La Dernière conquête du Major Pettigrew, Helen Simonson

Changement radical de cap. Nous retournons dans la littérature anglophone avec un livre des plus légers écrit par une Anglaise résidant aux États-Unis depuis de nombreuses années. Cette dernière information au sujet de l’auteur est essentielle si on veut comprendre toute la dimension « so British » de La Dernière conquête du Major Pettigrew.

Résumé

Dans un village cossu du sud de l’Angleterre, le Major Pettigrew, officier à la retraite, mène une vie solitaire et paisible de gentleman. Depuis qu’il a perdu sa femme Nancy il y a quelques années, sa vie sociale se limite aux membres masculins du club de golf et aux rares visites de son fils, jeune cadre londonien trop occupé à empiler les billets dans une tour de la City. Peu importe, ses Kipling lui tiennent compagnie et le rituel du thé structure son existence. Mais cet équilibre se trouve bouleversé à l’annonce de la mort de son frère Bertie, la seule famille qui lui restait, en même temps qu’une visite de Madame Ali à son domicile. Pettigrew va alors se rapprocher de la propriétaire de l’épicerie du village, pakistanaise et musulmane. L’amour de la littérature et une grande douceur les réunit, mais qu’en est-il du choc des cultures ? De la réaction de l’entourage de l’un et de l’autre, exacerbée par un contexte rural ?

Pettigrew : l’attachement fêlé aux traditions

Pettigew apparaît comme une caricature du vieux gentleman anglais. Attaché aux traditions, entre le thé, le golf, la chasse, le domicile bien entretenu et les vêtements en tweed, ses valeurs ressortent de façon encore plus criante lorsqu’elles sont confrontées aux valeurs modernes et citadines du fils qui – horreur ! – fréquente une Américaine. Symbolisé par toute l’intrigue qui s’articule autour du fusil de Bertie, cet attachement aux traditions n’est pas parfaitement étanche aux corps étrangers. Sinon il n’aurait jamais laissé un espace suffisant pour la rencontre avec Madame Ali. C’est pourquoi je préfère parler de fêlure. Grâce à Kipling, Pettigrew a une ouverture d’esprit et une sensibilité que lui-même de soupçonne pas, comme le montre cet extrait où ce personnage principal si attendrissant lutte pour se conformer à ce qu’il pense devoir être.

« Avec soulagement, il passa en revue ses préparatifs du thé maintenant achevés. L’absence de nourriture instaurerait la tonalité décontractée qui convenait. Il avait vaguement dans l’idée qu’il n’était pas très viril de se préoccuper à ce point des détails comme il venait de le faire, et que confectionner des canapés serait d’un goût douteux. Il soupira. C’était l’un des aspects qu’il devait surveiller, en vivant seul. Il était important de maintenir un certain niveau, de ne pas laisser le contour des choses sombrer dans le flou. Et pourtant, il y avait cette étroite ligne de partage au-delà de laquelle il trahirait son côté efféminé, à force de s’agiter sur ces détails. »

Après de tels préparatifs avant l’arrivée de Madame Ali, notre gentleman reprend fort heureusement ses esprits et s’adonne à des activités plus dignes de son sexe.

« Il décida de peut-être se lancer dans une brève tentative de menuiserie […] Ensuite, il consacrerait un peu de temps à un premier examen plus minutieux du fusil de Bertie. » (p. 143)

Par ailleurs, on retrouve dans des circonstances plus « romantiques » cette lutte interne entre l’élan spontané de Pettigrew et les impératifs de comportement du parfait gentleman auquel il se soumet. Le lecteur devient alors complice de ses nombreux dialogues internes et il ne peut s’empêcher de sourire. Ainsi il regrette d’avoir proposé d’héberger le neveu de Madame Ali pour une raison assez étonnante.

