Sorcières : la puissance invaincue des femmes, Mona Chollet

Essai féministe incontournable, Sorcières : la puissance invaincue des femmes est sans conteste LE best-seller de la rentrée 2018. En traitant l’histoire des sorcières, il fait un parallèle étonnant – mais parfaitement légitime et crédible – entre les chasses aux sorcières qui ont fait rage en Europe à partir de la Renaissance et ce que subissent les nouvelles sorcières. Prolongeant la réflexion, Mona Chollet utilise ce fait historique pour remettre en question la médecine traditionnelle, symbole ultime du patriarcat, et défendre l’écoféminisme. Un livre passionnant qui m’a fait comprendre énormément de choses. Des passerelles se forment et il n’est plus possible de refermer les yeux après cette lecture – sachant que les miens sont déjà bien ouverts depuis longtemps.

Les chasses aux sorcières sont fondées sur la misogynie

Dans sa longue introduction qui analyse l’historiographie des chasses aux sorcières, Chollet souligne à quel point la véritable cause, à savoir la misogynie, a été occultée. En s’appuyant largement sur La sorcière et l’Occident : la destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers de Guy Bechtel, ouvrage de référence sur cette question, l’auteure reprend les fondamentaux concernant ce fait historique. À commencer par la période, car contrairement à la croyance populaire – et je plaide moi-même coupable d’ignorance – les chasses aux sorcières n’ont pas connu leur apogée au Moyen-Âge sur fond d’obscurantisme.

Bien au contraire, elles ont explosé à partir du XVIe siècle, en pleine Renaissance et « culte » de la science. Cette dichotomie entre la raison masculine et les valeurs dites féminines – la première écrasant les secondes par tous les moyens possibles – est un concept pivot de l’essai. Or à cette période de foi exacerbée dans la raison, les sorcières incarnaient le Mal absolu puisqu’elles prétendaient guérir hors de la médicine traditionnelle. Ces femmes indépendantes avaient tout pour enrager une société patriarcale qui n’avait d’autre choix que d’exterminer celles qui échappaient dangereusement à son joug. Et pour cause, les sorcières étaient vieilles – donc libérées des contraintes du désir des hommes et de la maternité – et vivaient dans l’isolement et le célibat. Un véritable cauchemar pour l’ordre établi. De surcroit, ces femmes avaient le malheur d’aider les populations ! Mais pour qui se prenaient-elles à concurrencer de la sorte la médecine brutale et masculine, reposant sur des préceptes scientifiques bien établis – bref, la seule médicine qui vaille ?

Toujours dans l’optique de prouver que les chasses aux sorcières n’étaient que l’expression macabre d’une volonté de domination des femmes, l’auteure nous apprend que le XVIe siècle voit l’avènement d’une législation visant à criminaliser tout contrôle de la fécondité des femmes. Ainsi les femmes enceintes doivent déclarer leur grossesse et disposer d’un témoin au moment de l’accouchement. Sans parler de l’accusation récurrente portée aux sorcières selon laquelle ces créatures ayant pactisé avec le diable faisaient mourir les bébés. Bref, elles étaient des « antimères » (p. 35), des guérisseuses qui se permettaient de jouer le rôle de sages-femmes, mais aussi d’aider à avorter les femmes qui le souhaitaient. Elles outrepassaient donc largement les droits – qui n’étaient d’ailleurs que des devoirs – octroyés aux femmes : mettre au monde et élever des enfants. Et non se mêler de la gestion de la reproduction, rôle réservé à l’État/aux hommes.

Indépendance des femmes et refus de la maternité

Tout l’intérêt de la démonstration de Chollet réside dans l’héritage de ces chasses aux sorcières au sein de la misogynie qui façonne si profondément notre société contemporaine. Certes on ne brûle plus personne en Occident, mais disons que symboliquement, on jette volontiers au bûcher les sorcières des temps modernes. Les femmes qui ont le malheur de vouloir rester célibataire sont frappées d’opprobre. Alors si en plus elles ont un chat, elles renvoient aussitôt à la figure de la sorcière dans l’inconscient collectif, et se voient qualifier de « filles à chat ». Notons qu’il doit bien y avoir autant d’hommes célibataires endurcis qui vivent avec un félin maléfique, mais – oh surprise ! – on les emmerde moins et ne les traite pas de « garçons à chat ».

Chollet rappelle le paradoxe actuel de l’indépendance des femmes : elle est certes possible et admise par les lois et les conditions d’accès à l’emploi, mais elle suscite méfiance généralisée. « Leur lien avec un homme et des enfants, vécu sur le mode du don de soi, reste considéré comme le cœur de leur identité » (p. 35)

Les femmes qui, par choix, s’opposent à ce lien sont des « apostates du conjugal » (p. 56). Moi qui me reconnais dans cette méfiance vis-à-vis des rôles traditionnellement féminins, j’ai savouré ce petit passage où, enfin, les célibataires délibérées sont décrites avec justesse. En effet, je pense sincèrement faire partie de cette catégorie de « femmes créatives, qui lisent beaucoup et qui ont une vie intérieure intense » (p. 56). La suite tape en plein dans le mille : « leur solitude est peuplée d’œuvres et d’individus, de vivants et de morts, de proches et d’inconnus dont la fréquentation – en chair et en os ou en pensée à travers des œuvres – constitue la base de leur construction identitaire » (extrait d’Une vie à soi, Erika Flahault). Cette individualité heureuse, cette solitude non isolée, est bien loin de la pitié qu’elle inspire bêtement aux gens encore englués dans des schémas sociaux archétypaux. Loin d’être repliées sur elles-mêmes, ces apostates du conjugal sont au contraire plus tournées vers les autres, et ce grâce à la liberté dont elles jouissent vis-à-vis des rôles de genre. Elles sont pleinement des individus et les relations qu’elles tissent avec d’autres individus sont plus intenses car épurées des impératifs genrés.

