Girl, Woman, Other, Bernardine Evaristo

Dans télétravail, il y a travail, et Dieu sait s’il a abondé lors de ce confinement. C’est pourquoi la rédaction de mes chroniques littéraires a autant traîné. Évidemment, je m’estime heureuse de ne pas pâtir de la situation économique et écris ce nouvel article l’esprit serein et enjoué. Une humeur qui reflète bien celle qui m’habitait pendant la lecture de Girl, Woman, Other de Bernardine Evaristo. De là à dire que le gagnant – avec Les Testaments de Margaret Atwood ! – du prix Booker 2019 méritait une distinction si prestigieuse, il n’y a qu’un pas que je ne saurais franchir. Mais comme je n’ai lu aucun autre livre présélectionné, peut-être les borgnes sont-ils bien rois au royaume des aveugles, peut-être pas.

Pour commencer, la ponctuation et les majuscules en début de phrase constituent sans doute une norme blanche de colonisateurs. Car ce roman qui raconte les vies de douze femmes afro-britanniques a décidé de s’affranchir de cette règle. Le principe est étrange et pas vraiment justifié, mais je me suis habituée au résultat dès les premières pages, alors que l’anglais n’est pas ma langue maternelle. Voilà pour l’avertissement.

Ça cause fort, mais de quoi ça cause ?

Le projet est simple et cohérent : douze portraits de femmes de tous âges, à différentes époques, mais avec pour point commun la couleur de peau et la nationalité britannique. Bien évidemment, il ne s’agit pas de vies isolées les unes des autres. Les femmes racontées ont toujours un lien réciproque familial ou amical.

Entre la lesbienne peu à peu emprisonnée dans une relation abusive à cause d’une compagne qui n’est pas sans rappeler n’importe quel bonhomme possessif et manipulateur décrit par sa victime, l’adolescente qui tombe enceinte à de multiples reprises suite à des rapports sexuels plus ou moins consentis avec des hommes noirs de type très alpha – pour employer un euphémisme – et peu adeptes du préservatif, la jeune femme en guerre avec ses parents froids et distants qui après sa maternité se transforme en desperate housewife mariée à deux connards successifs même si différents, et enfin la jeune active issue d’un milieu ultra-modeste qui a dû se battre comme personne pour gravir les échelons de la société britannique (blanche) : chaque histoire se veut archétypale.

Le roman choral s’ouvre sur un symbole – peut-être une mise en abîme de l’auteure désormais lauréate d’un illustre prix littéraire : la première représentation dans un grand théâtre londonien de la nouvelle pièce d’Amma. La cinquantaine passée, la dramaturge sort de sa position marginale et, avec une pièce mettant en scène des Amazones noires, fait la conquête de l’establishment après avoir passé sa vie à le combattre. Le livre se termine donc tout naturellement par le triomphe de cette représentation à laquelle sont invités certains personnages peints dans ces douze chapitres.

Un livre divertissant et drôle du début à la fin

Malgré son ambition louable de mettre en avant des minorités – et quelles minorités : des femmes noires, la double peine ! – je persiste à dire que ce roman n’est pas révolutionnaire et qu’il ne m’a pas appris grand-chose. Une chose est pourtant sure : Evaristo ne manque pas d’humour et manie le sarcasme par petites touches permanentes. Girl, woman, other contient des passages intéressants et se trouve jonché de punchlines irrésistibles. Pendant la lecture, c’est une voix forte et insolente de nigga d’outre-Manche qui crie le texte dans votre tête. Morceaux choisis – attention, ça pique un peu, ravages de la traduction oblige.

 

Chapitre : Yazz

Humour politique

« c’était tendu, mais Neneth a apaisé les choses en déclarant savoir gérer les conflits car son père faisait partie de la diplomatie pendant les trente ans de la présidence de Moubarak en Egypte

ça s’appelle une dictature, lui rétorqua Waris

ça s’appelle la stabilité politique, lui répondit Neneth »

 

Humour raciste anti-blanc

« Courtney leur raconta qu’elle avait grandi dans une exploitation céréalière dans le Suffolk, elles se mirent à rire car pour elles, ça expliquait son apparence de fermière

des yeux pétillants, déclara Neneth

une peau translucide, déclara Yazz

une poitrine de trayeuse, déclara Waris

 

Chapitre : Shirley

Humour féministe (mon préféré car il raille très justement non pas le patriarcat, mais une fausse victoire du féminisme)

« elle passe devant des salles d’arts plastiques colorées décorées de quelques bons tableaux et un grand atelier de menuiserie avec des établis (réservé aux garçons)

[…] prête à éduquer la future génération de femmes au foyer, celle des femmes au foyer à temps plein avec un emploi à temps plein, l’inconvénient du Mouvement de libération des femmes »

 

