L’intérieur de la nuit, Léonora Miano

Paru en 2005, L’intérieur de la nuit est le premier roman de l’auteure franco-camerounaise. Couronné par six prix littéraires, c’est une merveille – stylistique avant tout. Dans ma chronique de Notre-Dame-des-Fleurs de Jean Genet, je disais ne jamais avoir rien lu d’aussi somptueux. C’était avant de découvrir Léonora Miano. Pendant la rédaction de cet article, j’ai eu un mal fou à sélectionner les trop nombreux extraits sur lesquels je me suis arrêtée pour leur beauté ET leur pertinence. Car oui, contrairement à l’autre roman susnommé, le style est loin d’être la seule qualité de ce livre.

Nous sommes à Eku, un village situé dans un pays fictif d’Afrique noire. Après avoir fait ses études en France, Ayané revient au chevet de sa mère mourante. À l’écart, méprisée par les femmes du village pour son indépendance et son absence, elle est témoin de la manière de vivre ancestrale qui règne dans ce village reculé. Eku n’est peuplé que de femmes, de vieillards et d’enfants, les hommes étant partis travailler dans des contrées lointaines.

Un soir, tandis que la guerre civile fait rage dans ce pays imaginaire, des miliciens débarquent au village. Il s’agit de patriotes qui luttent pour restaurer l’unité originelle du peuple africain. Venus recruter de force des garçons pour se battre, et des filles pour le reste, ils mettent le village en quarantaine pendant une nuit interminable et sanglante au cours de laquelle un terrible sacrifice aura lieu. Cachée des autres humains, Ayané voit tout du haut de son arbre.

Une réflexion anthropologique sociale et culturelle sur la femme

L’existence de ce village principalement peuplé de femmes et qui survit grâce à elles donne lieu à une véritable réflexion d’anthropologie sociale et culturelle sur la femme. Léonora Miano précise ce que cela implique d’être une femme dans ce village si particulier d’Eku, mais sa définition a une portée universelle assumée.

« Outre le poids du monde posé sur leurs épaules, il y avait ce cadavre qu’elles trimbalaient au fond d’elles, depuis le premier jour. Celui du rêve dont la dépouille avait été mise au tombeau pour l’éternité. Il y avait bien assez d’hommes pour avoir des lubies. La noblesse des femmes, ce n’était pas la pureté, ce n’était pas la soumission, ce n’était pas la faculté de se relever de tout. La noblesse des femmes, c’était d’avoir immolé la chimère. […] Ne choisit-on pas toujours son malheur ? Elles avaient fait leur choix. » (p. 44)

L’immolation est plus évidente ici, mais nous savons tous que même dans nos sociétés occidentales, les femmes ne sont pas autorisées à rêver. Sous une apparence de liberté – ne serait-ce que sur le plan juridique – elles sont dans les faits beaucoup plus enchaînées par les réalités les plus triviales : le couple et la famille. La force de l’éducation, des modèles, de la culture et de l’art – bref, des constructions sociales – ont poussé les femmes à faire, presque instinctivement, le deuil de la chimère et à vivre avec ce « cadavre ». Bien évidemment, leur condition biologique et le fait qu’elles donnent la vie explique en partie ce principe de réalité auquel elles sont soumises. Et même si cette notion de renoncement aux rêves est liée à « la soumission » et « au fait de se relever de tout », elle va au-delà des lieux communs.

L’Afrique aux yeux de l’Occident

Avec le résumé de l’intrigue que j’ai dressé plus haut, on comprend déjà que les événements de cette nuit tragique sont vus à travers le prisme d’une jeune femme éduquée et occidentalisée. Confrontée à ses origines, Ayané se questionne elle-même et toute l’Afrique. Le premier choc culturel est selon moi le fatalisme du peuple africain, par opposition à une certaine révolte liée à un goût de la liberté auquel nous, Occidentaux, avons été habitués.

La jeune spectatrice semble tirer une leçon d’humilité de ses observations, chose qu’on constate souvent dans les récits d’Occidentaux ayant découvert le mode de vie des Africains. Dans leur remise en question, ces individus penchent souvent pour la thèse de la sagesse et non de la bêtise. Ou peut-être de la sagesse qui découle de la bêtise ?

« Ayané se demandait si ces comportements étaient des manifestations de bêtise ou de sagesse : si elle rencontrait la mort en chemin, cette mort serait-elle plus signifiante que la leur ? D’ailleurs, y avait-il vraiment des fins plus glorieuses que d’autres ? »

Mais Ayané est encore jeune et refuse le manichéisme entre fatalisme et liberté individuelle absolue.

