Marlène, Philippe Djian

Quand j’ai appris – un peu tard, il faut bien l’avouer – que Philippe Djian était le parolier de Stéphane Eicher, je l’ai inscrit immédiatement dans ma liste d’auteurs à découvrir. Comment passer à côté de l’œuvre d’un type capable d’écrire une chanson aussi géniale que Déjeuner en paix ? Bon, je suis tombée sur Marlène à la bibliothèque municipale, et même si le roman met du temps à « décoller », je ne regrette pas, ne serait-ce que pour son thème passionnant et plutôt original : l’après-guerre pour des anciens combattants.

Résumé

Dans une petite ville de Province grise et sans intérêt, Dan et Richard tentent de survivre au quotidien civil depuis leur retour d’Afghanistan. Tout oppose ces deux amis d’enfance. Dan est célibataire et obéit à un rythme de vie réglé comme du papier à musique, entre le sport et son travail de technicien au bowling du coin. Richard est quant à lui ingérable : marié à Nath et papa de Mona, une adolescente que Dan considère comme sa fille, il continue de baigner dans des histoires de drogue, est passé par la case prison et trompe sa femme.

L’arrivée de Marlène, la sœur de Nath, va chambouler un peu plus encore ces existences déjà bancales. Cette jeune femme pas vraiment jolie, maladroite et qui semble cacher bien des choses, est un véritable boulet pour Nath, attire étrangement Dan et a un passif avec Richard. Ça va très mal finir…

Marlène ou l’élément perturbateur

Si la fin est tragique, c’est parce que Marlène menace de révéler les terribles secrets que se cachent Richard et Nath l’un à l’autre. Mais c’est l’apogée spectaculaire d’un processus de chamboulement initié, sans le vouloir bien évidemment, par la jeune femme. Marlène est un véritable bras cassé que sa sœur n’a jamais pu blairer et qui arrive comme un chien dans un jeu de quilles au milieu des vies déjà bien fragiles de tous les protagonistes. Dan se tient à distance/a peur des femmes, Richard trompe sa femme avec à peu près toutes les autres, Nath n’est pas aussi fidèle qu’elle en a l’air et Mona est secrètement amoureuse de Dan, son père de substitution si doux et responsable. Marlène, c’est l’élément perturbateur qui menace de et va tout faire voler en éclat.

Au départ, son comportement à l’égard de Dan est comique. On imagine le trouble qu’elle provoque chez ce handicapé de l’amour maniaque de l’ordre. Elle ne le drague pas, elle s’incruste dans son quotidien parfaitement réglé. Elle n’est pas embarrassante, elle se transforme en véritable pot de colle.

« tandis que Dan opinait en prenant soin de ne pas croiser le regard de Marlène qui le fixait pratiquement sans répit. Il avait envie de pisser mais il se retenait, persuadé qu’elle le suivrait à coup sûr et il n’avait rien à lui dire. Il voulait juste rentrer chez lui pour ranger, mettre ses draps à laver et tailler ses haies. » (p. 95)

Et quand il se repose enfin après avoir sué sang et eau pour la taille de ses haies…devinez qui débarque.

« promenant un regard vague sur les environs immédiats, son sang ne fit qu’un tour. Tout juste s’il ne s’étrangla pas en découvrant garée un peu plus haut dans l’allée la voiture de Nath, tous feux éteints.

Marlène. Marlène, bien sûr. Mais qu’est-ce qu’elle avait dans le ciboulot, cette femme, s’interrogea-t-il en effectuant une approche de la cible » (p. 96)

Par ailleurs, Marlène incarne le mystère complet. Ni l’identité du père de l’enfant que porte cette femme enceinte, ni le métier de celle-ci ne seront dévoilés dans le roman. Sa maladresse illustre bien sa place ou plutôt son absence de place dans la société, à l’instar du jugement qu’elle a dû affronter en tant que femme seule dans une petite ville. Les femmes ont-elles vraiment le droit d’être célibataires de nos jours ? Et quand elles ne le sont pas, c’est pire !

« Le plus dur, ici, ce n’est pas d’être noir, ou arabe, ou chinois, le plus dur, c’est d’être une femme seule. Soit tu es une proie, soit tu restes chez toi à tourner en rond. C’est pour ça que j’ai couché avec ce type […] Si tu savais l’angoisse que j’avais avant de venir, embraya Marlène. Je n’avais plus rien. Quand je dis qu’il m’a mise à la porte, je veux dire qu’il a pris mes affaires et les a jetées par la fenêtre. […] la jalousie le rendait fou […] J’ai vécu un véritable enfer avec lui. » (p. 140)

L’ennui ou la vie d’après, mais est-elle possible au moins ?