Chapitre : Megan/Morgan

Humour culturel, et finalement universel car à l’instar des Français, de nombreux peuples connaissent cette arrogance de la capitale vis-à-vis des ploucs provinciaux

« elles n’étaient ici que depuis quelques heures à peine et le Nord leur manquait déjà, là où les gens sont plus vrais, plus avenants, et ne prennent pas leurs grands airs

les Londoniens pensent qu’ils sont le centre du monde, ignorent le reste du pays et continuent de faire des blagues pas drôles sur les paysans qui vivent dans le Nord, mangent des Mars frits au petit-déjeuner, se bourrent tellement la gueule le weekend qu’ils se pissent dessus dans le caniveau, et sont la plupart du temps des parasites au chômage de générations en générations. »

 

Alors oui, on s’amuse bien et je souhaitais commencer par là car c’est pour moi une qualité essentielle de ce roman. Mais ce n’est pas la seule. Il met en lumière, rappelle certains faits sociétaux. À commencer par l’inévitable…

 

Racisme

Le sujet est inévitable sans être omniprésent, ni même central. À aucun moment Evaristo ne joue la carte de la victimisation. Dire que les Noirs britanniques sont et surtout ont été – puisque le racisme était bien plus violent et assumé par le passé – victimes de discrimination raciale par la population « de souche » est une simple piqure de rappel. Or Evaristo administre celle-ci à la bonne dose, n’insiste pas, et n’en rajoute pas non plus. Ce n’est pas le genre de la maison : ici on est plutôt dans la déconne et l’éloge de la femme fière et imposante quelles que soient les difficultés de la vie. La simple vérité donc ; une ignorance certes choquante, mais pas si étonnante que cela…

Chapitre : Winsome

Un racisme inimaginable aujourd’hui, même au fin fond du Vaucluse !

« vous n’avez pas le droit de travailler ici, qu’ils disaient, quand Clovis cherchait du travail sur le quai

vous n’avez pas le droit de manger ici, qu’ils disaient, quand on entrait dans un petit café

vous n’avez pas le droit de boire ici, disait le barman quand on entrait dans un pub, alors que tous les yeux étaient rivés sur nous

vous n’avez pas le droit de dormir ici, votre couleur va déteindre sur les draps, disait la femme qui avait devant sa fenêtre une pancarte pour des chambres, à l’époque, les gens étaient à ce niveau d’ignorance et de méchanceté, ils disaient ce qu’ils pensaient et se fichaient des conséquences sur vous parce qu’il n’existait pas de lois contre les discriminations pour les arrêter

Il ne nous restait plus qu’à partir et ne plus jamais revenir, comme nous l’avait conseillé l’agent de police »

Chapitre : L’after

En parallèle de ce vieux racisme ignorant, le point de vue d’un citoyen afro-britannique sur la situation politique actuelle du Royaume-Uni. Une dénonciation assez brillante du manichéisme fallacieux des populistes – et là encore, pas que – britanniques de la part du descendant de ce pauvre couple de Noirs qui a essuyé les plâtres. À cela s’ajoute la fierté des fils d’immigrés qui au lieu de baisser la tête comme leurs parents, assument leur réussite.

« quant à l’opprobre actuellement déversée sur les soi-disant « élites des grandes villes », il a travaillé comme un malade pour atteindre le sommet de sa profession, et il est exaspéré que ce terme soit aujourd’hui employé à tout bout de champ par de plus en plus de politiciens et démagos d’extrême droite, véritables maux de la société, pour qualifier 48% des votants britanniques qui ont voté pour rester dans l’UE

tandis que les partisans du Brexit sont pitoyablement décrits comme des gens ordinaires qui travaillent dur, comme si les autres ne l’étaient pas

[…] sa famille n’a pas tenu six mois dans la merveilleuse campagne anglaise quand elle a débarqué de Gambie avant d’être chassée du village par les racistes enragés des années 60

[…] ce n’est pas pour rien si les Noirs se sont regroupés dans les métropoles, c’est parce que vous ne vouliez surtout pas que nous approchions vos champs verdoyants et vos demoiselles aux joues roses

[…] il n’a pas honte de faire partie de l’élite […], pourquoi lui […], le fils d’immigrés africains de la classe ouvrière qui est allé à l’école publique ne devrait-il pas avoir le droit de gravir les échelons ?

ou vous insinuez que les Noirs devraient se contenter de travailler à l’usine, nettoyer les toilettes ou balayer les rues ? »

Comme les hommes

Les livres d’hommes écrits par des hommes – la majorité de la littérature en somme – parlent des femmes. Mal certes, mais ils en parlent tout de même car le sujet les obsède. L’avantage de ces livres féministes qui pullulent depuis quelques années, c’est qu’ils abordent souvent le désir féminin de manière moderne et totalement désinhibée. Rien de nouveau sous le soleil, Violette Leduc n’est pas une contemporaine, mais le ton de Bernardine Evaristo évoqué ci-dessus crée une connivence entre le personnage féminin et la lectrice.

