Thérèse Desqueyroux, François Mauriac

Une fois n’est pas coutume, j’ai vu le film avant de lire de livre. Dans les deux cas, ce fut le plus grand des hasards : tombée sur le long-métrage de Claude Miller diffusé sur Arte sans grand intérêt malgré l’excellent jeu d’Audrey Tautou et de Gilles Lellouche, et tombée sur le bouquin quelques années plus tard dans la boîte à livres près de chez moi. Pour faire court, je dirais que c’est un classique qu’on oublie vite, même s’il subjugue par son analyse du personnage éponyme.

Résumé

Bien évidemment, nous ne sommes pas dans un thriller. Pas de suspense, tout commence par la fin. Thérèse Desqueyroux vient d’être acquittée de l’assassinat par empoisonnement de son mari. Le narrateur omniscient plonge dans les pensées de la jeune épouse pendant son trajet de retour en train de nuit et nous livre une analyse à rebours de la situation. Comment en est-elle arrivée là et quelle sera la suite auprès de son mari dans leur propriété d’Argelouse dans les Landes ?

Dans ce long monologue intérieur, Thérèse Desqueyroux prépare en effet son explication face au principal intéressé ; car oui, elle lui a bien donné ce poison en sachant qu’il était mortel. Les détails « techniques » voire « logistiques » d’ordonnance pour le traitement du malade, de médecin et de pharmacien apparaissent comme incompréhensibles et même sans importance pour le lecteur. Ce qui compte, c’est bien l’explication – n’allons pas jusqu’à parler de justification – d’un tel acte.

Un mariage pourtant assumé par une anti-héroïne romantique

Dans ce roman paru en 1927, Thérèse Desqueyroux incarne sans doute une femme comme tant d’autres à cette époque. Issue de la bourgeoisie terrienne landaise, elle se doit d’épouser un bon parti, le mariage n’ayant rien à voir avec l’amour. Cependant, le devoir de notre héroïne meurtrière qui consistait à réunir les patrimoines de deux familles était en harmonie avec une attirance sincère pour les biens de Bernard, car « elle avait toujours eu la propriété dans le sang » (p. 40). Nous avons donc là un personnage féminin aux antipodes des épouses que les auteurs classiques – des hommes, donc ! – nous servent habituellement. Contrairement à Madame Bovary par exemple, elle ne passe pas ses journées à rêver d’un idéal, le désir d’absolu n’est pas son mobile. Contrairement à Jeanne d’Une vie, elle n’est pas non plus d’une naïveté confondante. Non, cette terrienne embrasse les codes masculins et se passionne pour les affaires.

« Lorsque après les longs repas, sur la table desservie on apporte l’alcool, Thérèse était restée souvent avec les hommes, retenue par leurs propos touchant les métayers, les poteaux de mine, la gemme, la térébenthine. Les évaluations de propriétés la passionnaient. Nul doute que cette domination sur une grande étendue de forêt l’ait séduite » (p. 40)

Enfin, contrairement à Anna Karénine qui veut vivre sa passion jusqu’à en mourir, elle est habitée par un véritable sens du devoir expliqué par le narrateur un peu plus loin :

« Petite fille pratique, enfant ménagère, elle avait hâte d’avoir pris son rang, trouvé sa place définitive ; […] Jamais elle ne parut si raisonnable qu’à l’époque de ses fiançailles. […] « elle se casait » ; elle entrait dans un ordre. Elle se sauvait. » (p. 40)

À travers cette rétrospection, tout l’enjeu social de l’institution mariage se déploie : un refuge dans lequel Thérèse est entré avec détermination et soulagement. Enfin, elle était là où elle devait être. Bon sang, mais alors comment a-t-elle pu tomber dans une telle détestation de son mari ?

L’ennui mortel de l’époux avant la révolution du mariage d’amour

Le dégoût dans l’intimité

Quelques pages plus loin, le narrateur nous livre un élément de réponse grâce à un portrait cinglant de Bernard dans l’intimité.

« Bernard, ce garçon au regard désert […] Il était enfermé dans son plaisir comme ces jeunes porcs charmants qu’il est drôle de regarder à travers la grille, lorsqu’ils reniflent de bonheur dans une auge (« c’était moi, l’auge », songe Thérèse). Il avait leur air pressé, affairé, sérieux ; il était méthodique. » (p. 46)

En d’autres termes, notre héroïne ne désire absolument pas son mari et le trouve ridicule pendant l’acte.