Un peu comme la station balnéaire de Villa Triste dans laquelle le narrateur échappe à la conscription, nos deux vétérans passent leur vie d’après-guerre dans un décor terriblement ennuyeux. La sensation de lenteur et l’ennui permanent qui émanent de cette petite ville de Province jamais nommée contrastent d’autant plus avec l’horreur des combats que Dan et Richard ont vécue auparavant. Alors certes, Djian n’est pas Modiano. La tristesse est rugueuse et non amortissante comme de la ouate, nous sommes dans un milieu modeste et non bourgeois, gris et non estival, mais l’opposition entre l’agitation d’un lointain qu’on imagine atroce et le trop-calme du lieu actuel reste la même.

Il pleut tout le temps et l’image d’un ciel gris, aussi terne que l’existence des cinq personnages, se fixe dans la tête du lecteur.

Malgré la discipline qu’il s’impose, Dan est aussi paumé que son ami hors la loi. Avec Marlène se dessine pour la première fois un glissement vers une relation stable et épanouissante. Mais comment se laisser aller à la douceur de l’amour après ce qu’il a vécu ?

« Il n’avait connu que la peur, le sang et la souffrance mais il avait beau frotter et se laver, ça ne partait pas, ça revenait toujours, ça finissait par déteindre sur le reste, un nuage passait toujours devant le soleil et la clarté retombait, l’ombre s’étendait sur lui et l’emprisonnait. Il était habitué. D’une certaine manière, il pensait qu’il était déjà mort. […] Ceux qui avaient séjourné en enfer n’en revenaient jamais. Toujours seuls, toujours plombés, à moitié fous. Ils allaient fleurir les tombes, se bourraient de médocs, touchaient leur pension, effrayaient leur femme et leurs enfants. » (p. 88)

Le récit de deux morts-vivants et de leur entourage condamné

La réponse à la question d’une possibilité de vie après la guerre est clairement non. Tout le roman tend à montrer que si des hommes n’ont pas été tués au combat, ils n’en revenaient pas vivants pour autant. Sans avoir subi directement les traumatismes, l’entourage est quant à lui prisonnier d’une sorte de torpeur qui règne autour des revenants, à l’instar de Nath qui sait qu’elle ne pourra jamais sauver son époux. Il est devenu un mystère et sa vie ainsi que celle de leur fille Mona est sans espoir.

« le pourquoi du comment des activités de Richard […] il refusait d’en parler, […] il n’avait pas l’intention d’y remédier, d’y changer quoi que ce soit, et lorsqu’elle l’avait compris, lorsqu’elle avait pris conscience des murs entre lesquels il s’était enfermé, elle s’était aperçue qu’il venait de lui arracher la moitié du cœur.

Yémen, Irak, Afghanistan. L’homme que l’armée lui avait rendu n’était pas celui qu’elle avait connu. Tout le monde ici savait comment ces histoires finissaient mais personne ne voulait y croire tant qu’un fils ou un mari ou un père ne rentrait pas de là-bas avec une case de moins et flanquait tout par terre et restait couché toute la journée sur le canapé du salon à regarder la télé en mangeant des chips ou quoi que ce soit d’autre. » (p. 66)

Notons pour cet extrait le style Dijan : une ponctuation plus rare que de raison comme pour mimer un essoufflement. Dans cette phrase à rallonge, la pauvre Nath semble en effet à bout de souffle – à l’instar de tous les vétérans – et ce mimétisme de la forme sur le fond n’en est que plus brillant.

On retrouve ce style dans l’extrait ci-dessous, lequel souligne le malentendu au sujet des vétérans qui, ayant connu LE pire, seraient à même de tout surmonter dans leur vie d’après. Comparé à la guerre, rien ne serait difficile. Mais n’oublions pas que ce qui ne tue pas ne rend pas plus fort, il affaiblit.

« Les vétérans, tout ça, ah là là, de sacrés gaillards. […] Il avait eu la faiblesse de penser que son retour à la vie civile ne pourrait jamais être aussi dur que les enfers qu’il avait traversés, mais c’était faire preuve d’une grande naïveté. Avait-il trouvé la paix, l’oubli, la plénitude. Avait-il seulement trouvé le repos, un sommeil décent, avait-il connu l’ennui, le lénifiant et délectable ennui d’une journée banale, morne, transparente, ordinaire. Non, évidemment non, rien de tout ça. Le trajet à bord du train fantôme était sans fin. » (p. 178)



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