Les Sources, Marie-Hélène Lafon

Oyez oyez, le nouveau Lafon a été mon premier et, je l’espère, ne sera pas le dernier. Cela faisait bien trop longtemps que cette habituée de La Grande Librairie me fascinait à chacune de ses interventions. Conteuse hors pair et dame très charismatique, elle était parvenue à me rendre jalouse de ses élèves. Ses qualités orales se sont d’ailleurs confirmées – et ont même dépassé mes attentes – lors de son passage dans une librairie de ma ville pour parler de son dernier roman : Les Sources. Une salle pleine à craquer, un public conquis, et moi encore plus sous le charme de cette femme de lettres venue éclairer son excellent ouvrage avec l’éloquence et l’humour qu’on lui connaît. J’ai longtemps repensé et repense encore à cette rencontre avec « la mère Lafon » – surnom donné par son éditrice – et me dis que la satisfaction intellectuelle et le bien-être que ce moment continue de me procurer par le souvenir sont la preuve que la littérature peut contribuer au bonheur. On savait qu’elle pouvait donner du sens à une existence par l’empathie et l’évasion qu’elle induit, mais rendre heureux…qui l’eût cru ? Disons que cela est permis ici par l’alliance entre un sentiment de plénitude intellectuelle – qui provient de la joie d’apprendre et de s’enrichir – et une profonde sympathie et admiration inspirées par un être de chair et d’os.

Pour revenir à cette chronique, vous vous imaginez bien qu’entre mon analyse personnelle et les éléments apportés par Marie-Hélène Lafon pendant cet entretien en librairie, l’article sera on ne peut plus étoffé.

Résumé

La quatrième de couverture nous annonce la fin du roman, sans divulgâcher toutefois, car elle reste bien mystérieuse. Claire revient sur les lieux de son enfance. Elle n’entre pas dans la maison et n’y entrera plus jamais. C’est un retour aux sources, un terme que Marie-Hélène Lafon préfère à celui de « racines », bien trop figé, et dont la notion d’écoulement, de fluidité et de mouvement, justifie ce choix comme titre de roman. Car après tout, Les Sources raconte une fuite du status quo matérialisé par cette maison perdue – elle ne fait même pas partie d’un hameau – dans la vallée de la Santoire. Rester immobile aurait rimé avec mort.

Incroyablement riche pour 128 pages, le roman est divisé en trois parties : trois points de vue, trois années. Tout d’abord, nous sommes en 1967 et la mère des trois enfants raconte sa vie dans une grande ferme sous le joug d’un mari violent. Ensuite, le père se retrouve seul dans cette même ferme au début des années 70. Et pour finir, on retrouve la benjamine de la fratrie plus de cinquante ans après l’émancipation de sa mère.

Car contrairement à ce que j’ai pensé en lisant ce retour de la fille – le flou était-il voulu par Lafon afin de mieux nous surprendre avec son dénouement « heureux » ? – la mère a pu partir…Oui, du fin fond du Cantal. Oui, avant mai 68 et la modernité amenée par l’élection en 1974 de l’Auvergnat le plus célèbre de France.

Psychologie et sociologie d’une emprise au sein du monde paysan

D’ailleurs je pense que mon admiration pour cette écrivaine rurale vient en grande partie d’un immense point commun : moi-aussi je prends source dans la diagonale du vide, dans un pays qui se vide. Au-delà de la simple géographie, il y a le monde paysan qui pénètre toute l’écriture de Lafon. Ainsi dans toutes ses interviews, elle assume un rapport au corps très paysan, animal même. Il n’est pas sans rappeler la dimension bestiale – puisque c’est dans le titre ! – de cet excellent roman d’une autre Auvergnate.

Quelle femme n’a jamais connu l’emprise ? Sans avoir la radicalité de répondre « aucune », on peut malgré tout se risquer à un « hmmm sans doute quelques-unes ». Dans tous les cas, il s’agit d’une expérience humaine et éminemment sociologique – dimension que l’on retrouve dans tous les textes de cette autrice, selon ses propres dires – massivement partagée par les femmes et tout aussi massivement retranscrite en littérature. J’ai déjà eu l’occasion de chroniquer des récits poignants à ce sujet. Dans Les Sources, la femme sans prénom semble être réduite à un corps qui souffre et qui étouffe la personne qu’il est censé incarner. Pour la tenir debout, l’esprit prend le relais en établissant des listes. Il n’empêche que la femme sous emprise est dépossédée de son corps lourd et pesant. Les mots du mari sont intériorisés : elle ne supporte plus ce corps si gras et apathique. Il doit pourtant servir et subir la carcasse dégoûtante du bourreau.