« il se rendit compte qu’il lui inspirait à la fois confiance et le sentiment d’être son obligée – ce qui interdisait à un homme honorable de tenter avant longtemps de l’embrasser. Il se maudit de sa sottise. » (p. 238)

De l’empire britannique à l’immigration récente

Ce n’est pas un hasard si Helen Simonson a créé cette rencontre entre d’une part, un veuf retraité de l’armée britannique, descendant d’un officier qui a été en mission dans les colonies, et d’autre part une veuve fille d’immigré pakistanais. Cette relation entre la noblesse d’épée de sang anglais et la nouvelle classe de commerçants fraîchement arrivés d’un territoire jadis colonisé par la nation qui les accueille aujourd’hui permet de mettre en exergue une problématique majeure de l’Angleterre. Même dans ce qu’on nous vend en France comme une société multi-culturaliste, le problème de l’intégration se pose. Sans doute de façon plus remarquable dans un univers rural où il n’y a pas de communauté pakistanaise justement, et où les « Anglais de souche » sont donc en majorité. Ces quelques mots de Madame Ali expriment avec une certaine poésie le rejet auquel sa famille a été confrontée.

« — Mon père croyait en ce genre de choses. […] Tout comme les Saxons et les Normands finirent par devenir un seul peuple anglais, il n’a jamais cessé de croire que l’Angleterre, un jour, nous accepterait, nous aussi. Il n’attendait que ‘être convié à sceller son cheval et à chevaucher de phare en phare avec De Aquila comme un véritable Anglais. »

« — Je pense qu’il aurait choisi de ne pas se laisser si négligemment oublier quand la faculté accepta de se réunir autour d’un verre au pub local. »

Malheureusement, son interlocuteur et ami semble ne jamais avoir eu conscience d’un tel ostracisme.

« Il aurait aimé être en mesure de lui proposer une réponse réconfortante – comme quoi il serait fier, pour sa part, d’avoir pris un verre de bière avec son père. Toutefois, il en fut empêché par le constat curieux que ni lui, ni personne d’autre de sa connaissance n’avait jamais songé à inviter son mari à voir un verre au pub. » (p.155)

Le triple choc des cultures prétexte à l’autodérision

Comme précisé en introduction, Helen Simonson est une Anglaise expatriée aux États-Unis. Elle peut donc se permettre de se moquer de son peuple tout en ayant le recul nécessaire à l’observation de celui-ci. La distance géographique et culturelle permet de mieux jauger les comportements de sa nation d’origine. Ainsi, elle adore tourner en ridicule les réflexes d’une vieille Angleterre face à la modernité, qu’elle soit incarnée par l’immigration récente à travers Madame Ali, les valeurs matérialistes de la ville à travers le fils de Pettigrew, ou encore la vulgarité du Nouveau Monde à travers la nouvelle petite-amie de ce dernier. Mais attention, la moquerie déborde toujours de tendresse puisque l’auteure a eu la finesse d’esprit de construire un personnage principal souvent maladroit, mais jamais malveillant.

Au-delà du bal annuel du club de golf, apothéose de ce choc des cultures et du racisme – oui, lâchons le mot, car il est approprié et ne s’applique pas au Major – d’une vieille société anglaise endogame et ivrogne qui humilie une Madame Ali très distinguée en la considérant comme un objet de folklore, de multiples épisodes plus joyeux parsèment le roman.

« Il [Abdul Wahid, le neveu de Madame Ali que Pettigrew accueille généreusement chez lui pendant quelque temps] retira soigneusement ses chaussures marron […] Le major savait que c’était un signe de respect envers sa maison, mais il fut gêné par l’intimité des pieds de cet étranger en chaussettes humides. » (p. 238)

Et puis il y a les démonstrations de la vulgarité des Américains perçue à travers les yeux d’un gardien des valeurs traditionnelles de l’Angleterre. Dans ces passages, l’atmosphère est encore plus détendue car le choc des cultures a lieu entre Blancs. Aucun soupçon de racisme ne peut donc peser. Voici un extrait hilarant et édifiant de la réflexion de Pettigrew au sujet du grand peuple outre-Atlantique. Un point de vue qui n’est pas sans résonner avec les jugements qu’on a pu entendre – mettons les accusations de racisme de côté – de certains Anglais, membres de la famille royale ou non, envers Meghan Markle.

