La Ferme africaine, Karen Blixen

Comme pour Le Retour au pays natal de Thomas Hardy, je vais tenter ici tant bien que mal de relater et d’analyser un livre que j’ai lu en anglais. Les citations et titres sont traduits par mes soins. N’étant pas traductrice littéraire, je prêche l’indulgence.

N’y allons pas par quatre chemins : La ferme africaine de Karen Blixen (parfois publiée sous le pseudonyme Isak Dinesen) m’a fait passer de l’idéal littéraire à l’ennui profond. Une fois n’est pas coutume, la chronique sera donc « courte ». Dans ses mémoires de 330 pages (édition Penguin Books fidèle à l’image en Une de l’article), la baronne danoise relate les dix-sept années passées aux Kenya au début du siècle dernier. À la tête d’une vaste plantation de café,  la narratrice partage ses émotions et rencontres marquantes au milieu d’un paysage saisissant et d’une culture qu’elle analyse avec une grande finesse.

Contexte de la ferme africaine

En 1913, la baronne et son mari achètent des terrains au pied des collines du Ngong, à 16 km au sud-ouest de Nairobi. Alors que le jeune couple destinait son exploitation à l’élevage laitier, ils optent finalement pour la plantation de café, plus rentable. Le gros du travail est effectué par des « squatters », comprenez des Kikuyus gracieusement autorisés par les colons, en échange de leurs bras, à habiter les terres qui leur appartenaient auparavant. Plus de dix ans après son arrivée au Kenya, le couple divorce et Karen Blixen reprend seule la gestion de son immense exploitation. Elle devient alors le centre de la vie des Natifs qui l’entourent. Bien plus qu’une patronne, elle les soigne, les aide et règle les différends.

Ces années africaines donnent lieu à une narration à la fois tendre et lucide d’un peuple et de ses terres. En voici quelques morceaux choisis.

Première partie : Kamante et Lulu

Le récit s’ouvre sur ce paysage que la narratrice, depuis son Danemark natal, n’oubliera jamais. Ses odeurs, ses couleurs, ses couchers de soleils, sa faune, sa flore : la nostalgie habite ce décor planté avec précision.

Le chapitre consacré à Kamante est sans doute l’un des plus marquants. Ce petit garçon de la tribu des Kikuyus est dans un état misérable lorsque la baronne fait sa connaissance. Sa maigreur lui fait paraître quelques années de moins et son corps est parsemé de plaies ouvertes. La narratrice ne parvient pas à le soigner elle-même dans son dispensaire, improvisé grâce à ses quelques notions de médecines et de soins. Elle l’envoie alors à la mission des Chrétiens écossais la plus proche et peu à peu, l’enfant guérit. Il devient son cuisinier, apprend vite, ravit ses invités avec une cuisine européenne qu’il trouve lui-même ridicule et trop sophistiquée. De par son mélange de lucidité-fatalité africaine et de légèreté,  ce compagnon irremplaçable restera aux côtés de la taulière jusqu’à la fin du récit.

Lulu est une gazelle dont Karen Blixen tombe sous le charme alors qu’elle n’a pas encore atteint l’âge adulte. La description de l’animal donne lieu à une métaphore filée de la Femme, dans toute son élégance et sa pudeur (bah tiens !). Ce n’est d’ailleurs pas pour rien si les Africains parlent souvent de « gazelle » pour désigner une femme qui leur plaît, amante ou non.

Deuxième partie : Coups de feu fatals

Lors d’une petite fête entre enfants, l’un des participants tire accidentellement sur ses camarades. Bilan : un mort et un blessé grave. S’en suit un procès qui, allié une fine analyse de la narratrice, met à jour la conception africaine de la justice. Tandis que la justice occidentale s’emploie à juger le caractère volontaire ou non de l’homicide, ou encore les éventuelles circonstances atténuantes de l’accusé, les Africains ne s’embarrassent pas de telles considérations. Le tribunal n’est pas présidé par des juges de 23 ans sortis de l’École de la magistrature, mais de vieillards : les sages de la tribu. Concrets, les Kikuyus mènent le procès dans un seul but : faire payer le coupable pour la perte humaine engendrée. Faire payer au sens propre, et non au figuré : le père du tireur en herbe est alors condamné à céder aux familles des victimes une partie de son bétail à titre de réparation.