Quant à cette réaction de pitié de la masse confrontée à ces célibataires qui ont le toupet de ne pas chercher l’amour – et sans jugement aucun vis-à-vis des nombreuses femmes qui subissent réellement leur célibat – je partage l’analyse de Mona Chollet : elle « pourrait bien dissimuler une tentative de conjurer la menace qu’elles représentent » (p. 56)

Regret de la maternité

Et oui, un essai sur les sorcières des temps modernes et leur refus de la maternité serait incomplet s’il n’abordait pas le tabou ultime : celui des femmes qui regrettent d’avoir été mère. En cette ère formidable et même vertigineuse de parole qui n’en finit pas d’être libérée, même ce tabou est levé. Il y a quelques semaines, une vidéo de la comédienne Anémone circulait sur les réseaux sociaux. On y voit une femme qui, dans un élan de franchise absolue et inédite, déclare regretter d’avoir eu des enfants…sous le regard gêné et médusé des vieux hétéros présents sur le plateau qui ne savent rien du sacrifice pour les mères que représente l’éducation des enfants. La tête de Zemmour vaut son pesant d’or !

Les témoignages repris dans ce livre insistent sur la pression sociale à l’origine de la décision de procréer. Autrement dit, le désir d’enfant de ces femmes ne venait pas de leur ventre, mais de l’extérieur. Un beau pied-de-nez à la notion d’instinct maternel à laquelle je n’ai jamais crue personnellement. La maternité serait plutôt une manière pour les femmes d’être à leur place dans la société : « parmi les rares avantages qu’elles voient à la maternité, il y a le fait de se sentir intégrées, conformes aux attentes sociales. Elles ont le sentiment d’avoir « rempli leur devoir » » (p. 127). Une pression sociale qui, toujours d’après ces témoignages de repenties, explique également le choix d’avoir plusieurs enfants alors qu’elles avaient compris dès le premier qu’elles ne s’épanouiraient pas dans la maternité.

In fine, les femmes qui choisissent de ne pas être mères et celles qui ont été poussées à l’être se retrouvent dans une impasse. Les premières subissent une désapprobation extérieure vis-à-vis d’un choix pourtant en accord avec leur (non) désir. Les secondes subissent un choix en contradiction avec leur désir, mais validé par la société.

La figure de la vieille femme

Comme je l’ai évoqué brièvement plus haut, le mythe de la sorcière se définit par l’âge. Or dans la misogynie qui fonde nos sociétés occidentales, cette violence à l’égard des femmes qui vieillissent est loin d’avoir disparue. Le cinéma et les médias en sont la plus parfaite illustration. Les couples à l’écran – et dans le monde du show-business – normalisent quasi-systématiquement une différence d’âge sans commune mesure avec la réalité, toujours en faveur des vieux hommes (toujours bien plus moches que les actrices qui jouent leurs amantes, soit-dit en passant). Voir à ce sujet cette vidéo édifiante. Les femmes n’ont pas vraiment le droit de vieillir et les propos notoires de Yann Moix – que Chollet avait alors très justement qualifié de « triste sire » – à ce sujet viennent confirmer cette misogynie historique dans ce qu’elle a de plus dégoûtant. Les femmes ne sont que des objets sexuels, et c’est pourquoi on préfèrera toujours la chair fraîche, gage de fécondité et de soumission ingénue, à un corps qui a trop vécu.

La vieille femme inquiète, et la figure de la sorcière n’est pas loin. Ménopausée et donc jugée inutile, elle est surtout débarrassée des contraintes de la fécondité et – oh malheur – regorge d’expérience. Donc j’insiste, comme pour la figure de la célibataire, l’inquiétude se cache toujours derrière l’opprobre. Et comme l’affirme Mona Chollet, une telle « disqualification de l’expérience des femmes représente une perte et une mutilation immense » (p. 158). Le culte de la jeunesse et les efforts démesurés qu’il engendre pour les femmes a pour effet de les abrutir. Le temps qu’elles passent à tenter de freiner les marques du temps sur leur apparence est un temps et une énergie qu’elles ne mettront pas au service d’actions plus constructives tournées vers l’extérieur. Mais n’est-ce pas le but ?

Sur ce point, terminons sur un bel éloge de l’expérience et de la sagesse qu’elle induit. Du haut de ma trentaine bien entamée et de ma non maternité, je suis considérée comme une vieille peau et de nombreux jeunes gens – des hommes, bien évidemment, puisqu’ils se doivent d’exercer leur domination masculine pathétique sur tout le monde – prennent soin de me le rappeler. Pourtant, l’éloge du temps qui passe ci-dessous résonne profondément avec ce que je ressens et vis au quotidien. « Je pense à tout ce qui en moi a été apaisé, équilibré, apprivoisé, à tout ce dont je me suis délestée, avec moins de scrupules et d’hésitations, heureuse d’avoir enfin les coudées franches, de pouvoir aller à l’essentiel. Chaque événement, chaque rencontre résonne avec les événements et les rencontres précédentes, en approfondit le sens. Les amitiés, les amours, les réflexions gagnent en amplitude, s’épanouissent, s’affinent, s’enrichissent. » (p. 158).

Bref, un nouvel exemple de dénigrement des femmes qui va à l’encontre de ce qu’elles ressentiraient réellement si elles étaient émancipées vis-à-vis de cette fameuse pression sociale. Que ce soit la maternité ou le ressenti face au temps qui passe, c’est toujours la même histoire de misogynie et d’emmerdement.

La raison qui écrase ou la médecine qui détruit

Reprenons cette histoire de raison masculine évoquée en début de chronique. C’est dans un contexte de survalorisation de la science, à la Renaissance donc, que les chasses aux sorcières font rage en Europe. Et pour cause, une certaine idée de la raison – et non LA raison, la seule qui vaille, contrairement à ce qu’on a voulu nous faire croire – sorte d’intelligence masculine, s’impose comme valeur ultime et détruit toute forme de contestation. Le savoir des guérisseuses en est une. Voilà pour le rappel historique. Mais qu’en est-il des effets dans le monde actuel, puisque c’est bien là tout l’intérêt du livre ?