« Alors que son fils accueillait Sandy d’un baiser sur les lèvres et d’un bras passé autour de la taille, le major demeura bouche bée devant un tel reniement de distinction de caractère national entre la Grande-Bretagne et ce pays qui se piquait de gigantisme, de l’autre côté de l’Atlantique. Il voyait beaucoup de motifs à admirer l’Amérique, mais il estimait aussi que cette nation était encore en bas âge, sa naissance ayant précédé le règne de la reine Victoria d’à peu près soixante petites années. […] l’Amérique maniait son immense puissance dans le monde avec une confiance effrontée qui lui évoquait un jeune enfant ayant mis la main sur un marteau. » (p. 245)

Enfin la différence de valeurs entre Pettigrew père et fils explose dans l’affaire du fusil, intrigue qui se déploie tout au long du roman en filigrane de l’histoire d’amour. À la mort de Bertie, le Major espère récupérer auprès de son horrible belle-sœur le fusil de son frère pour former, avec l’autre moitié de l’arme dont il dispose, l’arme originale. D’une valeur selon lui inestimable, il estime cependant qu’elle doit rester dans la famille. Son fils n’est pas du même avis et pense avant tout à l’argent qu’il pourrait en tirer. Comme quoi, le choc des cultures peut avoir lieu au sein d’une même famille. Dans cet extrait, le désaccord entre le père et le fils a pour objet la propriétaire – raciste – d’une maison que le jeune couple souhaite acheter. Respect des valeurs morales et pragmatisme s’affrontent.

« — Je ne vois pas l’intérêt de rechercher la confrontation et de perdre une affaire lucrative […] il est beaucoup plus gratifiant d’avoir le dessus en tirant le meilleur profit d’une transaction.

— Sur quel fondement philosophique repose cette idée ? lui lança son père. 

— Oh c’est du simple pragmatisme, papa. Cela s’appelle le monde réel. Si nous refusions de conclure des marchés avec tous les gens à la moralité douteuse, le volume des échanges chuterait de moitié, et les bons gars comme nous finiraient dans la pauvreté. » (p. 247)

Un héros tellement attachant

Disons que ce dernier paragraphe résume tous les précédents. L’humour anglais et la douceur de ce Major Pettigrew font que le lecteur lui pardonne ses maladresses, car ce sont vraiment des maladresses, et souhaite que sa belle relation avec Madame Ali fonctionne. Nous avons là un personnage principal qui possède un certain nombre de convictions et de principes. D’une part, il y reste fidèle grâce à son intégrité et ne tombe pas dans le cynisme incarné par son fils. Et d’autre part, il fait preuve de suffisamment de rondeur pour accueillir dans sa vie une personne d’une origine très différente, ce qui l’empêche de s’arc-bouter sur son attachement à la tradition comme le fait son entourage du club de golf. Un parfait équilibre, en somme. Un chic type, dans tous les sens du terme.

L’intrigue du fusil et du projet immobilier – pas de panique : je n’en dirai pas plus ! – vont mettre à l’épreuve cet honnête homme attaché à la terre, donc par métonymie au Royaume et à ses traditions.

Sans oublier son intelligence, sa culture et ses nombreux traits d’esprit qui le rendent irrésistible aux yeux du lecteur. Celui-ci m’a particulièrement touchée.

« La vie s’interpose souvent entre nous et la lecture » (p. 281)



Vies ordinaires en Corée du nord, Barbara Demick

J’ai classé cette enquête journalistique un peu particulière parmi les « Essais » car je ne voyais pas l’intérêt de créer une catégorie spéciale pour n’y ranger qu’une seule œuvre. Ensuite, il ne s’agit certainement pas de littérature ou même de fiction, malgré le récit effectué par un tiers – Demick –,  puisque ce dernier est tiré d’histoires vraies.

