne aux portes du mariage et retourne à sa léthargie. Avoir des projets, se tourner vers l’avenir, tels sont les caractéristiques d’une maturité dont il est incapable de se parer, préférant se remémorer le passé ou vivre dans la facilité de l’instantané – comme le montre sa dépendance aux plaisirs gustatifs procurés par Agrafia qui le mènera à sa perte. Son refus de grandir est d’autant mieux mis en avant que Stolz, son opposé, incarne l’adulte : responsable, travailleur, capable de se projeter et de résoudre les problèmes auxquels il est confronté. À noter que cet antagonisme entre l’enfance et l’âge adulte est aussi celui de l’égoïsme et de l’altruisme. Tel un enfant, Oblomov ne pense qu’à lui et fait souffrir Olga, sans toutefois nuire volontairement aux autres car il reste un homme honnête. À l’inverse, Stolz ne fait que sauver son ami, une action qui se prolongera envers la descendance de celui-ci. Son travail et son altruisme sont toujours récompensés puisque sa fortune se porte bien et surtout…il épouse Olga ! Contrairement à Oblomov qui a grandi dans le confort du sein maternel, Stolz a été élevé par un père qui lui a inculqué l’importance de l’accomplissement dans le travail. Il est donc mu par une vision linéaire de l’existence et donc de projets à réaliser pour avancer, par opposition à la vision cyclique d’Oblomov qui induit un idéal de statu quo.
*À noter que « stolz » signifie « fier » en allemand. Le travail comme moteur de fierté ? Plausible.