« Ceux qui se trouvaient là dans cette clairière s’appliquaient à éviter ces questions et semblaient déterminés à ne pas intervenir dans le cours des choses. Ayané ne partageait pas leurs croyances dans les forces de l’au-delà, censées tout régir ici-bas. Elle y voyait la source de l’habitude qu’on avait ici de se laver les mains de soi-même. Entre le mode conquérant et le mode fataliste, il devait bien y avoir une troisième voie. Une voie qui ne voulait en imposer à personne, mais qui ne trouvait aucune soumission à la séduction. C’était ce chemin-là qu’elle comptait suivre, d’ici une heure ou deux. » (p. 60)

Après la nuit de sacrifice, Ayané comprend que le peuple d’Eku a préféré se soumettre – aux envahisseurs, en l’occurrence – par peur de mourir. Une résignation d’autant plus paradoxale pour la jeune femme qu’il n’y a de peuple plus entouré par la mort que celui d’Afrique. Or la jeune femme explique cette soumission par l’incarnation de la mort. Une thèse très intéressante, d’autant plus qu’elle est exprimée avec un certain lyrisme.

« Elle était dans les cours d’eau au fond desquels proliféraient des vers. Ces derniers causaient des ulcères qui rongeaient les chairs des enfants. Elle était dans l’eau de boisson, dans les mares qui stagnaient aux abords des habitations, envoyant des nuées de moustiques couvrir le monde à la nuit tombée. La mort était partout dans la misère insalubre de l’Afrique. La mort était partout dans l’ignorance des populations. Et la mort était dans les traditions. Dans ces comportements nécrophiles qui impliquaient souvent la conservation des crânes des trépassés. Dans les pratiques de sorcellerie, où des potions étaient fabriquées avec de la poudre d’ossements humains ou avec des viscères. Dans certains rituels qui pouvaient parfois finir en bains de sang, et personne ne s’émouvait devant le décès de cette femme qui n’avait pas été suffisamment endurante, suffisamment femme, pour retenir les flots de sang répandus lors de son excision. La mort avait fait de l’Afrique son royaume. […] Il semblait cependant à Ayané que l’être africain qui méprisait cette mort multiforme, dansant et riant sur son dos, courbait l’échine devant elle sitôt qu’elle s’incarnait dans des chefs. Elle prenait forme humaine » (p. 157)

Selon Ayané, les villageois auraient dû mourir pour préserver leur dignité au lieu d’obéir et de commettre une telle barbarie. Mais comme sa tante lui explique un peu plus loin, elle n’a pas à les juger. La dignité de ces gens n’intéresse personne et dans cette habitude qu’ils ont de devoir se battre pour sauver leur peau, ils n’ont pas bronché devant l’autorité. Tout simplement.

Par ailleurs, ces pauvres gens qui n’ont fait que préserver leur vie ne sont pas aussi nocifs que les puissants et leurs crimes moins évidents perpétrés dans la seule optique de faire des affaires et d’accroître leur pouvoir. C’est ainsi que naissent les guerres…

Le retour à soi

Or à travers le personnage d’Ayané et ce regard occidentalisé sur l’Afrique, L’intérieur de la nuit est le récit du retour à soi. Retour d’Ayané à ses origines, avec tous les questionnements que cela induit,

[n.d.l.r. : propos de Wengisané envers sa nièce] Si, tu as honte. Comme tous les Africains, comme tous les Noirs qui ne savent plus se regarder qu’avec les yeux des autres. Tu te dis que c’est vrai, ce qu’ils ont dit de nous, que nous sommes des bêtes, que nous n’avons pas d’âme. » (p. 196)

et retour de l’Afrique à son essence que la colonisation lui a fait perdre. Cette dernière idée est soutenue par le combat des miliciens qui occupent Eku cette nuit-là. Mais le village peuplé de gens non instruits et soumis au destin peut-il comprendre et adhérer à leur message – même après la traduction assurée par l’un de ses habitants ?

« Les autres ne souffraient pas. Ils étaient assis sous des arbres et ne comprenaient pas pour quelle raison on était venu les priver de leur repas du soir. Contrairement aux Africains instruits, ils ne s’étaient pas réveillés un matin avec ce mal au crâne, ces souvenirs confus de ce qui s’était réellement passé, et les preuves qu’on avait abusé d’eux parce qu’ils avaient manqué de discernement… » (p. 93)

Or l’épisode macabre qui marque cette nuit interminable est le symbole d’une Afrique qui, après s’être perdue suite à la colonisation, ne revient à elle-même que maladroitement à travers la barbarie. Un retour à soi qui mène forcément à sa propre destruction et se traduit à plus grande échelle par des guerres civiles et autres génocides. « Parce qu’elle ne pouvait se résoudre à devoir s’absoudre elle-même pour s’être laissé soumettre, piétiner, effacer de sa propre mémoire. » (p. 118)

Toujours en parallèle de cette ambivalence de l’Afrique vis-à-vis de son essence, le roman s’achève sur les doutes d’Ayané quant à une réconciliation possible avec ses origines.

Le style, le style et encore le style

Comme je l’ai écrit en préambule, Léonora Miano possède une plume exceptionnelle, d’une élégance rare. Je ne résiste pas à l’envie de citer des extraits qui le prouvent. Ici, la gravité et la tension qui enveloppent le village d’Eku à la tombée brutale de la nuit viennent saisir le lecteur. Il ressent cette fatalité dont il est souvent question lorsqu’on parle de l’âme de l’Afrique. Contrairement aux villageois, il perçoit les signes et sent bien que la noirceur du ciel va se refléter dans les événements sur terre.  