À travers le destin de six réfugiés nord-coréens qui vivent désormais en Corée du sud, la journaliste décrit la vie quotidienne dans le pays le plus fermé au monde. La famine, l’absence d’électricité, la surveillance mutuelle des citoyens, le travail, l’endoctrinement, la mort de Kim il-sung, etc. : tout est y est. La forme est maline et prenante : basées sur des entretiens réguliers pendant de nombreuses années avec des survivants du régime, ces histoires individuelles racontent l’Histoire mieux que n’importe quel cours magistral. Un livre qui a d’ailleurs fait la quasi-unanimité au sein de mon Book Club !

Les six réfugiés

Barbara Demick le dit bien en conclusion de son ouvrage : ces six destins n’ont pas été choisis par hasard. Tout d’abord, ils sont issus de familles au passé bien spécifique mais représentatif de tant d’autres dans cette dictature. Cette variété des milieux permet de montrer les différences de trajectoires, lesquelles mènent pourtant au même résultat : l’exil. Ensuite, tous s’en sont plutôt bien sortis et sont parvenu à s’adapter – tant bien que mal, certes – à la société sud-coréenne ultra capitaliste et moderne. Autre élément à préciser d’emblée : toutes les familles en question viennent de Chongjin, une ville industrielle au nord du pays qui, avec la crise et la famine des années 90 – suite à la chute des régimes communistes alliés –, a enterré plus de morts qu’ailleurs. De par sa proximité géographique avec la Chine, une part importante de ses habitants – par rapport aux autres régions du pays – a tenté/réussi la traversée du Tumen.

 

Mi-ran

Les perspectives d’évolution dans la société nord-coréenne de cette jeune femme aussi belle que brillante sont limitées pour cause d’histoire familiale. Son père, Tae-Woo, est ce qu’on appelle un « sang corrompu ». Originaire de Corée du sud, il a été prisonnier de guerre par l’armée communiste, un statut qui lui a valu de rester au nord de la ligne de démarcation. À cause de ce passé, toute la famille est bloquée, y compris la descendance, car cette société officiellement socialiste est en réalité divisée en trois castes : les loyaux, les neutres et les hostiles. Ainsi, Tae-Woo appartiendra toujours à la dernière et restera mineur à vie. Mi-ran devient institutrice malgré des ambitions plus élevées.

Dans les nuits sans électricité de la Corée du début des années 90, Mi-ran part en balade romantique avec Jun-sang, un étudiant à l’université de Pyongyang promu à une grande carrière. Les deux tourtereaux s’arrêteront au seuil du premier baiser car les parents du jeune homme, de riches japonais venus en Corée du Nord par conviction politique, désapprouveraient cette union avec une fille aussi bas dans l’échelle sociale.

De par son métier, Mi-ran est confrontée aux premières victimes de la famine : les enfants. Mal nourris, ils dorment en classe, n’ont rien pour déjeuner, souffrent d’hydrocéphalie et ont une corpulence sans commune mesure avec leur âge.

À la mort de son père, la jeune femme fuit vers la Chine avec sa mère, son frère – qui écoutait la radio sud-coréenne en cachette – et l’une de ses sœurs afin d’annoncer la mort de Tae-Woo à ses sœurs restées en Corée du sud. L’émigration vers ce pays réussit grâce aux risques pris par des membres de la famille du côté paternel. Six mois après leur fuite, les deux sœurs de Mi-ran, toujours restées loyales au régime et à leur famille pendant la famine, sont arrêtées. On ignore si elles ont été condamnées à mort ou au « goulag ».

 

Madame Song et sa fille Oak-hee

Travailleuse et vaillante, Madame Song est un bon petit soldat du régime. Elle préside le comité des voisins de son quartier, une entité de surveillance à petite échelle instituée par le régime et destinée à l’espionnage entre citoyens. Contrairement à celle de Mi-ran, la famille est clairement privilégiée. Le mari, Chang-bo, est journaliste. On apprend que son métier consiste – sans surprise – à diffuser la propagande à travers le pays, mais surtout à sélectionner, puis transformer ou occulter les informations venant de l’étranger. Sans jamais l’exprimer publiquement, Chang-bo ne se fait donc aucune illusion quant à la véracité des informations injectées dans les cerveaux du peuple nord-coréen.

