Changement radical de cap. Nous retournons dans la littérature anglophone avec un livre des plus légers écrit par une Anglaise résidant aux États-Unis depuis de nombreuses années. Cette dernière information au sujet de l’auteur est essentielle si on veut comprendre toute la dimension « so British » de La Dernière conquête du Major Pettigrew.
Résumé
Dans un village cossu du sud de l’Angleterre, le Major Pettigrew, officier à la retraite, mène une vie solitaire et paisible de gentleman. Depuis qu’il a perdu sa femme Nancy il y a quelques années, sa vie sociale se limite aux membres masculins du club de golf et aux rares visites de son fils, jeune cadre londonien trop occupé à empiler les billets dans une tour de la City. Peu importe, ses Kipling lui tiennent compagnie et le rituel du thé structure son existence. Mais cet équilibre se trouve bouleversé à l’annonce de la mort de son frère Bertie, la seule famille qui lui restait, en même temps qu’une visite de Madame Ali à son domicile. Pettigrew va alors se rapprocher de la propriétaire de l’épicerie du village, pakistanaise et musulmane. L’amour de la littérature et une grande douceur les réunit, mais qu’en est-il du choc des cultures ? De la réaction de l’entourage de l’un et de l’autre, exacerbée par un contexte rural ?
Pettigrew : l’attachement fêlé aux traditions
Pettigew apparaît comme une caricature du vieux gentleman anglais. Attaché aux traditions, entre le thé, le golf, la chasse, le domicile bien entretenu et les vêtements en tweed, ses valeurs ressortent de façon encore plus criante lorsqu’elles sont confrontées aux valeurs modernes et citadines du fils qui – horreur ! – fréquente une Américaine. Symbolisé par toute l’intrigue qui s’articule autour du fusil de Bertie, cet attachement aux traditions n’est pas parfaitement étanche aux corps étrangers. Sinon il n’aurait jamais laissé un espace suffisant pour la rencontre avec Madame Ali. C’est pourquoi je préfère parler de fêlure. Grâce à Kipling, Pettigrew a une ouverture d’esprit et une sensibilité que lui-même de soupçonne pas, comme le montre cet extrait où ce personnage principal si attendrissant lutte pour se conformer à ce qu’il pense devoir être.
« Avec soulagement, il passa en revue ses préparatifs du thé maintenant achevés. L’absence de nourriture instaurerait la tonalité décontractée qui convenait. Il avait vaguement dans l’idée qu’il n’était pas très viril de se préoccuper à ce point des détails comme il venait de le faire, et que confectionner des canapés serait d’un goût douteux. Il soupira. C’était l’un des aspects qu’il devait surveiller, en vivant seul. Il était important de maintenir un certain niveau, de ne pas laisser le contour des choses sombrer dans le flou. Et pourtant, il y avait cette étroite ligne de partage au-delà de laquelle il trahirait son côté efféminé, à force de s’agiter sur ces détails. »
Après de tels préparatifs avant l’arrivée de Madame Ali, notre gentleman reprend fort heureusement ses esprits et s’adonne à des activités plus dignes de son sexe.
« Il décida de peut-être se lancer dans une brève tentative de menuiserie […] Ensuite, il consacrerait un peu de temps à un premier examen plus minutieux du fusil de Bertie. » (p. 143)
Par ailleurs, on retrouve dans des circonstances plus « romantiques » cette lutte interne entre l’élan spontané de Pettigrew et les impératifs de comportement du parfait gentleman auquel il se soumet. Le lecteur devient alors complice de ses nombreux dialogues internes et il ne peut s’empêcher de sourire. Ainsi il regrette d’avoir proposé d’héberger le neveu de Madame Ali pour une raison assez étonnante.
« il se rendit compte qu’il lui inspirait à la fois confiance et le sentiment d’être son obligée – ce qui interdisait à un homme honorable de tenter avant longtemps de l’embrasser. Il se maudit de sa sottise. » (p. 238)
De l’empire britannique à l’immigration récente
Ce n’est pas un hasard si Helen Simonson a créé cette rencontre entre d’une part, un veuf retraité de l’armée britannique, descendant d’un officier qui a été en mission dans les colonies, et d’autre part une veuve fille d’immigré pakistanais. Cette relation entre la noblesse d’épée de sang anglais et la nouvelle classe de commerçants fraîchement arrivés d’un territoire jadis colonisé par la nation qui les accueille aujourd’hui permet de mettre en exergue une problématique majeure de l’Angleterre. Même dans ce qu’on nous vend en France comme une société multi-culturaliste, le problème de l’intégration se pose. Sans doute de façon plus remarquable dans un univers rural où il n’y a pas de communauté pakistanaise justement, et où les « Anglais de souche » sont donc en majorité. Ces quelques mots de Madame Ali expriment avec une certaine poésie le rejet auquel sa famille a été confrontée.
« — Mon père croyait en ce genre de choses. […] Tout comme les Saxons et les Normands finirent par devenir un seul peuple anglais, il n’a jamais cessé de croire que l’Angleterre, un jour, nous accepterait, nous aussi. Il n’attendait que ‘être convié à sceller son cheval et à chevaucher de phare en phare avec De Aquila comme un véritable Anglais. »
« — Je pense qu’il aurait choisi de ne pas se laisser si négligemment oublier quand la faculté accepta de se réunir autour d’un verre au pub local. »
Malheureusement, son interlocuteur et ami semble ne jamais avoir eu conscience d’un tel ostracisme.