Puis la jeune femme s’étonne de l’assurance avec laquelle son amant forcé distingue les plaisirs honteux du client de music-hall de ceux de « l’honnête homme » qu’il est. C’est bien là tout l’enjeu du mariage : le sexe perd de son obscénité aux yeux de Bernard – et à travers lui, à ceux de la société entière de l’époque – lorsqu’il est pratiqué entre époux. Or la femme n’est qu’un objet sexuel pour l’homme et non un sujet désirant. C’est ainsi que, vouée à la passivité pendant l’accomplissement du devoir conjugal, elle semble passer de la pitié à la crainte pour l’être qui s’agite sur elle.

« Pauvre Bernard – non pire qu’un autre ! Mais le désir transforme l’être qui nous approche en un monstre qui ne lui ressemble pas. […] j’ai toujours vu Bernard s’enfoncer dans le plaisir – et moi, je faisais la morte, comme si ce fou, cet épileptique, au moindre geste eût risqué de m’étrangler. » (p. 47)

Le summum du pathétique pour les deux parties est atteint juste avant la jouissance – masculine, bien évidemment ! 

« au bord de sa dernière joie, il découvrait soudain sa solitude ; le morne acharnement s’interrompait, Bernard revenait sur ses pas et me retrouvait comme sur une plage où j’eusse été rejetée, les dents serrées, froide. » » (p. 47)

Lui est seul, car elle est éteinte. Il agit, elle subit. Et quand il se rend compte de sa solitude, de l’esprit sorti du corps de Thérèse, c’est trop tard. Cette terrible description de l’intimité d’un couple marié au début du XXe siècle résume bien le sort des épouses. Bien évidemment, les maris n’étaient guère plus épanouis, mais l’histoire est racontée du point de vue de la femme. Or l’ennui voire le dégoût que peuvent lui inspirer l’homme qu’elle a épousé semblent être à l’origine de l’empoisonnement.

Un homme fade

En dehors de l’intimité, Bernard apparaît comme un homme fondamentalement ennuyeux. Certes la passion n’est pas au rendez-vous et Thérèse n’a pas signé pour cela, mais le cœur de pierre de Bernard se révèle insupportable pour notre héroïne. Cette fadeur que le monde prend pour de la gentillesse ne fait qu’empirer la détestation de Thérèse envers son époux.

Si on se contente de lire un résumé de l’intrigue, on pourrait penser que Bernard est un modèle de bonté en « pardonnant » la tentative d’empoisonnement, mais l’analyse suivante nous indique que c’est plutôt sa froideur d’âme qui explique sa dignité face au crime. La réintégration de son épouse au sein du foyer et de son rang est au pardon ce que le mariage est à l’amour. Ils n’ont rien à voir.

« Mme de la Trave lui répétait qu’il était un sain ; toute la famille le louait de sa grandeur d’âme : il avait, pour la première fois, le sentiment de cette grandeur. Lorsque […] l’attentat de Thérèse lui avait été découvert, son sang-froid, qui lui attira tant de louanges, ne lui avait guère coûté d’efforts. Rien n’est vraiment grave pour les êtres incapables d’aimer. » (p. 129)

Tout n’est que calcul et raison chez cette homme et d’une manière générale dans les rapports conjugaux de l’époque, lesquels ne sont qu’un échantillon des rapports sociaux.

« ce soir, Bernard avait le sentiment de sa force ; il dominait la vie. Il admirait qu’aucune difficulté ne résiste à un esprit droit et qui raisonne juste […] Le pire des drames, voilà qu’il l’avait réglé comme n’importe quelle autre affaire. » (p. 129)

Voilà, il n’est ni une victime à plaindre, ni un saint à admirer : juste un homme qui prend son destin en main en faisant le nécessaire pour sauver la face de toutes les parties prenantes. On ne peut qu’imaginer l’agacement – peut-être pas la détestation allant jusqu’à la pulsion meurtrière, ceci dit ! – que ressent la personne obligée de vivre avec un tel légume émotionnel.