Pendant la famine, Madame Song se transforme en véritable femme d’affaires et subsiste en vendant sur le marché des cookies qu’elle parvient à fabriquer avec le peu d’ingrédients qu’elle trouve. Sa fille cadette, Yong-hee, l’aide dans cette entreprise. Mais Nam-oak, son plus jeune fils, finit par mourir de faim, tout comme son mari.

C’est grâce à Oak-hee, sa fille aînée, qu’elle fuit la Corée du nord. De tempérament rebelle depuis l’enfance, elle n’a jamais cru au régime, mais trouve un bon parti et a un enfant avec lui. Mais lorsqu’une nuit, son mari violent, également porté sur la boisson et les prostituées, la frappe plus fort que d’habitude, elle décide de traverser le Tumen. Comme de nombreuses femmes nord-coréennes, elle épouse un paysan chinois près de la frontière, mais ne reste mariée à lui que deux ans, ne perdant pas de vue son objectif principal : faire fuir sa mère qui a travaillé toute sa vie et a déjà trop souffert suite à la perte des deux hommes de sa vie. Elle se démène pour gagner assez d’argent afin d’organiser à Madame Song une échappée de luxe, notamment en travaillant pour des passeurs entre les deux pays. La jeune femme finit par atteindre son but malgré une arrestation par la police nord-coréenne à cause de son aspect trop soigné et bien portant. Ainsi Madame Song voyage avec un faux passeport et réclame le droit d’asile une fois à l’aéroport de Séoul.

 

Hyuck

Émacié et doté d’une tête disproportionnée par rapport au reste du corps, Hyuck fait partie de ces « enfants-hirondelles » qui errent dans les rues de la Corée du nord des années 90. Il commet très jeune de petits larcins malgré l’intégrité de son père. Mais comme tous les gens trop honnêtes en temps de crise, celui-ci meurt dès le début de la famine. Son fils se retrouve orphelin. Il erre autour de la gare de Chongjin et vole tout ce qu’il peut dans les marchés de la ville ou dans les vergers des alentours.

Après sa première traversée vers la Chine, il fait de la contrebande entre les deux pays et se fait arrêter puis déporter dans un camp de travail. Grâce à sa condition physique et à une libération massive et inattendue de prisonniers – pour des raisons obscures…faire de la place ? – il survit et retourne aussitôt en Chine. Il est hébergé et nourri par des missionnaires chrétiens qui lui donnent finalement de l’argent pour passer en Mongolie. Jouant un double-jeu et dans un souci de préserver ses relations avec son voisin communiste, la Chine traquent réfugiés nord-coréens. Il reste donc la solution « low-cost » pour Hyuck, à savoir demander l’asile à l’ambassade de Corée du sud à Oulan-Bator – ou bien, encore plus simple, se faire arrêter par la police mongole à la frontière avant d’être expulsé vers…la Corée du sud !

 

Docteur Kim

Cette jeune femme possède un parcours exemplaire pour la République populaire. Orpheline de mère, elle doit tout au socialisme qui lui permet de mener à bien ses études de médecine. Dans l’hôpital où elle travaille, elle se retrouve aux premières loges pour constater l’horreur de la famine, des malformations physiques et décès des enfants à la misère matérielle de la santé publique. Les médecins ne mangent pas à leur faim et doivent cueillir eux-mêmes les plantes afin de préparer les remèdes. L’industrie pharmaceutique ne fonctionnant plus depuis les coupures d’électricité et les anciens alliés communistes ayant cessé leurs approvisionnements dans ce domaine, le pays est en pleine pénurie de médicaments. Les anesthésies ne se font que dans les cas extrêmes, et les patients doivent apporter leur linge, leur nourriture et enfin leur bouteille de bière pour les intraveineuses.

Avant de mourir, son père griffonne l’adresse de parents en Chine et lui conseille de fuir ce régime inhumain. Ecœurée elle-même par l’état de son pays, elle exécute les dernières volontés de son père, même si son geste signifie la perte de la garde de son fils.