Sans surprise, les abus de la médecine traditionnelle perdurent, qu’ils soient perpétrés par des hommes ou des femmes. Il n’y a qu’à regarder l’ambiance des facs de médecine, le bourrage de crâne, l’enseignement du blindage émotionnel face aux patients, pour constater l’ampleur des ravages de la toute-puissance de la raison froide comme gage de supériorité. Pour appuyer sa remise en question de la médecine telle qu’elle est exercée aujourd’hui, Mona Chollet cite abondamment un livre dont le titre est sans équivoque : Les brutes en blanc, de Martin Winckler – autant dire qu’il a atterri rapidement dans ma PAL. Les violences obstétricales dénoncées massivement ces dernières années en sont une preuve flagrante. Le consentement des patientes n’est pas respecté et les pratiques gynécologiques actuelles constituent une énième forme de violence des hommes envers les femmes. On se fiche bien de savoir si le gynécologue est UNE gynécologue, puisque certaines praticiennes savent très bien se comporter comme des brutes. Entre épisiotomies réalisées sans consentement ni anesthésie et points du mari – même niveau de mutilation que l’excision, bravo l’Occident ! – les témoignages de victimes visent aussi bien des femmes que des hommes. Au passage, n’oublions pas que les femmes sont souvent les gardiennes des pratiques misogynes les plus barbares, que ce soit dans les rituels d’excision ou de cérémonie du mouchoir pour vérifier que la mariée est bien vierge !

L’intelligence dite masculine survalorisée et la perte de confiance en soi des femmes

Tout le monde connaît les bastions masculins : la bagnole, le sens de l’orientation, les sciences, etc. Le (soi-disant) rationnel est leur domaine, et les métiers où les hommes sont surreprésentés – ingénieur dans l’aéronautique ou encore trader, par exemple – sont mieux payés. Or il est important de préciser que la surreprésentation des hommes et des femmes dans certains domaines est une construction sociale. Si les femmes désertent certains métiers ou filières, ce n’est pas parce que leur cerveau serait biologiquement différent de celui des hommes. C’est bien parce qu’elles ont intériorisé une telle segmentation.

Et puis il y a cette idée selon laquelle la compréhension scientifique serait incontestablement supérieure aux autres formes d’intelligence. Bref, l’intelligence émotionnelle majoritairement attribuée aux femmes ne vaut pas le raisonnement pur des hommes. À partir de là, tous les excès sont permis, notamment celui de faire passer les femmes pour des folles et/ou hystériques quand elles expriment des idées novatrices – ou la vérité tout simplement. À l’échelle du couple, et je défie toute femme d’affirmer sans mentir ne l’avoir jamais vécu, ça s’appelle le gaslighting. Mais passons. L’essentiel est de comprendre que derrière les chasses aux sorcières – de la Renaissance ou d’aujourd’hui – se cache le postulat selon lequel les hommes/l’État/le pouvoir détiennent la science absolue. La contestation féminine n’est que débordement d’émotions, probablement dû aux hormones…

Et puis si les domaines intellectuels et pratiques réservés aux hommes continuent de l’être, c’est aussi parce qu’à force de matraquer qu’ils le sont, tout le monde finit par le croire et les femmes perdent confiance en elles. J’en veux pour preuve la conduite automobile : 80% des accidents graves sont provoqués par des hommes au volant, mais on entend (très) régulièrement des abruti.e.s dire que les femmes ne savent pas conduire.

« Notre nullité est une prophétie autoréalisatrice » (p. 178) Comment voulez-vous réussir quelque chose si on vous a toujours fait croire que cette chose n’était pas faite pour vous ? Le témoignage personnel de Mona Chollet est édifiant sur ce point, et je pense qu’il est assez universel pour le coup. « Parfois je dis des âneries par ignorance, mais parfois aussi j’en dis parce que mon cerveau se fige, parce que mes neurones s’égaillent comme une volée d’étourneaux et que je perds mes moyens. Je suis prisonnière d’un cercle vicieux : je sens la condescendance ou le mépris de mon interlocuteur, alors je dis une énormité, confirmant ainsi ce jugement » (p. 178).

Les hommes connaissent cela également ; ne les prenons pas pour des super-héros intouchables. Il n’empêche que la survalorisation des valeurs masculines dans la société entraîne une perte de confiance en soi pour les femmes. Pas étonnant qu’elles soient majoritairement touchées par le syndrome de l’imposteur.

L’écoféminisme ou la conséquence logique de tout l’essai

Et oui : l’étude des chasses aux sorcières, fondées sur la dévalorisation des formes d’intelligence dites féminines au profit du pouvoir masculin, nous mène de manière parfaitement logique et systémique à l’écoféminisme. En effet, la destruction des ressources de la planète n’est que le prolongement de ces valeurs masculines de prise de pouvoir par la force. Et comme j’écris cet article en pleine canicule agrémentée d’une sécheresse qui bat tous les records de durée, autant dire que l’appauvrissement de la planète par l’humain est un sujet particulièrement…brûlant.

Au XVIIe siècle, à l’apogée des chasses aux sorcières, Descartes souhaitait que les hommes deviennent « comme maîtres et possesseurs de la nature » (p. 187). C’est justement cette vision du monde cartésienne – froide, calculatrice et « présentée à tort comme un sommet de rationalité » (p. 187) – qui a fait tant de mal à la nature. La rationalité, parlons-en. La pensée cartésienne, qu’on a voulu nous vendre comme le symbole de la modernité et de la sortie de la bêtise obscurantisme, n’a pas le monopole de la rationalité. Dominer telle une brute la nature et les êtres humains n’est pas signe d’intelligence et bien avant les contestations pro-climat actuelles, d’autres ont remis tout cela en question. C’est le cas des romantiques, souvent présentés comme une horde d’illuminés du bulbe. Pourtant, ils ne refusaient pas la raison pour lui substituer les émotions. Loin de là, ils souhaitaient opposer à cette « rationalité instrumentale […] une rationalité humaine substantielle » (p. 187). Car oui, ces valeurs modernes qui supposent une étanchéité entre la raison et l’émotion sont absurdes.

Le patriarcat est une domination, au même titre que l’exploitation abusive des ressources de la Terre. Le parallèle entre les victimes respectives de ces deux pendants d’une même domination est d’ailleurs bien plus évident qu’on ne le pense, puisque la Nature a toujours été une figure féminine – « God bless mother Nature, she’s a single woman too ». Le capitalisme agressif et l’agriculture intensive pillent la Nature comme le patriarcat encourage le viol des femmes. La logique est exactement la même. L’Homme s’approprie la planète de la même manière que l’homme s’approprie le corps des femmes. Or la lutte féministe tout comme la lutte pour la protection de l’environnement impliquent la même remise en question du rapport de force systématique. Le projet est immense et il est impossible d’adoucir le patriarcat – comme il est difficile de réguler le capitalisme soit-dit-en-passant. Si on suit la logique féministe, il faudrait le renverser, et cette révolution passe par une mise à plat de tout un système fondé sur la loi du plus fort et l’esprit de conquête.