Troisième partie : Visiteurs de la ferme

Blixen évoque l’importance des grandes danses collectives, sans doute le lien social le plus important en Afrique. Ces Ngomas ont lieu le jour et/ou la nuit, les rôles sont parfaitement distribués et le tout se termine en transe.

Parmi les visiteurs européens de la ferme, on découvre le « Vieux Knusden », un pêcheur Danois haut en couleur à la dérive financière – et mentale ? – qui raconte ses aventures passées à la troisième personne.

Le visiteur le plus intime de la propriétaire des lieux est bien évidemment Robert Redford, alias Denys Finch Hatton. Amants après le divorce de la baronne, ils partent en safari ensemble et explorent même le magnifique paysage dans le petit avion de Denys. Le séduisant partner in crime se tuera d’ailleurs dans un accident d’avion. Par une réciprocité des plus instinctives, cet Anglais est très apprécié des Africains. Sa tombe dans les collines du Ngong devient pour les natifs un lieu de recueillement, toujours fréquenté. À noter que sa mort n’est racontée qu’en Cinquième partie.

Remarque : Hollywood étant ce qu’il est, le film transforme en amour passionnel – bien aidé par l’un des acteurs les plus sexys de l’époque – une relation dépeinte dans le livre comme amicale et dont le caractère amoureux ne peut être que deviné, et certainement pas lu.

Berkeley Cole, également expatrié britannique, est très ami avec Blixen. Cet aristocrate sympathique se plaît bien dans son personnage de dandy qui fréquente la bonne société des Européens établis au Kenya. Hédoniste par excellence et inévitablement ami de Denys, il fait goûter des vins délicieux à la baronne.

Quatrième partie : Journal d’une immigrée

Cette partie est le paroxysme du décousu que je reproche tant à cette œuvre. Elle n’est qu’une succession de fragments, de mini-récits de vie dont le lien est si faible et la cohérence si inexistante qu’on oublie tout. Journal d’une immigrée ne comporte pas non plus d’épisode aussi détaillé et marquant que l’histoire de Kamante ou du procès. J’en ai tout de même relevé un.

Intitulé Des girafes vont à Hambourg, il contient une critique sans équivoque des zoos. La baronne, pourtant grande amatrice de safari et excellente chasseuse, semble ici bien en avance pour son temps. Mais tout cela est assez logique. Comment une femme chaque jour au contact de la faune africaine sauvage peut-elle concevoir qu’on mette une girafe, ce noble animal, dans une cage pour le seul divertissement des Européens ? Alors qu’elle croise un cargo allemand dans le port de Mombasa, la narratrice se prend d’empathie pour ces deux pauvres girafes, imagine ce qu’elles ressentent à cet instant, et ce qu’elles vivront une fois arrivées à destination. Les foules se déplaceront pour voir ces bêtes curieuses, rire devant la bêtise et l’infériorité du monde animal capable de produire une espèce au si long cou. Les enfants seront effrayés ou tomberont amoureux d’elles, tandis que les parents « penseront que les girafes sont de braves bêtes et seront persuadés de leur faire plaisir » en leur donnant à manger. Repenseront-elles avec nostalgie à leur pays ? À ses montagnes bleues, ses grands arbres et ses rivières ? Elle leur souhaite alors de mourir pendant le long trajet pour ne pas avoir à vivre ce douloureux déracinement. Ce réquisitoire contre l’emprisonnement des animaux sauvages en Occident me semble assez clair dans la dernière phrase du chapitre. « Quant à nous, nous devrons trouver quelqu’un pour transgresser formellement nos pratiques avant de pouvoir demander pardon aux girafes pour les transgression que nous leur avons fait subir. »

Mais, mais, mais…Parler de sensibilité animale et réfuter ainsi la supériorité des Hommes sur le animaux…Madame Blixen ne nous ferait-elle pas – déjà – de l’antispécisme ?