Épuisée et affamée, elle constate à son arrivée dans un village chinois que l’effondrement du communisme n’a pas engendré la pauvreté que la propagande nord-coréenne a voulu faire croire au peuple. Des voitures sillonnent les rues, et elle réalise même avec effroi que les chiens y sont mieux nourris que les médecins de l’autre côté du fleuve.

 

Jun-sang

Mi-ran donne à son amour de jeunesse ce surnom lors de ses entretiens accordés à Barbara Demick à cause de la ressemblance physique que partage le jeune homme avec une star de K-pop. Issu d’un milieu ultra privilégié avec un chien comme animal de compagnie, des devises japonaises envoyées par la famille restée au pays, ou encore des appareils électroniques rares chez les nord-coréens, Jun-sang aura un avenir brillant, sans doute comme membre du parti. Il quitte Chongjin pour l’université de Pyongyang où il étudie sans relâche et ne souffre pas de la famine dans la ville-vitrine de la Corée du nord. Pendant le peu de vacances dont il dispose, il poursuit ses entrevues romantiques avec la belle Mi-ran. Rencontrée devant le cinéma de Chongjin, sa beauté effrontée a instantanément séduit ce cinéphile plutôt sensible.

Malgré le bourrage de crâne qu’il continue de subir pendant ses études, celles-ci ont développé chez lui un certain esprit critique largement favorisé par un accès à la culture occidentale. Ainsi il découvre la poésie – qui lui permet d’impressionner sa douce, Autant en emporte le vent et même…1984. Quand il emménage dans un petit studio de la capitale, il accède au summum de la désillusion puisqu’il bricole une antenne et regarde la télévision sud-coréenne pendant la nuit.

Lorsqu’il apprend la fuite de sa « fiancée », il est en colère contre elle – puisqu’elle ne lui a rien dit, même si c’était dans le but de le préserver de toute suspicion – mais surtout contre lui-même. Si cette jeune femme pauvre et sans grande instruction a pu avoir un tel courage, tout en ignorant les vérités politiques auxquelles il avait accès, il n’avait plus aucune excuse. Jun-sang, en dépit de sa position très enviable au sein de la société nord-coréenne, part donc un an plus tard. Seul.

Un récit traversé par l’obscénité – « Rien à envier au reste du monde »

Le titre de mon édition originale en anglais, ces grandes lettres rouges sur fond noir, résume parfaitement l’obscénité du régime nord-coréen. Ce slogan que l’on trouve parmi d’autres affichés un peu partout dans les paysages nord-coréens résume l’hypocrisie du pays le plus fermé du monde. Les gens meurent de faim, n’ont absolument aucune liberté d’expression et sont de surcroît cantonnés à leurs origines familiales ; ils ont absolument tout à envier au reste du monde.

La réalité aux antipodes du discours s’exprime dans de multiples aspects. Commençons par les origines de l’icône, le père fondateur du régime : Kim il-sung. Issu d’une famille presbytérienne protestante, il tire indéniablement de la religion son concept de culte de la personnalité, quitte se faire passer pour un dieu auprès de son peuple. Celui-ci, en plus de sombrer dans une hystérie collective à sa mort, peine à croire que son maître soit mortel. Et lorsque certains personnages de ce livre entendent pour la première fois sa voix dans les médias, ils s’étonnent de sa tonalité banalement humaine. Être Dieu dans un pays où la religion est interdite, c’est un comble. Mais la trahison de la logique n’est pas si grave. Après tout, Kim il-sung n’a fait que remplacer un culte par un autre.

En revanche, certains éléments plus concrets sont totalement contradictoires, et bien plus écœurants. Ainsi, comme l’illustre le cas de Mi-ran, la République démocratique – et oui, tout comme la RDA et la RDC – populaire de Corée a institué le système de castes le plus inégalitaire et injuste qui soit. L’égalité des chances, oui, mais pas pour tout le monde. La discrimination est également géographique, puisque les citoyens nord-coréens ont besoin d’un titre de voyage pour se rendre à Pyongyang. Dans la capitale-vitrine réservée aux élites, on y cache les pauvres et tout est fait pour donner l’image d’une économie florissante. Les limites du sordide sont toujours repoussées : Mi-ran connaissait une famille obligée de quitter la ville car l’un des fils était atteint de nanisme. Anecdote intéressante à la fin du livre : la journaliste, observant des soldats – la crème de la crème – se recueillir devant une statue de Kim il-sung, découvre au moment où ils se penchent qu’ils ne portent pas de chaussettes.