« Il aurait aimé être en mesure de lui proposer une réponse réconfortante – comme quoi il serait fier, pour sa part, d’avoir pris un verre de bière avec son père. Toutefois, il en fut empêché par le constat curieux que ni lui, ni personne d’autre de sa connaissance n’avait jamais songé à inviter son mari à voir un verre au pub. » (p.155)
Le triple choc des cultures prétexte à l’autodérision
Comme précisé en introduction, Helen Simonson est une Anglaise expatriée aux États-Unis. Elle peut donc se permettre de se moquer de son peuple tout en ayant le recul nécessaire à l’observation de celui-ci. La distance géographique et culturelle permet de mieux jauger les comportements de sa nation d’origine. Ainsi, elle adore tourner en ridicule les réflexes d’une vieille Angleterre face à la modernité, qu’elle soit incarnée par l’immigration récente à travers Madame Ali, les valeurs matérialistes de la ville à travers le fils de Pettigrew, ou encore la vulgarité du Nouveau Monde à travers la nouvelle petite-amie de ce dernier. Mais attention, la moquerie déborde toujours de tendresse puisque l’auteure a eu la finesse d’esprit de construire un personnage principal souvent maladroit, mais jamais malveillant.
Au-delà du bal annuel du club de golf, apothéose de ce choc des cultures et du racisme – oui, lâchons le mot, car il est approprié et ne s’applique pas au Major – d’une vieille société anglaise endogame et ivrogne qui humilie une Madame Ali très distinguée en la considérant comme un objet de folklore, de multiples épisodes plus joyeux parsèment le roman.
« Il [Abdul Wahid, le neveu de Madame Ali que Pettigrew accueille généreusement chez lui pendant quelque temps] retira soigneusement ses chaussures marron […] Le major savait que c’était un signe de respect envers sa maison, mais il fut gêné par l’intimité des pieds de cet étranger en chaussettes humides. » (p. 238)
Et puis il y a les démonstrations de la vulgarité des Américains perçue à travers les yeux d’un gardien des valeurs traditionnelles de l’Angleterre. Dans ces passages, l’atmosphère est encore plus détendue car le choc des cultures a lieu entre Blancs. Aucun soupçon de racisme ne peut donc peser. Voici un extrait hilarant et édifiant de la réflexion de Pettigrew au sujet du grand peuple outre-Atlantique. Un point de vue qui n’est pas sans résonner avec les jugements qu’on a pu entendre – mettons les accusations de racisme de côté – de certains Anglais, membres de la famille royale ou non, envers Meghan Markle.
« Alors que son fils accueillait Sandy d’un baiser sur les lèvres et d’un bras passé autour de la taille, le major demeura bouche bée devant un tel reniement de distinction de caractère national entre la Grande-Bretagne et ce pays qui se piquait de gigantisme, de l’autre côté de l’Atlantique. Il voyait beaucoup de motifs à admirer l’Amérique, mais il estimait aussi que cette nation était encore en bas âge, sa naissance ayant précédé le règne de la reine Victoria d’à peu près soixante petites années. […] l’Amérique maniait son immense puissance dans le monde avec une confiance effrontée qui lui évoquait un jeune enfant ayant mis la main sur un marteau. » (p. 245)
Enfin la différence de valeurs entre Pettigrew père et fils explose dans l’affaire du fusil, intrigue qui se déploie tout au long du roman en filigrane de l’histoire d’amour. À la mort de Bertie, le Major espère récupérer auprès de son horrible belle-sœur le fusil de son frère pour former, avec l’autre moitié de l’arme dont il dispose, l’arme originale. D’une valeur selon lui inestimable, il estime cependant qu’elle doit rester dans la famille. Son fils n’est pas du même avis et pense avant tout à l’argent qu’il pourrait en tirer. Comme quoi, le choc des cultures peut avoir lieu au sein d’une même famille. Dans cet extrait, le désaccord entre le père et le fils a pour objet la propriétaire – raciste – d’une maison que le jeune couple souhaite acheter. Respect des valeurs morales et pragmatisme s’affrontent.
« — Je ne vois pas l’intérêt de rechercher la confrontation et de perdre une affaire lucrative […] il est beaucoup plus gratifiant d’avoir le dessus en tirant le meilleur profit d’une transaction.
— Sur quel fondement philosophique repose cette idée ? lui lança son père.
— Oh c’est du simple pragmatisme, papa. Cela s’appelle le monde réel. Si nous refusions de conclure des marchés avec tous les gens à la moralité douteuse, le volume des échanges chuterait de moitié, et les bons gars comme nous finiraient dans la pauvreté. » (p. 247)
Un héros tellement attachant
Disons que ce dernier paragraphe résume tous les précédents. L’humour anglais et la douceur de ce Major Pettigrew font que le lecteur lui pardonne ses maladresses, car ce sont vraiment des maladresses, et souhaite que sa belle relation avec Madame Ali fonctionne. Nous avons là un personnage principal qui possède un certain nombre de convictions et de principes. D’une part, il y reste fidèle grâce à son intégrité et ne tombe pas dans le cynisme incarné par son fils. Et d’autre part, il fait preuve de suffisamment de rondeur pour accueillir dans sa vie une personne d’une origine très différente, ce qui l’empêche de s’arc-bouter sur son attachement à la tradition comme le fait son entourage du club de golf. Un parfait équilibre, en somme. Un chic type, dans tous les sens du terme.
L’intrigue du fusil et du projet immobilier – pas de panique : je n’en dirai pas plus ! – vont mettre à l’épreuve cet honnête homme attaché à la terre, donc par métonymie au Royaume et à ses traditions.
Sans oublier son intelligence, sa culture et ses nombreux traits d’esprit qui le rendent irrésistible aux yeux du lecteur. Celui-ci m’a particulièrement touchée.
« La vie s’interpose souvent entre nous et la lecture » (p. 281)