L’Occupation, Annie Ernaux

Annie Ernaux me semblait être une auteure incontournable de par les thèmes abordés dans son œuvre à la fois autobiographique et avec une portée sociologique. Alors certes, le récit autour de son avortement a beaucoup fait parler et a même donné lieu à un long métrage, mais à titre personnel, j’étais surtout attirée par Ernaux en tant que transfuge de classe. J’aurais dû lire La Place, me diriez-vous. Et vous auriez raison, parce que L’Occupation – seul livre de cette écrivaine disponible à la bibliothèque municipale à l’instant T où je l’ai emprunté – a été pour moi d’un ennui abyssal.

L’Occupation ne parle pas, Dieu merci, des méchants nazis qui pillent les gentils Français, mais du sentiment le plus envahissant qui soit pour un être humain : la jalousie. Ayant moi-même été victime d’une telle occupation à de trop nombreuses reprises, je m’attendais à un récit émouvant auquel j’aurais pu si bien m’identifier et duquel j’aurais pu tant apprendre, un peu comme à l’époque de ma découverte des ravages de ce sentiment chez Swann. Mais il n’en fût rien. Ces quelques pages m’ont semblé plates car elles décrivaient moins l’obsession de la narratrice pour la nouvelle compagne de son ex amoureux et les sentiments qui la submergent que ses efforts et sa stratégie destinés à identifier cette mystérieuse personne. Le tout de manière bien trop froide et factuelle à mon goût. Pour un tel sujet, j’aurais voulu un peu plus de cœur et un peu moins de labeur.

Ceci étant dit, quelques descriptions à valeur universelle sont à sauver, puisqu’il n’y a pas de sentiment plus honteux et plus répandu que la jalousie.

Célébration de l’intensité

Fortement décriée dans notre époque où le développement personnel, nouvelle religion de l’Occident, prône une impossible maîtrise de soi permanente, la passion est célébrée dans L’Occupation. À aucun moment la narratrice à la première personne culpabilise de ressentir ce qu’elle ressent. Elle semble au contraire célébrer l’intensité qui la fait se sentir plus vivante que jamais.

« Cette femme […] m’accompagnait partout. En même temps, cette présence ininterrompue me faisait vivre intensément. Elle provoquait des mouvements intérieurs que je n’avais jamais connus, déployait en moi une énergie, des ressources d’invention dont je ne me croyais pas capable, me maintenait dans une fiévreuse et constante activité. J’étais au double sens du terme, occupée. » (p. 14)

Qui l’eut cru ? Une peinture de l’obsession comme moteur qui pousse l’être concerné s’affairer plus qu’il ne s’en croyait capable.

Puis la narratrice enchaîne par un constat que je partage, mais que je déplore : l’ignorance non voulue des événements extérieurs. Tout envahi qu’il est par la jalousie, le sujet est imperméable aux « agacements quotidiens » et « hors d’atteinte de la médiocrité habituelle de la vie ». J’ajouterais que, d’après mon expérience, c’est un effet secondaire qui apparaît surtout avec le sentiment amoureux et contre lequel j’ai toujours lutté – avec succès. Tout n’est qu’une question de point de vue, mais je trouve qu’il est essentiel pour un individu d’être ancré dans le monde et tout ce qui le recentre exclusivement sur nombril – ici la jalousie, et chez moi, le sentiment amoureux  – m’apparaît comme un danger. S’évader de la médiocrité du monde par l’art et la rêverie, oui. Se couper des événements extérieurs et du réel dans lequel nous avons tous un rôle à jouer – ne serait-ce qu’en qualité de citoyens – à cause d’une obsession pour une rivale, non.

Les facultés cognitives ne sont pas anesthésiées. C’est impossible, et séparer cœur et raison de manière parfaitement étanche serait une absurdité. Au contraire, elles sont exploitées au service des sentiments intenses. En d’autre terme, la narratrice cogite, tourne en rond, mais avec le recul, elle persiste et signe dans la célébration de cet état. Un propos que je trouve remarquable, même si je ne le partage pas.

« Il y avait d’un côté la souffrance, de l’autre la pensée incapable de s’exercer sur autre chose que le constat et l’analyse de cette souffrance. » (p. 15)

Le pouvoir de l’écriture

Ne nous voilons pas la face : il est limité, et je suis très reconnaissante à Ernaux de ne pas nous faire croire que l’écriture guérit ou même console directement. Disons qu’il soulage sur le moment, mais pas sur le long terme. Comme pour toute souffrance émotionnelle, le temps reste le principal acteur de guérison.

« Je notais dans mon journal « je suis décidée à ne plus le revoir ». Au moment où j’écrivais ces mots, je ne souffrais plus et je confondais l’allégement de la souffrance du à l’écriture avec la fin de mon sentiment de dépossession et de jalousie ». (p. 43)

Le simple fait de décider ou même d’exprimer quoi que ce soit par écrit ne saurait remédier à un sentiment aussi fort que la dépossession. La jalousie étant l’autre nom de la possessivité, le manque créé par le retrait de ce qui nous a appartenu ne peut être guéri par de simples mots. Il n’y a rien de plus sincère et de plus beau qu’un écrivain avouant les limites de l’écriture.