Pour préserver le patriotisme de son peuple et son sentiment d’être de grands privilégiés, l’appareil de propagande martèle dès l’école primaire des messages de haine dirigés vers les Américains et leurs suppôts sud-coréens. Le libéralisme plongerait ces pays dans la misère, et les membres de l’ex Union soviétique s’y sont précipités à la chute du mur de Berlin. Or s’il est vrai que le « miracle coréen » désignait le nord et non le sud dans les années 60, la situation s’est tragiquement inversée au tournant des années 90. Les alliés communistes s’étant ouvert à l’économie de marché, ils ne pouvaient plus se permettre d’approvisionner la Corée du nord aux tarifs exercés jusqu’ici. La libéralisation de ces pays communistes n’a donc pas appauvri les peuples qui les habitent – bien au contraire ! – mais a précipité la Corée du nord dans la crise. Mais pourquoi faire comme les autres et donner une chance à son économie de prospérer quand on peut conserver un régime économique moribond en renforçant le mensonge, seul moyen de préserver son pouvoir absolu auprès d’un peuple victime ? Pour ce faire, le régime a fait croire à une menace imminente de la part des Américains et Sud-coréens, justifiant ainsi les 20 % de son PIB consacrés à un programme nucléaire. Le peuple peut mourir de faim pendant ce temps-là…du moment qu’on possède l’arme nucléaire.

 

Le paradoxe de l’individualisme exacerbé au sein d’un régime collectiviste en crise

Mais lorsqu’un système où tout est organisé pour ses membres – les soins gratuits, la distribution de nourriture, la garderie sur le lieu de travail des femmes – s’effondre, la jungle de l’économie de marché et l’initiative individuelle pullulent. Des gens qui ne mangent pas à leur faim apprennent instinctivement à ne compter que sur eux-mêmes. Ainsi Madame Song, en cela très représentative des femmes nord-coréennes des années 90, monte son petit business de cookies, et la mère de Mi-ran vend également ses trouvailles culinaires pour survivre. De manière générale, le marché noir explose et les sacs de riz apportés par les ONG, notamment par les méchants Américains, sont revendus sur les marchés.

Au-delà des seuls aspects économiques, la solidarité n’existe plus quand les hommes doivent survivre, et Mi-ran s’en sort – et sort tout court, d’ailleurs – car elle s’est naturellement blindée face à l’hécatombe qui a frappé sa classe. Pour reprendre les termes du livre, elle a enjambé les cadavres, comme tous les autres survivants. Le parcours de Hyuck montre aussi comment la loi du plus fort s’installe naturellement : il survit en transgressant la morale – ici par le vol – et grâce à sa résistance physique supérieure à celle des autres, que ce soit lors de son emprisonnement au goulag ou de sa traversée périlleuse vers la Mongolie. Hyuck, pur produit de la chance, d’une bonne condition physique et de la ruse en situation de survie, n’est pas sans rappeler le miraculé Vladeck Spiegelman.

L’individu qui sommeille en ces êtres manipulés par le collectivisme finit toujours par triompher. Madame Song le confie à la journaliste à la toute fin de l’enquête : il n’existe plus une seule personne, aujourd’hui, en Corée du nord, qui croit au régime.

Plus anecdotique mais non moins écœurant, l’obscénité s’incarne actuellement en la personne de Kim Jong-un, amateur de basketball aux goûts de luxe très occidentaux – vins de France, langoustes de Russie, limousines offertes par des dirigeants, etc.

