Idaho, Emily Ruskovich

Une bonne nouvelle n’arrivant jamais seule, j’ai adoré pour la deuxième fois consécutive une œuvre découverte grâce à mon Book Club. Contrairement aux déceptions que m’ont apportées certains lauréats de prix prestigieux, ce roman couronné par le très généreux prix littéraire international IMPAC de Dublin – dont la première sélection est effectuée par les bibliothèques municipales du monde entier – m’a fait passer de belles heures de lecture en Thaïlande et à mon retour.

 

L’intrigue

Plongée immédiate dans l’horreur qui n’est pas sans rappeler le best-seller de Slimani : un infanticide est dévoilé dès les premières pages. Tandis que Wade, son mari quinquagénaire perd la mémoire à cause d’une maladie héréditaire, Ann tente sans relâche de « revivre » la scène à laquelle elle n’a pas assisté. Jenny, première épouse de Wade actuellement en prison, tue May, leur fille cadette. June, l’aînée, s’enfuit on ne sait où à travers l’immensité de l’Idaho. Le mystère du mobile reste entier jusqu’au bout, même si on peut soupçonner un accès de jalousie. En effet, Wade est encore marié à Jenny lorsqu’il rencontre Ann dans l’école où elle enseigne la musique, et que fréquente June. Ils tombent immédiatement amoureux, même s’ils ne consommeront cet amour qu’après – très peu de temps après ! – la tragédie. Or juste avant de mourir, la petite May fredonne un air enseigné par Ann…

 

Un procédé narratif qui tient le lecteur en haleine

Pour son premier roman, la jeune Emily Ruskovich fait preuve d’une grande maîtrise de la narration, et je n’ai pas été surprise de voir le nom d’Alice Munro clore les remerciements. « Mais c’est bien sûr ! », me suis-je dit, comme un éclaircissement rétrospectif de l’ensemble du roman. Et à propos de rétrospection, la jeune auteure ne lésine pas sur les techniques narratives qui permettent ce regard en arrière. D’où ma difficulté à résumer l’intrigue. Mais cette fois-ci, hors de question d’essayer de retranscrire les méandres de la narration comme je l’ai fait laborieusement pour les nouvelles si riches d’Alice Munro. Autant s’en tenir au drame central de l’intrigue, car les va-et-vient secouent pendant la lecture !

Même si le roman s’ouvre en 2006 sur le couple Wade-Ann en proie à la violence conjugale elle-même due à la tragédie du passé, les voyages dans le temps seront permanents. Entre les analepses ramenant le lecteur à l’époque de la rencontre entre Wade et Ann ou plus loin encore, celle entre Wade et Jenny, et les prolepses qui nous font atterrir en 2025 – mais s’agit-il vraiment de prolepses ou tout simplement de l’avancement de l’intrigue accéléré à coup d’ellipses ? – le lecteur a intérêt à prendre le train en marche. Avec ses longs chapitres sobrement intitulés selon l’année des faits racontés, Ruskovich nous transporte dans le temps et dans les décors – allant des étendues sauvages de l’Idaho à la minuscule cellule que Jenny partage avec Elisabeth. Elle nous perd aussi dans des méandres faites de sous-intrigues en apparence sans lien direct avec l’infanticide, comme l’arnaque de l’autre June – celle à qui le père de Wade, sénile, a donné beaucoup d’argent – l’agression de Sylvia par Elisabeth, ou encore l’histoire du jeune Eliott qui a perdu sa jambe.

Le secret pour apprécier un tel roman tient donc dans une sorte de lâcher prise. Ne pas vouloir à tout prix comprendre la bonne Ann, comment Wade a refait sa vie si rapidement et surtout POURQUOI Jenny a tué sa cadette. En utilisant des techniques narratives à foison, Ruskovich en arrive au même résultat que son idole : une histoire mystérieuse emballé d’une prose soignée. Preuve que le pari est réussi : je suis ressortie des discussions respectives du Book Club portant sur ces deux auteures avec plus de questions que de réponses.

 

Un roman sur la mémoire

Parmi les thèmes fréquemment cités de ce roman, on trouve la résilience et la gentillesse. Le terme de gentillesse renvoie ici à la bonté absolue d’Ann, avec une sororité extraordinaire entre Ann et Jenny, les supposées rivales, qui atteint son paroxysme dans une fin merveilleusement inattendue. Même chose entre Elisabeth et Sylvia, malgré un dénouement violent, mais surtout par la suite entre Elisabeth et Jenny. Et puis impossible de parler de sororité sans penser aux chamailleries des deux sœurs. Toutefois, ce n’est pas ce que j’ai retenu en priorité. « Retenu », c’est le cas de le dire…

J’ai en effet été la seule du Book Club à souligner l’importance de la mémoire dans ce roman. Les souvenirs, avec leur caractère flou et fluctuant dû au prisme de la mémoire et donc de la subjectivité, constituent le fil rouge qui relie tous les personnages et les histoires, des « sous-intrigues » au drame central. La thématique est rendue évidente dès les premières lignes, avec la progression de la maladie de Wade. On revient ensuite sur celle-ci à travers les absences de son père, qui lui ont valu des donations à – l’autre – June, et enfin sa mort terrible et sublimement contée.

 

Et le titre, alors ?

Je souhaite terminer cet article par le personnage principal à ne pas oublier, pris dans cette histoire d’infanticide, d’amour, de sororité, de bonté et de mystérieux souvenirs : l’Idaho. La majorité des chapitres se passe à l’extérieur, dans les montagnes de cet État sauvage d’Amérique. Et en bonne Européenne fascinée par les grands espaces du nouveau continent, j’ai été transportée par ce livre notamment grâce aux descriptions du décor de l’intrigue. À noter que les deux sont intrinsèquement liés : l’isolement géographique extrême des personnages semble les mener à la folie, d’où le parallèle évident avec l’enfermement pénitentiaire. La maladie de Wade est certes héréditaire, mais quelques années plus tôt, Jenny, alors enceinte de June et « bloquée » par la neige dans sa maison en montagne, devient littéralement obsédée par l’argent touché par l’autre June. Rien de plus normal, puisqu’elle n’a que ça à faire ! De la même manière, Ann qui rejoue inlassablement le film de l’infanticide dans son esprit n’évoque pas non plus une parfaite santé mentale. Ne dit-on pas souvent que les gens – pas tous, fort heureusement – sont un peu timbrés dans les campagnes ? L’éloignement de tout ne donne rien de bon pour les animaux sociaux et assoiffés de divertissement pascalien que nous sommes. Toute proportion gardée, car l’Idaho est forcément « pire » que nos régions françaises reculées, je ne peux que confirmer cette thèse.

Mais pour en revenir à l’espace lui-même, lire Idaho d’Emily Ruskovich c’est rencontrer des lapins, un chat sauvage malmenée par deux fillettes pendant leurs jeux en plein air, des chevreuils, et bien d’autres animaux des bois encore. C’est être projeté dans la chaleur humide et écrasante au bord du lac, dans l’école où travaille Ann, mais aussi dans l’hiver rude et enneigé des montagnes désertées par les hommes. Ultime preuve que mon analyse est la bonne : le roman se termine sur la description d’un sublime canyon et du passage des protagonistes dans un petit sentier difficile d’accès. Or l’État entier est difficile d’accès, des conditions naturelles parfois hostiles qui font de ce personnage principal le décor rêvé d’un roman où le mystère plane jusqu’au bout.