Cinquième partie : Adieu à la ferme

Seule partie de forme linéaire puisqu’elle suit la chronologie menant au départ final du Kenya, c’est aussi la plus émouvante. Elle est traversée par le chagrin, voire par le déni car face aux difficultés matérielles irréversibles, à la nécessité de vendre, Blixen refuse d’y croire et garde espoir jusqu’au bout.

Le prix du café s’effondre et la même année, la région subit une invasion de sauterelles qui dévaste les plantations. Comme si ces drames ne suffisaient pas, les morts autour de la propriétaire de l’exploitation condamnée se multiplient. Denys meurt dans un accident d’avion, Berkeley disparaît lui aussi, et enfin Kinanjui laisse la baronne un peu plus seule encore. Ce grand chef des Kukuyus de la région, nommé par les autorités coloniales, assurait un rôle de sage local en plus de la mise à disposition de main d’œuvre suffisante pour la plantation de café.

Blixen, dépouillée de ses plus grands amis, vend la ferme avec son fidèle Farah. Lorsqu’elle prend le train pour rejoindre la côte en vue du retour en Europe, elle jette un dernier regard sur les collines du Ngong au loin, avant qu’elles ne disparaissent pour de bon.

Analyse

Un genre littéraire déroutant

J’ai beau avoir travaillé trois ans pour l’Afrique et par conséquent développé un certain intérêt pour le continent et une légère connaissance se ses caractéristiques – même si les projets dont je m’occupais depuis le siège hambourgeois se déroulaient pour la plupart au Congo, cette lecture ne m’a pas plu. Mon habitude des romans classiques m’a joué des tours, car ce récit était trop décousu pour que je réussisse à rentrer dedans. Alors oui l’unicité, c’est l’héroïne-narratrice et sa ferme, c’est son rapport à un environnement culturel opposé à ses origines, mais il n’y a ni thèse ou réflexion structurée, ni intrigue. En d’autres termes, La ferme africaine n’est ni un essai, ni un roman. Ce sont des mémoires, soit une succession de tranches de vie racontées et analysées certes avec un brillant mélange de prosaïsme et de recul, mais l’absence de trame m’a empêché d’être en prise avec ce qu’on me racontait.

Au-delà de ce manque d’unicité dérangeant, le récit ne comporte aucune linéarité ni chronologie apparente, si ce n’est à la fin où la baronne raconte ses derniers jours dans sa ferme kenyane.

Les derniers temps des colonies

Le succès de ce livre – et celui de l’adaptation cinématographique avec Meryl Streep et Robert Redford auquel il a donné lieu – tient sans doute à cette douce nostalgie d’une époque, celle des dernières années de l’empire britannique avant la vague de décolonisation de la deuxième moitié du XXe siècle. A ne pas mal interpréter : il ne s’agit pas là de regretter « le bon temps des colonies », mais de se plonger dans le lyrisme nostalgique – même s’il est teinté d’analyses parfaitement rationnelles – d’une Européenne saisie par la beauté d’un paysage et la force naturelle du lien entre celui-ci et les peuples qu’il abrite.

Cette idée s’exprime notamment à la page 186 de mon édition, lorsque la narratrice explique le profond attachement réciproque observé entre les Natifs et ces personnages à l’ancienne que sont Berkeley et Denys. Selon elle, « peut-être que les hommes blancs du passé, de n’importe quel passé, auraient mieux compris, et éprouvé une plus grande sympathie pour les races de couleur que nous, les hommes de l’âge industriel, n’y parviendrons jamais. À partir du moment où l’on a construit la première machine à vapeur, les routes reliant les races du monde se sont séparées, et nous ne nous sommes plus jamais retrouvés depuis. » Comprenez : le progrès éloigne les hommes. Et dire qu’on nous rabâche la même chose au sujet des réseaux sociaux ! Blixen avait déjà eu l’intuition de ce paradoxe du lien factice censé rapprocher les hommes alors qu’il les met à distance les uns des autres.