Remettre les valeurs dites féminines au centre de tout serait la solution pour sauver la planète. Écoutons les sorcières, par définition en accord avec la nature, et non les oppresseurs. La figure de la sorcière est plus d’actualité que jamais, et elle montre à quel point malgré le génocide* que sont les chasses aux sorcières et la misogynie qui continue d’écraser les femmes dans de nombreux domaines, la puissance des femmes restera à jamais invaincue.

* Le terme est employé dans le livre.



Pourquoi l’amour fait mal, Eva Illouz

La première fois que j’ai entendu le nom d’Eva Illouz, c’était il y a deux ans dans un épisode issu de la brillantissime série de podcasts Les couilles sur la table. Puis je suis tombée sur cet extrait bouleversant qui mettait le doigt sur ma souffrance. Je me suis donc précipitée sur Pourquoi l’amour fait mal – essai aussi passionnant et salvateur que difficile d’accès et mal traduit de l’anglais. Voici les idées qui m’ont le plus marquée.

L’amour en tant qu’objet d’étude sociologique ou le dépassement de l’explication individuelle

Tout d’abord, commençons par la fin. En conclusion de son pavé, Illouz assume pleinement sa volonté de consoler avec ce livre. Étonnant pour un ouvrage de sociologie, non ? Et pourtant, elle y parvient, sans rien perdre de la pertinence scientifique et analytique de son essai. Enfin une vérité est dite sur les rapports « amoureux » contemporains qui font tant souffrir les femmes en particulier. Une vérité à portée scientifique qui vient casser l’hégémonie culpabilisatrice du développement personnel et même de la psychologie.

Dépassons les vaines tentatives des coaches autoproclamés du développement personnel qui font reposer sur les individus toute la responsabilité de leur souffrance et prétendent détenir le secret pour « pousser un homme à s’engager » ou encore « le faire tomber amoureux ». Comme si cela pouvait reposer entre les mains des femmes ! Dépassons également le règne de l’explication d’ordre psychologique selon laquelle l’incapacité des femmes à trouver un homme qui veuille s’engager proviendrait de LEURS traumas, de LEURS dépendance affective ou autres discours plus culpabilisateurs et plus fallacieux les uns que les autres. Comme s’il n’était pas sain de vouloir être aimé(e) !

Cette souffrance des femmes relayées au statut annihilant de plan cul s’explique par un fait sociologique : les hommes exercent une nouvelle forme de domination sur les femmes en leur refusant de véritables relations amoureuses monogames. La sociologue est là pour nous montrer en quoi la nouvelle donne amoureuse rime certes avec liberté sexuelle, mais aussi avec son revers de médaille : la fin de l’obligation de s’engager. Ce désengagement a des conséquences terribles pour bon nombre de femmes qui se retrouvent niées en tant que personnes morales et simplement utilisées par les hommes pour assouvir leurs désirs. Financièrement indépendantes, les femmes célibataires sont tout de même victimes d’une nouvelle forme de domination masculine : la domination affective. Plus insidieuse que l’ancienne, elle n’en est pas moins cruelle. Et je sais de quoi je parle.

La modernité tardive et ses avancées féministes

Paradoxalement, et même si Illouz réaffirme sans équivoque son soutien pour la cause féministe et la nécessité des avancées des droits des femmes, l’égalité de genre et la libération sexuelle sont à l’origine de bien des maux pour les femmes. Auparavant – la chercheuse fait débuter l’hypermodernité ou modernité tardive à partir de la Première Guerre mondiale – l’amour revêtait un caractère transcendantal pour le quotidien des femmes. Tout d’abord, elles étaient en amour supérieures aux hommes et non inférieures comme c’est le cas aujourd’hui. En effet, l’homme faisant la cour à une femme ne pouvait – à l’égard de la société – rompre son engagement, symbole même de virilité. C’était bel et bien la femme qui était indécise. Ensuite, le mariage offrait à la femme la protection d’un homme – contestable, rappelons-le ! – et un véritable prestige social à travers des rôles taillés pour elle : mère, épouse et amante. En d’autres termes, l’amour « tout en dissimulant embellissait les inégalités profondes au cœur des rapports de genre » (p. 21).

À l’ère de l’hypermodernité, la séduction qu’exerce l’amour sur les femmes n’a pas fléchi, bien au contraire, mais l’aplanissement des inégalités de genre et la liberté sexuelle ont dépouillé « l’amour de ces rituels de déférence et de cette aura mystique qui l’avaient jusqu’alors entouré. » (p.21) Or la culture moderne – et les déboires sentimentaux qu’elle amène – s’articule autour de cette dualité entre la fascination pour l’amour qui existe toujours grâce à son pouvoir transcendantal et le « théâtre profondément contesté de démonstration de l’identité de genre. » (p. 21) qu’il est devenu. L’auteure entend par là l’effacement du clivage des genres qui brise tout ce que l’amour pouvait apporter aux femmes, que ce soit, pour reprendre les deux idées que je viens de développer, leur rôle social post-mariage ou leur position de force dans le rituel amoureux – aussi bien ruiné par le brouillage des identités de genre que par la liberté sexuelle.

La fin du rituel amoureux

Reprenons cette notion essentielle qui a – malheureusement pour les femmes – bien changé. La liberté sexuelle et la fin du rituel amoureux auquel devait se soumettre les hommes signent la fin de leur engagement. Le comportement si fuyant que l’on peut constater chez les hommes du XXIe siècle est diamétralement opposé aux valeurs pré-modernes. Pour le montrer, Illouz s’appuie sur Jane Austen – et plus précisément sur Le Cœur et la Raison. Elle explique ainsi que la ritualisation « protégeait les femmes du règne des émotions, qui pouvait les submerger » (p. 57). Si les règles sautent, les barrières protectrices aussi. Je constate d’ailleurs qu’un best-seller international du dating tel que The Rules de Sherrie Schneider et Ellen Fein insiste – et c’est dans le titre ! – sur la ritualisation – même moderne – du dating avec ses différentes étapes pour in fine permettre aux femmes d’endiguer leurs émotions et leur souffrance.