Un après aigre-doux

Comme je l’ai précisé en introduction, nos six déserteurs s’en sont plutôt bien sortis en Corée du sud. Toutefois, ce passage de Chongjin à Séoul, d’un extrême à l’autre, n’a pu se faire sans brutalité. Mi-ran est de loin celle qui a le mieux réussi : enceinte au début du livre, Barbara Demick la retrouve quelques années plus tard en femme au foyer – la norme chez les mamans sud-coréennes, qui n’est pas sans rappeler le fossé que je constate entre la mentalité des femmes est-allemandes et celle de leurs compatriotes de l’ouest – aux jupes très courtes et qui roule en Hyundai. Pourtant, elle vit avec le souvenir douloureux de ces enfants qu’elle a vu mourir de faim, et surtout de ses sœurs qui ont injustement payé le prix de sa propre désertion.

Malgré une politique d’accueil généreuse envers ces autres membres du peuple coréen – chaque réfugié a droit à une bourse de plusieurs dizaines de milliers de dollars à son arrivée, la Corée  du sud représente une véritable épreuve pour d’anciens ressortissants d’un pays communistes. Beaucoup avouent leurs difficultés à s’adapter à la concurrence féroce qui règne dans un pays ultra capitaliste, et regretter certains avantages sociaux comme les soins gratuits et accessibles à tous. Par ailleurs, tous ne peuvent se défaire d’un sentiment d’appartenance à la mère patrie malgré leur reconnaissance de l’horreur du régime. Un sentiment universel et bien normal – je sais de quoi je parle ! – qui les pousse à une colère paradoxale si des non-exilés en viennent à critiquer la Corée du nord.

Oak-hee continue à payer la désertion « premium » qu’elle a offert à sa mère. Pour régler ses dettes aux passeurs, elle travaille dur en tant que gestionnaire de jeunes hôtesses nord-coréennes qui sévissent dans les bars karaoké des quartiers chics de Séoul. Un métier apparemment cynique qui la plonge au cœur du business où l’argent n’a pas d’odeur, mais finalement moins hypocrite que son ancienne fonction en Corée du nord, puisqu’elle était chargée de faire des reportages de propagande sur les usines et autres lieux de travail du pays. Quant à sa mère, elle sillonne les marchés de Séoul et déguste la gastronomie locale. À soixante ans, Madame Song s’est fait débrider les yeux, le geste ultime d’intégration à la culture sud-coréenne. Pourtant, elle reste hantée par la mort de son mari et de son fils, oscillant entre plaisir de vivre pour soi – et sans mauvais jeu de mot…d’avoir ouvert les yeux – après toute une vie de labeur, et sentiment d’avoir tout perdu.

Hyuck apparaît comme le plus amer des six. Ce jeune homme rusé a gravi les échelons universitaires et a réussi la prouesse d’obtenir des diplômes alors qu’il n’avait aucune formation en Corée du nord. Pourtant, sa malnutrition pendant la petite enfance a laissé des traces physiques. En plus d’avoir gardé une tête disproportionnée par rapport au reste du corps, il est resté très petit et souffre des canons de beauté locaux, lesquels se fondent avant tout sur une obsession de la taille chez les hommes. La concurrence acharnée de la société le fatigue également. Incapable de nouer des amitiés avec des sud-coréens, il ne fréquente que des réfugiés nord-coréens et illustre ainsi la façon de vivre de la plupart des exilés.

Docteur Kim a elle aussi dû affronter bien des épreuves, à commencer par l’exercice de sa profession. Bien évidemment, ses qualifications ne valaient plus rien à son arrivée dans un pays à la médecine moderne. Elle a donc commencé des études de médecine et s’est retrouvée au milieu d’étudiants de dix de moins qu’elle. Après avoir suivi l’ensemble de son parcours, le lecteur n’est pas étonné d’apprendre qu’elle a réussi ses examens et mène une carrière brillante de médecin. Là encore, l’ombre au tableau est immense : elle a abandonné son fils.

Jun-sang éprouve quant à lui cette même culpabilité d’avoir laissé sa famille derrière lui, même si notre ancien auditeur clandestin et lecteur de 1984 dévore la culture occidentale avec passion et surtout au grand jour. Liberté au goût amer, mais liberté chérie.