Pour l’anecdote, Bernard est même « un instant irrité de se sentir ému » (p. 181) lors de l’entrevue finale avec sa femme qui lui adresse un sourire charmeur et lui demande pardon une dernière fois. Pour avancer, « il avait besoin de ses ornières » (p. 181) ; encore une comparaison bien flatteuse à un animal.

Un personnage scandaleusement libre

C’est à la fin du roman que le personnage de Thérèse se révèle totalement dans ce qu’il a de plus sulfureux, pour l’époque comme pour aujourd’hui. Ainsi elle affirme sa liberté dans un détachement assumé vis-à-vis de sa fille, par opposition à l’instinct maternel de sa meilleure amie.

« Elle ne comprendrait pas que je suis remplie de moi-même, que je m’occupe tout entière. Anne, elle, n’attend que d’avoir des enfants pour s’anéantir en eux, comme a fait sa mère, comme font toutes les femmes de la famille. [Elles] aspirent à perdre toute existence individuelle. […] Je sens la beauté de cet effacement, de cet anéantissement…Mais moi, mais moi… » » (p. 165)

Ouvertement égoïste dans ce monologue intérieur, la jeune épouse ne se contente pas de détester son mari, puisque sa progéniture ne l’intéresse pas. Dans cette profession de foi pour la liberté absolue, Thérèse revendique se suffire à elle-même. Comme si elle annonçait notre ère du développement personnel et de l’individualisme radical dont il provient, Thérèse apparaît comme « profondément ancrée » ou encore « recentrée sur elle-même » pour reprendre les mantras de cette nouvelle religion occidentale qui nous tue/me fatigue.

On imagine que de telles déclarations valaient leur pesant de scandale dans cette France d’il y a un siècle, où la femme était indissociable de son rôle de mère et ne se pensait certainement pas comme individu – les hommes non plus d’ailleurs.

Une psychologie du personnage ultrafine

Comme annoncé en début de chronique, le suspense ne réside pas dans l’intrigue puisque le roman commence par le crime. Disons qu’il repose sur le mobile. Malgré la détestation de l’époux dévoilée dans le monologue intérieur de l’héroïne, le lecteur a du mal à comprendre celle-ci. Je dirais donc que tout le suspense de ce court roman réside dans la psychologie du personnage. Bon sang mais qui est Thérèse Desqueyroux ? Et même si les explications sont là, le mystère reste entier grâce aux contradictions qui habitent cette jeune femme. J’ai rarement rencontré en littérature un personnage à la multiplicité aussi bien décrite. Ainsi la dualité entre l’épouse heureuse de prendre sa place dans la société – cf. premier chapitre d’analyse – et la femme libre qui n’a pas peur d’envoyer tout valser est totalement assumée à la toute fin du livre.

« je sens bien que la Thérèse qui, d’instinct, écrase sa cigarette parce qu’un rien suffit à mettre le feu aux brandes – la Thérèse qui aimait compter ses pins elle-même, régler ses gemmes – la Thérèse qui était fière d’épouser un Desqueyroux, de tenir son rang au sein d’une bonne famille de la lande, contente de se caser, comme on dit, cette Thérèse-là est aussi réelle que l’autre, aussi vivante ; non, non : il n’y avait aucune raison de la sacrifier à l’autre. » (p. 179)

Peut-être son attachement viscéral aux pins s’explique-t-il par un effet miroir, car sous leur aspect solide et immuable, ces arbres peuvent s’embraser pour un rien…

Avec une telle finesse dans la construction du personnage, pas étonnant que François Mauriac soit sans cesse revenu vers Thérèse dans son œuvre. Outre des apparitions dans les romans qui suivront celui-ci, Madame Desqueyroux fera l’objet de trois nouvelles dédiées : Thérèse chez le docteur (1933), Thérèse à l’hôtel (1933) et La Fin de la nuit (1935).



Une réflexion sur “Thérèse Desqueyroux, François Mauriac

  1. Très belle analyse d’un classique lu il y a bien longtemps et dont j’avais un souvenir assez imprécis ! Heureusement il y a des moyens plus justes et efficaces que ceux employés par l’héroïne du roman dans ce long combat contre un patriarcat étouffant !

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