Revenons-en à Austen. Dans la vision de l’amour défendue par Elinor, « l’émotion vient confirmer l’engagement de la même façon que l’engagement vient confirmer l’émotion. » (p. 57) Une interdépendance hélas bien oubliée de nos jours, où les femmes se retrouvent émotionnellement engagées avant toute marque d’engagement de la part des hommes. L’émotion précède désormais l’engagement – qui bien souvent n’arrive jamais. Au XIXe siècle, la femme ne dévoilait jamais ses sentiments avant que l’homme ne lui déclare sa flamme. Une séquentialité à l’avantage des femmes, donc.

L’intérêt comme passion

Dans ce petit paragraphe étonnant, Illouz réconcilie intérêt économique et passion. Elle fait même dépendre la seconde du premier. Dans la culture pré-moderne, amour rimait avant tout avec intérêt, les enjeux économiques du mariage étaient énormes. Rappelons que le patrimoine de la femme revenait à son mari une fois le contrat conclu. Ainsi les émotions qui s’inscrivaient dans le cadre de l’amour étaient forcément subordonnées à cet intérêt économique. Et pour reprendre l’idée de l’économiste Robert Frank, loin de s’opposer à notre intérêt, les émotions découlent du souci que nous avons de celui-ci « en nous poussant à accomplir les actes appropriés pour les défendre ». (p. 61).

Une destruction de la dichotomie entre raison et émotion que l’on retrouve un peu plus loin dans cet ouvrage lorsqu’il est question du choix amoureux. Élargi à l’infini car libéré de l’endogamie qui régnait jusqu’ici dans le choix amoureux, ce qui est devenu le marché de l’amour multiplie les critères ultra-rationnels de sélection d’un(e) partenaire, poussant à l’indécision, alors que l’intuition permet de prendre les bonnes décisions.

L’apparition des champs sexuels

Ce qui m’amène tout naturellement à cet autre concept de la sociologie amoureuse moderne développé par Illouz. Alors que l’endogamie permettait de restreindre et de simplifier le choix amoureux, nous sommes désormais en présence d’une véritable arène sociale avec un critère inédit de sélection du partenaire : la sexualité. Bienvenue dans le capitalisme, et pour ceux qui connaissent un peu l’intellectuelle israélienne, vous comprendrez que derrière la critique de cette sociologie amoureuse moderne qui fait tant souffrir les femmes, il y a celle du capitalisme. Car ce système économique s’est infiltré jusque dans les rapports amoureux, avec son lot habituel de déshumanisation.

Les champs sexuels regroupent tous les ingrédients du capitalisme « sauvage » : marchandisation intense, déshumanisation impliquée par la sexualité – revoir l’extrait cité en introduction où le « plan cul » est la négation de la personne morale – compétition exacerbée entre les acteurs du marché et conscience tournée en permanence vers soi. Bien évidemment, les première victime de l’hypersexualité sont les femmes et comme le dit Illouz dans la brève vidéo, la domination économique des hommes repose aussi sur le fait qu’ils soient bien moins soumis à la marchandisation des corps que les femmes. Le summum de tout cela, c’est Tinder, bien évidement. Une recherche sans fin très axée sur la sexualité.

Dans ces champs sexuels, ce nouveau critère qu’est la désirabilité est mis en avant de façon outrancière et chaque protagoniste est sommé de montrer son sex-appeal pour obtenir les meilleurs et/ou le plus grand nombre de partenaires sexuels. Or ce qui rend la recherche de partenaire aussi sisyphique, c’est justement le caractère dérégulé du marché amoureux où tout le monde se retrouve, quelle que soit son appartenance sociale, religieuse ou ethnique. C’est inédit dans l’histoire.

Et même si les champs sexuels ont toujours existé en parallèle des marchés matrimoniaux, ils interfèrent désormais avec eux, au point qu’on préfère s’y cantonner plutôt que de s’intéresser aux champs sexuels. Et là arrive la grande injustice induite par ce nouveau critère : les hommes restent plus longtemps sur le champ sexuel que les femmes qui pour des raisons biologiques et surtout culturelles, souhaitent plus rapidement s’engager et se tourner vers le marché matrimonial. Et comme les hommes restent plus longtemps sur le champ sexuel, leur choix est plus vaste. Une telle position de domination – notamment pour les hommes des catégories sociales supérieures – les autorise donc à être indécis et à ne pas s’engager.

Mesdames, haut les cœurs, vous êtes dans un monde profondément machiste. Si les hommes ne veulent pas s’engager avec vous, c’est en grande partie parce que la sociologie amoureuse actuelle ne les encourage pas à le faire. Mais ne regrettez pas la libération sexuelle, l’ancienne position de force des femmes sur le marché amoureux se soldait ensuite par une soumission intense à son époux et au foyer. Alors entre la peste et le choléra…À titre personnel, j’ai envie de conclure sur ces deux phrases extraites de l’épilogue qui attaquent frontalement les dérives de la liberté sexuelle :

« il est impossible de prendre pour argent comptant le culte de l’expérience sexuelle qui a envahi le paysage culturel des pays occidentaux, parce que ce type de liberté marchandisée interfère avec la capacité des hommes et des femmes à nouer des liens intenses, chargés de signification, rejaillissant sur tous les autres domaines de la vie ». (p. 379)

« La révolution sexuelle, pressée d’écarter les tabous et de parvenir à l’égalité, a dans l’ensemble laissé l’éthique à l’extérieur de la sexualité. […] le projet de libre expression de soi à travers la sexualité ne peut être séparé de la question de nos devoirs à l’égard des autres et de leurs émotions. » (p. 380)



Les enfants dénoncent – peur, souffrance et violence, Eugen Jungjohann

Virage à 180 degrés. Nous quittons les romans habituels pour un essai bouleversant que j’ai eu la chance de récupérer grâce à ce.tte mystérieux.se voisin.e qui, avant de déménager de l’immeuble hambourgeois où je vivais, a laissé tous ses livres dans le local à poubelles.

En 1991, Dr. Eugen Jungjohann, psychiatre pour enfants et adolescents, publie cet essai à partir des observations et témoignages recueillis dans le cadre de sa clinique de jour de protection des enfants, rattachée l’hôpital de Düsseldorf. Les histoires qu’il relate sont édifiantes et les formes de maltraitance infantile multiples. Malheureusement, les non-germanophones ne pourront lire cet essai car Kinder klagen an – Angst, Leid und Gewalt n’a jamais été traduit.