« Elle aurait voulu pleurer et dormir tout le temps, et ne plus l’entendre, lui, ne plus le sentir, lui, qui tournait autour d’elle, surtout les nuits dans le lit où il fallait encore servir et le laisser faire. » (p. 30)

Par ailleurs, ce corps est écrasé, épuisé par la maternité. Heureusement qu’après avoir donné naissance à deux filles et un garçon, la mère a pu se faire ligaturer les trompes. C’est là que la portée sociologique du roman prend tout son sens. Ce personnage, même si sa condition semble poussée à l’extrême par l’isolement géographique, est très représentatif de la société pré soixante-huitarde où les femmes, privées de contraception, subissaient le viol conjugal et les grossesses non désirées. Il suffit de regarder des vidéos de l’INA pour constater l’aspect décrépi des femmes de moins de trente ans de l’époque. Celle-ci a subi trois césariennes en trois ans et n’a que vingt-six ans.

À cela s’ajoute bien évidemment le travail éreintant à la campagne. Car même si cette propriétaire d’une grande ferme peut se targuer d’avoir une employée de maison qui l’aide dans les tâches ménagères, les journées ne sont pas celles d’une bourgeoise…mais longues comme doivent l’être celles d’une paysanne. Or – et c’est là tout l’enjeu de fusion entre le psychologique et le sociologique de l’œuvre – elle reste, justement parce qu’elle doit tenir son rang. Et la beauté de sa ferme très rentable, mais aussi sa détention d’un permis de conduire – fait très rare pour une femme à cette époque – pour aller à l’église le dimanche et montrer au monde comme ses enfants sont soignés, constituent de véritables motifs de fierté.

Le décor est aussi important que le milieu social puisque le mot « sources » renvoie à ces deux aspects. Nous sommes en juin, à 1000 m d’altitude dans le Cantal. À cette période, la nature est en plein jaillissement, « on entend l’herbe pousser » disait la mère Lafon avec passion…mais elle, elle n’entend plus rien. Alors faire des listes devient vital. Il faut faire ce qui doit être fait, et penser aux autres dont la vie n’a pas été saccagée comme la sienne, à l’instar de la tante Jeanne.

La mutation de la société paysanne dans les années 70

Car même dans les vieilles familles paysannes du Cantal (ou de l’Est de la France…), on trouve toujours une vieille fille ou un vieux garçon en avance sur son temps, avec une liberté troublante. La tante du bourreau est la seule à avoir pratiqué l’exode rural et offre des livres aux enfants. Elle sait, mais ne dit rien car elle aime son neveu « qu’elle appelle encore Pierrot » (p. 34). Le silence est encore d’or et malgré une certaine douceur par endroits – notamment celle de Félix, le jeune commis – on se tait. La soumission est généralisée et dans cette société aux valeurs traditionnelles, chacun a le sentiment d’être à sa place…même si elle est intenable. Alors on donne le change. Ce qui se passe entre les quatre murs d’une famille reste entre les quatre murs d’une famille ; même « chez ses parents, elle fera semblant » (p. 34).

Pourtant, la douceur de sa famille à elle la sauvera. Comme quoi il n’y a pas de fatalité. Même dans une société exagérément ancrée,

« Ils sont nouveaux dans le pays, quatre ans, ça ne compte pas, on les appelle les Aurillacois » (p. 34)

des possibles font leur apparition dès la scène d’ouverture du roman. Car si tout semble figé sur le tableau d’un malheur paysan, les enfants en train de jouer incarnent une mutation plus heureuse à venir. Tante Jeanne était la précurseuse : ce monde paysan décrit dans la première partie est amené à disparaître et cette histoire particulière représente les changements sociaux profonds qui vont s’opérer vers l’élection de Valéry Giscard d’Estaing. Au-delà de l’émancipation des femmes évoquée plus haut, le Cantal – à l’instar de toutes les campagnes de France – n’aura de cesse de se vider. Comme beaucoup de filles de paysans, Isabelle et Claire travaillent bien à l’école : des études et une vie citadine les attendent. Quant au petit Gilles, le père le sait depuis le début, inutile de compter sur lui pour reprendre la ferme. Il est aussi sensible que son père est brutal. Dans un épilogue hautement symbolique d’une société paysanne disparue, la benjamine ne rentrera plus jamais dans la maison de son enfance.