Les peuples

Mais la réalité ne se limite pas aux rapports entre les Blancs et les Africains. Karen Blixen nous montre bien que différents peuples vivent autour de son exploitation. Une distinction qui entre en résonnance avec ce slogan des personnes d’origine africaine qui vivent en France : « L’Afrique n’est pas un pays ». Évidemment que non, mais encore faut-il savoir pourquoi. Le continent est d’autant plus hétérogène qu’à plus petite échelle, sur les terres de La ferme africaine, gravitent à la fois les Kikuyus qui travaillent pour la baronne, les Massaï, célèbre peuple de guerriers (merci Frédéric Lopez), les musulmans somaliens avec leurs femmes gracieuses et ultra-parées et dont est issu Farah, le « bras droit » de la narratrice, sans oublier les marchants indiens qui ont beaucoup apporté au pays avant la colonisation européenne. Il est important de souligner que ces peuples, bien souvent, se haïssent mutuellement depuis toujours. Par exemple, la tension entre les Massai et les Kikuyus est palpable, notamment lors d’une Ngoma organisée par les derniers et à laquelle se joignent les premiers de manière tout à fait impromptue. Au-delà des conflits entre peuples, il existe des guerres entre tribus d’un même peuple. On apprend ainsi que la tribu à laquelle appartient Farah est en guerre avec celle du domestique de Berkeley. Or ils sont tous deux Somaliens.

Chaque peuple du vaste continent africain est habité par l’esprit de clan.

Un récit mélancolique

La mélancolie est le sentiment qui domine de bout en bout ce récit pourtant trop fragmenté. Les collines du Ngong lui manque, les squatters lui manquent, les safaris lui manquent, les couchers de soleil lui manquent, ses amis expatriés lui manquent. Blixen est certes capable de raisonnement lorsqu’il s’agit de penser l’Afrique et l’intendance de son exploitation qu’elle a su mener avec un grand sens des responsabilités, mais le lyrisme du style nous reflète une idée très simple : la précision des souvenirs n’a d’égale que la mélancolie intacte que déclenche leur évocation.

Ainsi, ce pays si qui l’envoûte tant est une pérennité, une stabilité malgré les vicissitudes de l’existence humaine. À la page 321 par exemple, elle met en parallèle le vieil Africain et l’éléphant. Tous deux ne sont que parties d’un tout et même l’esclave arraché à sa terre se rappelle les hautes plaines qui elles, ne bougent pas.

Le déracinement des « colons »

En lisant les mémoires de cette Européenne en Afrique, j’ai pensé à tous les autres récits de colons poussés à quitter une terre qui était devenue la leur. Cette nostalgie incroyable pour des hommes et leur nature se déploie dans des narrations de l’autre bout du monde et dans des départs tout aussi peu voulus. J’ai donc retrouvé cet amour et ce déracinement dans le film Indochine, même s’ils sont encore plus « justifiés » puisque le personnage de Catherine Deneuve n’a connu QUE l’Indochine. Mais dans les deux cas, la mort hante le départ, et le tragique de la disparition des êtres chers aux deux narratrices rejoint l’immense tristesse de leur propre vie qu’elles sont forcées d’abandonner, d’enterrer là-bas, pour en commencer une autre dans un pays censé être le leur, sans l’être pourtant dans leur cœur.

La nostalgie, elle, ne meurt jamais. Il n’y a qu’à écouter tous ces pieds noirs qui parlent de l’Algérie les larmes aux yeux.

4 réflexions sur “La Ferme africaine, Karen Blixen

  1. Le film m’avait plu. Et là, la description m’a intriguée…
    On ne sait pas pourquoi, mais il y a des œuvres qui interpellent, intriguent…
    Beau résumé qui donne envie de s’y plonger à nouveau…
    Oui l’Afrique est un continent qui garde encore bien des secrets oubliés de tous…
    À savoir déjà son humanité, quelque peu malmenée…

    Merci de vos mots 😊

    Miss G

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