Autre élément essentiel ici : la date de parution. Au début des années 90, on s’imagine bien que la prise de conscience de la société sur les différentes formes de violence faîtes aux enfants, que ce soit l’inceste ou la violence physique, était à des années-lumière de la libération de la parole que nous avons vécue récemment. Or le propos du Dr. Jungjohann est d’autant plus salutaire et admirable que certaines formes de maltraitance qu’il développe dans ce livre sont aujourd’hui encore ignorées – je pense par exemple à la maltraitance génétique et au délaissement.

Cet essai étant très complet, mon compte-rendu ne saurait prétendre à l’exhaustivité et les cas que je vais aborder sont le fruit d’une sélection personnelle assumée. Par ailleurs, cette chronique n’a exceptionnellement pas vocation à vous donner envie de lire – ou pas ! – un ouvrage, puisque aucune traduction n’est disponible en français. En revanche, j’ai très envie d’alerter sur et de décortiquer certaines formes de maltraitance infantile en m’appuyant sur les analyses d’un spécialiste car c’est un sujet qui me touche particulièrement en tant que citoyenne. J’ai choisi de traiter ici les types ou motifs de maltraitance trop inconnus. Vous allez voir, c’est étonnant.

Avant la naissance

Les catastrophes environnementales et leurs conséquences sur les embryons

Dès le début de l’essai, on comprend qu’on va se prendre des claques, lire des choses qu’on n’a jamais lues auparavant. En l’occurrence, le professeur Jungjohann explique dans les premières pages que la maltraitance des enfants a lieu avant leur arrivée au monde. L’activité capitaliste et la destruction environnementale qu’elle engendre a de terribles conséquences sur les embryons et êtres humains en devenir. Les enfants sont donc maltraités par les adultes avant même de naître. Parmi les grands désastres qui ont forcément nuit aux générations futures, on compte par exemple l’accident nucléaire de Three Mile Island en Pennsylvanie en 1979, ou encore la catastrophe de Tchernobyl et son nuage radioactif qui, invisible, continuera d’irradier les régions touchées pendant des milliers d’années. Nous n’en avons absolument pas conscience, mais les principales victimes humaines sont les plus silencieuses.

« Les adultes peuvent hurler, et même s’adresser à leurs gouvernements. Mais à qui l’embryon dans le ventre de la mère va-t-il s’adresser quand les rayons ionisants s’accumulent entre les molécules des brins d’ADN de son code génétique et en perturbent le langage ou même le détruisent de façon irréversible ? Personne ne pense à cela. […] La tête devient surdimensionnée à cause des masses grises du cerveau qui apparaissent, lequel, de par son gène nerveux, se développe dans les membres et les déforme. Ensuite, le cœur se forme, il commence à battre assez tôt et pompe la nourriture, l’oxygène et les substances toxiques, les métaux lourds, la dioxine, les drogues et médicaments ainsi que les rayons invisibles de l’isotope avec une longue demi-vie. Or cela ne date pas de Tchernobyl et provient de nombreuses autres sources cachées.

Le langage génétique des chromosomes de l’embryon humain – avant qu’il ne devienne un enfant – est déjà compromis par la violence de ces lésions dont personne ne parle. » (p. 18)

Les tensions ressenties par l’enfant dans le ventre de sa mère

Ensuite, il y a toutes les tensions autour de la mère et par voie de conséquence à l’intérieur de la mère. L’enfant encore dans le ventre de celle-ci les ressent inévitablement. Qu’elle soit victime de violences ou qu’elle doute profondément de son aptitude à et de sa réelle volonté de devenir mère, l’enfant ressent tout et en portera les stigmates à la naissance. Il deviendra alors trop calme ou trop agité, et bien souvent, les parents se retrouveront démunis face à une telle situation.

Les manipulations génétiques

Déjà à cette époque, Dr. Eugen Jungjohann dénonçait les manipulations génétiques. Il se doutait que les choses ne pouvaient qu’aller de mal en pis à ce niveau-là. Avec les progrès de la science, la dimension humaine et donc aléatoire est de plus en plus mise de côté au profit d’une rationalisation à outrance. Nous nous transformons alors en savants fous et déshumanisons la vie.

« Aujourd’hui, de nombreuses choses sont possibles et font l’objet d’un commerce dans de nombreux pays, telles que le choix du sexe du futur enfant. Il existe des centrifugeuses japonaises et américaines dans lesquelles le sperme est essoré avec une précision telle que les chromosomes X féminins se séparent des chromosomes Y masculins. […]

On peut imaginer des banques de sperme avec des verres de réactif bleus et roses que l’on congèle et conserve dans des placards en verre afin de répondre rapidement à la demande. […]

Et on continue encore et toujours de justifier ces développements génétiquement modifiés par l’humanitaire. Leur but serait de rendre la vie humaine sur cette Terre plus digne et plus saine. […]

Les modifications génétiques ont permis – du moins c’est ce qu’on nous assure – de nourrir la population croissante de la planète. Ainsi Granada Corps. à Houston (Texas) a élevé des veaux Angus de race pure clonés. Des centaines de veaux identiques multipliés à partir de l’embryon d’un veau. »  (p. 25)

Dans les trois cas énoncés, retenons bien que la maltraitance à l’égard des enfants commence avant même qu’ils ne naissent. L’injustice en est d’autant plus grande.

La perception de soi négative et l’identification à l’enfant comme origine de la violence

Obsédés – à juste titre – que nous sommes par la parole et le devenir des victimes de violence physique, nous en oublions de nous pencher sur les auteurs de celle-ci. Et quand nous le faisons, c’est souvent pour en arriver à des conclusions extrêmement simplistes sur les motifs. Ainsi nous bâclons nos petites analyses personnelles de psychologie/sociologie de comptoir en disant plus ou moins que les parents maltraitants reproduisent un schéma familial violent. Super, merci, au revoir. Avec l’exemple d’Andrea et de sa maman, le professeur Eugen Jungjohann nous livre une explication psychiatrique bien plus complexe et difficile à identifier.

« Durant son enfance, la mère avait elle-même développé une relation ambiguë par rapport à son père […] Elle ressentait surtout régulièrement vis-à-vis des hommes des sentiments très intenses d’inutilité craignait d’être une mauvaise femme, une putain.