Chapitre : Winsome

Sur la passion sulfureuse entre une maman et son gendre – décrit comme si parfait et compréhensif par son emmerdeuse de femme dans le chapitre précédent. À noter que l’enchaînement entre le point de vue de l’épouse insupportable, cocue sans le savoir, et celui de sa propre mère qui permet au lecteur de découvrir le pot-aux-roses rend l’ensemble une fois de plus très comique. Le tout avec une conclusion hilarante !

« une pulsion sexuelle débordante, une passion, peu importe comment ça s’appelle

elle a bien essayé de ne pas fixer sa peau chocolatée qu’elle avait envie de lécher, de ne pas plonger dans le blanc intense de ses yeux intelligents, tandis que Clovis avait un blanc des yeux jauni à cause de son enfance éblouie par le soleil du bord de mer

il avait une petite coupe afro bien entretenue, une chemise très proche du corps qui mettait en valeur son torse parfait

elle voulait lui caresser tout le corps, y compris les couilles, et le sentir se durcir sous ses mains »

« elle avait presque cinquante ans

elle méritait cela

lui

ce dimanche après le déjeuner en famille, elle s’est arrangée pour qu’ils soient seuls dans la cuisine à faire la vaisselle et a organisé une rencontre dans la semaine

et cela a duré plus d’un an

[…] pendant que les enfants dormaient, ils profitaient du lit deux places

ils ne parlaient jamais de ce qu’ils avaient fait

Lennox avait des besoins, il valait mieux qu’elle les satisfasse plutôt qu’il ne quitte sa fille

pour une autre femme »

En plus du désir assumé, il se dégage une force presque virile de certains portraits, l’impression que certaines – de nombreuses ! – femmes portent le monde à bout de bras.

 

Chapitre : Carole

Le travail extrêmement physique et harassant de la ferme

« si t’avais vu comment j’ai appris à travailler à la ferme à l’extérieur

à remplir la glacière avec la glace qu’on a extraite du lac gelé en hiver

à récolter les fruits du verger, pour faire des conserves et confitures

à cueillir et éplucher les légumes et les stocker dans la glacière

à donner à manger aux vaches, chèvres, cochons, chevaux, poules, dindes, canards, paons

à placer des agneaux orphelins devant le feu de la salle des comptoirs

à nettoyer le crottin accumulé pendant tout l’hiver dans l’écurie

à fumer de la viande et saler du lard avec de la graisse de porc

à récolter les fruits du verger, pour faire des conserves et confitures »

 

Chapitre : LaTisha

La vie d’une mère célibataire de trois enfants qui s’est battue pour passer d’employée à chef de rayon dans un supermarché. Une working-class heroin comme on en connaît tous, avec la discipline de fer que son statut exige. Là encore, le sarcasme est de mise, irrésistible.

« LaTisha KaNisha Jones parcourt le rayon fruits et légumes du supermarché, où elle travaille en tant que manager, un quart d’heure avant l’ouverture

[…] ou mamam major général

comme ses enfants la surnomment

elle s’est déjà concertée avec les assistants aux achats qui ont écumé les ailes pendant la nuit pour des commandes en ligne, afin de synchroniser les stocks de remplacement

elle a vérifié l’entrepôt pour s’assurer que les livraisons de son rayon sont correctes et elle pourra bientôt répertorier 600 kg de King Edward non livrées, même si le fournisseur les a facturées au magasin (délinquants !)

pour une fois, elle ne va pas faire d’inventaire négatif aujourd’hui, ce qui apparaîtra le lendemain comme un déficit non justifié sur sa fiche de rendement en principe (toujours) parfaite

elle a fini la rotation des données avec le scanner, a vérifié que les rayons soient correctement empilés avec les produits plus anciens à l’avant

elle a vérifié que les présentoirs de fruits soient soigneusement ordonnés, tous avec une forme parfaite pour respecter le souhait des clients, qui ne comprennent pas que la plupart des fruits n’ont absolument pas une forme, une texture, une taille et une couleur normalisées dans leur état d’origine, non modifié

comme elle l’a appris à l’école de formation du supermarché

ou que les carottes étaient violettes, jaunes ou blanches avant que des paysans néerlandais du XVIIe siècle ne cultivent les carottes orange mutantes que l’on connaît aujourd’hui

comme elle aime le raconter à ses enfants […] afin qu’ils apprennent de manière ludique car ils ont intérêt à réussir leurs examens

s’ils ne veulent pas finir enchaînés dans la cave sans nourriture, eau ni toilettes

pendant vingt-quatre heures

selon ses menaces

régulières

LaTisha »

Laisser un commentaire