Par ailleurs, l’auteure nous livre un autre aspect évident du pouvoir de l’écriture. Cette fois-ci, il apparaît comme immense : l’anonymat. Les fameux « haters » des réseaux sociaux – dont on a tous fait partie à un moment ou un autre – en sont la preuve.

« L’exposition que je fais ici, en écrivant, de mon obsession et de ma souffrance n’a rien à voir avec celle que je redoutais si je m’étais rendue avenue Rapp. Écrire, c’est d’abord ne pas être vu. » (p. 45) Ainsi l’écrivain peut exprimer ce qu’il ressent en toute sincérité sans craindre la honte qu’engendrerait toute exposition de son faciès, de sa personne. Bref, l’écriture permet de se cacher pour mieux se mettre à nu.

« Je n’éprouve aujourd’hui aucune gêne […] à exposer et explorer mon obsession. » (p. 45)

Mais attention, il ne faut pas voir un pur épanchement dans le projet d’écriture d’Ernaux. Comme je l’ai indiqué en introduction, il y a une réelle volonté de décrire cliniquement des faits et sentiments pour opérer ainsi un mouvement à portée sociologique de l’individuel vers l’universel.

« À vrai dire, je n’éprouve absolument rien. Je m’efforce seulement de décrire l’imaginaire et les comportements de cette jalousie dont j’ai été le siège » (p. 45)

Coup de poignard dans l’estime de soi

Parlons vulgairement : être jaloux d’un rival.e, c’est souvent, de manière parfaitement injustifiée ou du moins très exagérée, avoir l’impression d’être une grosse merde par rapport à elle/lui. L’auto-harcèlement de la comparaison permanente ne donne jamais un résultat à notre avantage. Dans la jalousie, l’objet de ce sentiment apparaît toujours comme supérieur à nous en tous points. La narratrice décrit à merveille ce coup de poignard porté à l’estime de soi. L’ego est si anéanti par la jalousie qu’il ne résiste à aucune comparaison.

« Dans cet évidement de soi qu’est la jalousie, qui transforme toute différence avec l’autre en infériorité, ce n’est pas seulement mon corps, mon visage, qui étaient dévalués, mais aussi mes activités, mon être entier. » (p. 50)

S’en suit des exemples si ridicules de cette infériorité qu’ils portent à sourire…tout en gardant à l’esprit que nous avons tous eu ce genre de pensées risibles en période d’« occupation ». Ainsi la narratrice crevait de jalousie en imaginant son ex-conjoint regarder Paris-Première avec sa rivale, car elle-même ne reçoit pas cette chaîne. Pire : elle considérait « comme un signe de distinction intellectuelle, une marque supérieure d’indifférence aux choses pratiques, qu’elle ne sache pas conduire et n’ait jamais passé le permis » (p. 50). Ça va loin, mais le pouvoir de l’imagination et de l’autodénigrement est toujours plus flagrant lorsqu’il s’exprime chez quelqu’un d’autre ! J’ai sûrement déjà eu des raisonnements du même acabit.

Alors gardons ces paroles loufoques dans un coin de notre tête, car qui sait si elles ne pourront pas un jour nous resservir quand nous serons à nouveau occupés par la jalousie…Car je n’oublierai jamais à quel point Proust m’a aidée à surmonter des chagrins d’amour, bien plus que n’importe quel guignol autoproclamé expert en développement personnel. Vive la littérature !



4 réflexions sur “L’Occupation, Annie Ernaux

  1. rose

    Bonjour Ed,

    Deux fois, vous écrivez « nous avons tous eu ».
    Non, ni la première ni la seconde.

    Sur la jalousie, sans doute faut-il avoir connu l’arrachement de son coeur à son corps pour l’éradiquer définitivement.

    Oui aussi sur la profonde mésestime de soi-même, si inférieure à l’objet de sa convoitise (de son amour ?). Guérir de cela avant toute excursion envers autrui, le différent.

    Quant à Annie Ernaux, j’espère fort ne pas renoncer.
    Salle Jean Le Bleu, à trois fauteuils d’elle, seconde rangée, sur le bord droit, ai dormi toute la lecture de La place faite par Emmanuelle Devos. Un pensum de première catégorie et une honte cuisante qui s’ensuivit.

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  2. closer

    J’ai été séduit comme tout le monde par « La Place » et par son livre sur sa mère. Exercices réussis de mémoire, de réflexion sociale pas trop lourdingues… Ensuite ce fut la catastrophe, égocentrisme insupportable, militantisme primaire…J’ai lu « Une passion simple », summum du nombrilisme et de l’exhibitionnisme (« regardez-moi comme je suis encore bandante et volcanique à mon âge »).
    Insupportable. ..Terminé avec AE.

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    1. Merci pour ton commentaire très intéressant. Je lirai quand même La Place et tu confirmes que cela vaut le coup. C’est marrant car dans L’Occupation, il y a également un ou deux passage(s) de « regardez-moi comme je suis encore bandante et volcanique à mon âge ». C’est pas si grave en soi et on peut saluer la sincérité, mais c’est le tout qui m’a semblé plat.

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