Un soir de janvier, elle se disputa avec son compagnon pour une raison sans importance. Contrairement à ses habitudes, elle se mit à avaler rapidement plusieurs verres de rhum et se retrouva dans un état tel qu’elle n’eut plus aucun souvenir du reste de la soirée, après le départ que son mari ait quitté l’appartement. À son retour, il trouva la mère inconsciente et sa fille de quatre ans avec de graves blessures à la tête. […]

Il y a une forte identification entre la mère et Andrea. La mère souffre d’une perception d’elle-même en partie très négative. Elle le sait. La projection de cette négativité sur son enfant s’est exprimée lors d’un état d’ébriété soudain. Elle frappa son enfant ou se frappa elle-même à travers sa fille Andrea. Depuis, elle est dépressive et a des tendances suicidaires. » (p. 76)

L’inceste comme exploitation des dépendances de l’enfant

On a entendu beaucoup de choses sur l’inceste, surtout ces derniers temps et pour la plupart fort intéressantes. En ce qui me concerne, j’ai retenu la notion de domination et de pouvoir – que l’on retrouve également dans les violences conjugales physiques et psychologiques – qui s’exerce sur un sujet par définition soumis et à disposition de l’auteur des violences. Dans cet essai, le docteur aborde un autre aspect de l’inceste, indissociable de cette notion de pouvoir : l’exploitation des besoins et dépendances de l’enfant.

« La satisfaction des besoins sexuels de leurs pères est essentiellement une exploitation de leurs dépendances en tant qu’enfants, à savoir de leurs propres besoins de développement physique, psychique, émotionnel et intellectuel. L’abus sexuel constitue une exploitation psychique de leurs dépendances vis-à-vis de la famille, du père et de la mère, et donc une forme particulièrement préjudiciable de maltraitance psychique. Le besoin de l’enfant de contact physique, d’attention et de tendresse est perverti par le père. Même s’il est tendre et ne fait pas usage de la violence – de violence physique – il n’en demeure pas moins violent sur le plan émotionnel, car l’enfant est livré à lui. » (p. 136)

Les dépendances évoluent selon les phases de développement – de la petite enfance à l’adolescence. Il en va donc de même pour les vulnérabilités. À noter, et c’est sans doute l’élément le plus essentiel de la prise en charge de ces victimes, que leur parole est rarement entendue dès le départ. C’est pourquoi elles se voient forcées d’exprimer leurs souffrances différemment, que ce soit par des comportements antisociaux ou encore via des symptômes physiques. Pour faire simple, ils tombent malades.

Le travail des enfants et la prostitution

Comme le suggère la première partie de ma chronique, la maltraitance infantile ne se limite pas aux murs du foyer, mais s’exerce à l’échelle d’une société…du monde, même. Lorsqu’il parle des jeunes prostitué.e.s de Pagsanjan (Philippines), Dr. Eugen Jungjohann reprend la théorie de Sjef Teuns, un psychanalyste hollandais, sur la cause de l’exploitation des enfants. Selon lui, « elle fait partie du système économique moderne. Il cite Dr. Gosh : « l’abus de la main d’œuvre infantile a commencé en même temps que les premières manufactures industrielles. La révolution industrielle allait de pair avec un immense développement des inventions technologiques et économiques, lesquelles ont à leur tour entraîné une production industrielle rapide et étendue qui a rapidement atteint les côtes du Tiers-Monde et les dirigeants coloniaux de l’époque. » » (p. 207-8)

En d’autres termes, l’exploitation sexuelle n’est qu’un pan – aussi spectaculaire et choquant soit-il – de l’exploitation économique des faibles par les puissants. Une application à l’échelle de toute une société de cette même exploitation de dépendances – cette fois-ci affectives et non économiques – au sein de la famille que nous avons vu dans la partie précédente.

Le délaissement

Je tiens à finir sur cette forme de maltraitance, car elle est peu abordée, mais demeure extrêmement choquante.

Qui l’eut cru ? On n’y pense pas, mais quiconque a pu l’observer dans son entourage, connaît les ravages psychologiques du délaissement des enfants ou adolescents par les parents. Dans ce livre, l’auteur prend l’exemple d’une adolescente issue d’un milieu aisé. Le père travaille tout le temps et la mère, très autocentrée, part faire des retraites de yoga sans se soucier de sa fille. Celle-ci se retrouve alors livrée à elle-même, erre seule la nuit dans les rues du centre-ville pour s’alcooliser et coucher avec des inconnus. La négligence n’est donc pas à négliger et n’est, soit dit en passant, pas l’apanage des milieux aisés où ça bosse dur.

Pas de violence physique ni manipulation psychologique. Pas d’inceste. Mais une immense violence psychique avec pour conséquence une haine de soi terrible à voir…et à vivre.



Une chambre à soi, Virginia Woolf

Romancière anglaise traditionnellement qualifiée de « mélancolique », Virginia Woolf est aussi connue pour son court essai Une chambre à soi (A room of one’s own en version originale) portant sur le rapport des femmes à l’écriture dans l’histoire de la littérature. Publié en 1929, il est fondé sur des conférences données par l’écrivaine dans deux collèges pour femmes de l’Université de Cambridge. Une chambre à soi est considérée comme une œuvre majeure de la pensée féministe. Le titre renvoie à la principale thèse de Woolf sur ce sujet : pour écrire, une femme doit disposer d’une pièce à part – ce qui était rare dans l’Angleterre de l’époque – et d’une rente, synonyme d’indépendance matérielle.

Le livre est disponible ici en anglais.

Comme j’ai lu cet essai il y a plusieurs mois, je me suis appuyée sur ce site pour le résumé par chapitre.

Chapitre 1 – narratrice et thèse principale de l’essai

« Les femmes et l’écriture de fiction », un vaste sujet presque jamais abordé au moment où Woolf donne ses conférences. C’est pourquoi elle commence par avertir le lecteur de son incapacité à couvrir l’ensemble de la problématique, notamment  par manque de documentation. La narratrice s’appelle Mary Beton, Mary Beton, Mary Seton, Mary Carmichael ou n’importe quel autre nom…Toutes apparaissent dans une chanson populaire écossaise du XVIe siècle intitulée Mary Hamilton, soit une dame d’honneur de Marie Stuart, exécutée pour avoir tué l’enfant qu’elle a eu avec le roi. Or en adoptant une telle voix, Woolf établit un rapprochement entre une femme pendue pour infanticide – et donc par rejet de la fonction maternelle – et l’écrivaine, avec une position forcément marginale et condamnable par la société. Cette narratrice fictive rend la réflexion plus incarnée qu’un essai classique. Pour exposer celle-ci, Mary parle de son « cheminement de pensée (train of thought) », une technique qui rappelle le « courant de conscience » de la littérature moderniste. Woolf reprend d’ailleurs cette écriture dans La Promenade au phare, laquelle consiste à reprendre dans la narration les pensées en cours, souvent incohérentes et interrompues, d’un personnage. C’est justement cette présentation très déroutante pour un essai qui m’a gênée. Woolf, à cause de cette narratrice promeneuse, passe du coq à l’âne…avant de revenir au coq !