« La nuit avait maintenant dévoré le jour, d’un coup. Il en allait ainsi, dans cette Afrique équatoriale. L’instant intermédiaire du crépuscule ne durait pas. À peine s’était-on rendu compte de la présence d’une étoile dans un ciel indigo et encore sans lune, que l’ombre se jetait goulûment sur les derniers restes de l’éclat diurne. Elle n’en faisait qu’une bouchée, et la lune prenait place sur le trône que le soleil avait déserté. […] Les hommes refusaient de faire de leur monde un miroir dans lequel le ciel pu se refléter. Ils écoutaient désormais les êtres plus que  les choses, et lorsqu’une brise froide descendit sur le peuple d’Eku, menaçant le foyer sur lequel les femmes avaient posé la marmite, […] ils frissonnèrent sans comprendre le message. Seule Ié leva un instant les yeux au ciel, comme pour y voir le profil de ces lendemains qui se dessinaient peu à peu, dans les impondérables du présent. » (p. 112)

L’horreur absolue

Nous y voilà : l’intérieur de la nuit est le théâtre d’un sacrifice humain suivi d’un acte de cannibalisme décrits dans les moindres détails. Étape par étape, rien ne nous est épargné et c’est saisie d’effroi que j’ai lu d’une seule traite ce roman si court – 224 pages seulement. Les images se forment très clairement dans l’esprit. N’hésitez pas à sauter ce passage si vous n’avez pas envie qu’elles se forment dans le vôtre. Le lecteur entend presque ce fameux hurlement qui hantera, sur plusieurs générations, les villageois ayant assisté à la scène.

« Après l’avoir dépouillé de ses vêtements, on étendit à terre le jeune Eyia. Il avait cessé de se débattre. Ibanga tendit à Esa le couteau qui avait servi quelques instants plus tôt à mettre Eyoum à mort, et dont la lame était encore maculée de son sang noir. Les deux autres lui maintenaient les membres au sol. Esa voulut lui couvrir la bouche de sa main pour l’empêcher de crier, pendant qu’il lui perforait la poitrine. Isango s’approcha et lui fit signe d’ôter sa main, et de prélever en premier lieu les organes génitaux de l’enfant. D’une main mal assurée, les yeux baignés de larmes, il s’exécuta. Il dut s’y reprendre à plusieurs reprises, pour découper l’ensemble. Le petit poussa un cri aigu, qui devait s’imprimer à jamais dans la mémoire de chacun. Le hurlement envahit la nuit, grimpa par-delà les collines, sembla atteindre la cime des arbres, et chaque villageois le reçut en plein cœur. » (p. 115)



5 réflexions sur “L’intérieur de la nuit, Léonora Miano

  1. rose

    Je n’ai pas bien compris, pardon.
    L’enfant est découpé avant que d’être mort ?
    Avant le prélèvement des organes, n’y avait-il pas extraction du coeur ?
    Est-il mangé cuit ou cru ? Est-ce dit dans le livre ?

    Étonnant, Ed, parce qu’avant que de vous lire, songeais aux spectateurs de telle ignominie que je rendais plus responsables que les acteurs de l’ignominie. ( Étais ds les trains, partie du Vel d’Hiv. en mai, le 20 je crois bien, et allant vers Auschwitz).
    Or, votre compte-rendu place Ayané spectatrice, assistant à la barbarie, néanmoins pas coupable pour un iota.
    Cela bouscule mes idées de l’aprem.
    Est-ce le moyen, radical, nécessaire, pour qu’elle se dissocie définitivement de son africanité ?
    C’est horrible.
    Nota bene : vous suggérez, Ed, de ne pas le lire, pourtant, noir sur blanc, vous l’avez recopie.
    Étrange, trouvé-je.

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  2. rose

    Il est 3h35 chez moi.
    Bref.

    Ayané est obligée de se la boucler pour sauver sa peau.

    Remarque n°2 sur le début de votre compte-rendu passionnant :
    chimère : doivent exister des femmes qui ne sont pas nées sacrifiées.
    Plutôt qu’un cadavre porté en soi, je dirai la certitude liée à l’apprentissage et à la répétition.
    Une tradition en Afrique noire veut que, et cela passe par les femmes, l’on batte les seins des jeunes filles à grands coups de batte de bois. Ce sont des femmes qui le font à des encore enfants, ou sortant de l’enfance.

    La mère de Maxime Gorki est frappé de ce poids là de la condition féminine. Et, elle est admirable. À la moitié, j’en suis.
    Cela signifie qu’elle sait le malheur. Elle y va droit, elle va subir, elle va souffrir.
    Comme la maman du jeune journaliste assassiné par un éclat d’obus dans un convoi humanitaire lors de cette guerre atroce qui a déjà anéanti Marioupol, et n’en finit pas de durer.

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