Pierre ou l’ancien monde désarmé

Si une transformation sociale permet d’émanciper certains membres, elle en laisse inévitablement d’autres sur le carreau : les dominants, ceux qui profitaient de cette forme d’assouvissement. Pierre, le mari, est de ceux-là. On dirait aujourd’hui que la deuxième partie du roman est un très bon exemple de discours masculiniste. En ce qui me concerne, j’ai dévoré ces quelques pages. Enfin le point de vue du bourreau est exprimé ! C’est une chose si rare…je n’ai en tête que l’exemple d’un personnage de Vernon Subutex. Et quel plaisir de lire son désarroi, lui qui a tout perdu et ne comprend rien à rien.

« On vit une drôle d’époque, depuis mai 1968 et leur révolution, les femmes veulent prendre la place des hommes, il voit les images de la télé, il écoute le poste, il lit le journal aussi, il s’intéresse ; le monde est chamboulé et ça le dérange. Même dans sa ferme, dans sa vallée, au bord de la Santoire, au milieu de rien, il est atteint, il est touché, on voudrait le commander et il est dérangé. » (p. 104-105)

La dimension sociologique étant omniprésente, une brève remise en contexte s’impose. Cette longue rumination de mâle blessé a lieu dans la nuit qui suit l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République. Le mandat de ce faux paysan marque un véritable tournant moderne dans la société française puisque le divorce par consentement mutuel est légalisé, et Simone Veil – cette femme que nous continuons de célébrer aujourd’hui, notamment à travers un excellent biopic – fait voter des lois qui ont révolutionné la vie des femmes. La généralisation du divorce a été le début de la fin pour les Pierre de l’époque, lesquels ont malheureusement fait beaucoup de petits. Il suffit d’ouvrir Internet pour s’en rendre compte. Leurs élucubrations sur le thème de l’argent sont à la fois risibles et jouissives, car mon Dieu que c’est bon de les voir si malheureux, menant une existence isolée et remplie de haine.

« trouvant le moyen de lui lâcher le moins possible d’argent puisqu’elle avait choisi de partir. C’est lui qui faisait rentrer l’argent, lui tout seul, depuis le début, pas elle, elle était juste capable de le dépenser et d’en réclamer encore et encore pour les courses et pour les gosses ; […] Elle était un poids mort […] toujours enceinte, à se traîner, énorme » (p. 92)

La Marissou, une femme originaire des alentours qui avait eu l’outrecuidance de divorcer, est passée d’exemple à ne surtout pas suivre dans la première partie du roman à femme moderne à l’époque de la deuxième partie. Aujourd’hui, elle serait une femme comme les autres.

L’orgueil blessé de cet homme qui exprime colère et déni est aussi celui d’un père. Il représente une vieille société patriarcale ébranlée et sonnée par les coups de la modernité. Sa possession charnelle lui échappe : ses filles lui manquent. Car s’il n’arrive pas à être le père du garçon, il a une tendresse particulière pour ses sœurs. La scène du lavage du père par les filles est éloquente à ce sujet. S’il a été un mari exécrable, Pierre n’en demeure pas moins un père aimant et sincèrement ému en voyant que Claire lit mieux que le curé.

Mais en 2021, celle-ci ne revient sur le lieu de son enfance qu’après avoir signé la vente de la ferme…



5 réflexions sur “Les Sources, Marie-Hélène Lafon

  1. JC.....

    Beau travail d’analyse qui donne envie de lire ce récit, d’abord par curiosité, ensuite parce que, citadin, ce monde rural m’est totalement inconnu. Merci pour cette découverte. On verra si je passe à l’acte, fainéant comme je suis ….!

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