Ce premier chapitre pose l’absence d’instruction des femmes comme principal obstacle à l’écriture de fiction. Une simple promenade autour de l’Université suffit à constater que les femmes sont exclues des lieux d’érudition (église, bibliothèque) ou qu’elles se voient offrir un confort de second rang. Détournant l’attention de la narratrice, le chat sans queue qu’elle aperçoit en est pourtant le symbole : une présence impromptue, une non-appartenance pour cause de tare. La promenade physique et intellectuelle se poursuit avec un repas qu’elle prend au collège pour femmes de Fernham où elle intervient pour tenir sa conférence. Le dîner est médiocre, par opposition au succulent menu et aux bons vins servis à l’université, financée par les hommes pour les hommes. Or la nourriture bas de gamme servie aux jeunes filles n’est pas vraiment propice à la réflexion et aux conversations de qualité. Mais comment en vouloir à nos mères et grands-mères de ne pas avoir suffisamment investi dans les institutions pour filles alors qu’elles devaient se consacrer au foyer et qu’elles ont le droit de disposer de l’argent qu’elles gagnent depuis seulement 48 ans ? Cette réalité vient corroborer la principale thèse de l’essai : les femmes ont besoin d’argent et d’une chambre à soi – tant les distractions arrivent facilement – pour écrire.

Chapitre 2 – la femme comme miroir flatteur de l’homme

Pour répondre aux questions posées sur les différences de rang entre les hommes et les femmes, le manque de moyens financiers de celles-ci et l’obstacle pour la créativité qu’il représente, Mary se rend au British Museum de Londres. Elle constate que les nombreux livres sur les femmes ont presque exclusivement été écrits par des hommes. À l’inverse, les livres écrits par des femmes sur les hommes sont rares. Pourquoi ? La narratrice dresse un portrait-robot de ces auteurs masculins : universitaire, laid et surtout en colère. Or sa colère déteint sur Mary qui réalise alors le glissement opéré sur elle en tant que lectrice : une prose guidée agressive fait porter l’attention non pas sur les arguments avancés, mais sur la personne qui les a jetés sur papier. La narratrice finit donc par reposer ces livres peu rationnels et inutiles pour sa recherche.

À la pause déjeuner, elle ouvre un journal et fait le constat d’une société totalement patriarcale. Les hommes détiennent l’argent et le pouvoir. Mais alors pourquoi sont-ils en colère contre les femmes ? Est-par crainte de perdre leur position ? Ainsi l’affirmation véhémente de l’infériorité des femmes leur permettrait de se persuader de leur propre supériorité. D’après la narratrice, les hommes deviennent d’autant plus irascibles si ce « miroir grossissant » se met à les critiquer, ébranlant ainsi leur supériorité toute relative. Mais cette quête du pouvoir agressive de l’univers masculin entraîne les pires conséquences : la guerre – la narratrice évoque avec nostalgie la musicalité des conversations d’avant-guerre – mais aussi l’absence de liberté de pensée. En effet, la nécessité (ressentie) d’abaisser l’autre sexe pour gagner en confiance en soi les aliène dans une pensée biaisée et les empêche de parler des femmes avec du recul et de façon rationnelle.

Au moment de payer son repas, Mary réalise tout ce qu’elle doit à la rente laissée par sa tante et place l’argent au-dessus du droit de vote des femmes. Cette rente lui évite de travailler et donc de s’avilir – ce qui engendre frustration et haine – mais aussi de dépendre d’un homme. Le confort matériel lui procure avant tout la liberté de « penser les choses en elles-mêmes » et d’aller vers une sorte de pureté intellectuelle, une clarté de réflexion à l’opposé du professeur-type en colère car enfermé dans ses contraintes et préjugés de mâle. Cette notion de pureté est également à rapprocher de la narratrice, qui n’est ni Woolf, ni Mary Hamilton, mais n’importe quelle femme libre, l’idée d’une femme libre, en opposition avec la société patriarcale.

 

Chapitre 3 – la condition de la femme au XVIe siècle, obstacle à l’incandescence du génie

La narratrice ne trouvant pas d’explication à la pauvreté des femmes vis-à-vis des hommes, elle se tourne vers le passé et examine l’ère élisabéthaine. En se demandant pourquoi l’époque du grand Shakespeare n’a fait éclore aucune femme écrivain, elle explique cette lacune par les conditions de vie. En effet, les femmes n’avaient que très peu de droits malgré leur forte personnalité. Par ailleurs, il n’y avait pas de classe moyenne.

Elle se souvient alors d’un évêque déclarant qu’aucune femme ne pouvait égaler le talent de Shakespeare. S’en suit alors un passage emblématique d’Une chambre à soi où Mary retrace le parcours imaginaire de Judith, la sœur hypothétique de William et aussi douée que son frère. Pour commencer, Judith n’aurait pas pu aller à l’école et ses parents l’auraient empêchée d’étudier à la maison. Mariée de force à l’adolescence, elle aurait fui à Londres pour tenter sa chance. Arrivée devant les théâtres de la capitale, personne ne lui aurait laissé tenter sa chance, contrairement à son frère. Engrossée par l’un de ces hommes de théâtre, elle aurait fini par se donner la mort.

Par conséquent, si des génies féminins comparables à celui de Shakespeare vivaient sous le règne d’Élisabeth Ière, il n’en resterait aucune preuve car ils n’auraient jamais pu être publiés sous un nom de femme.

Mais quel est le terreau de la créativité ? Construire une œuvre de fiction est un travail des plus ardus, et personne ne vous attend. Or l’intimité et les moyens financiers étaient encore plus rares à cette époque pour les femmes, et le monde était plus hostile qu’indifférent vis-à-vis de leur créativité. N’importe quel embryon d’écrivaine en serait découragé, tôt ou tard, car le génie s’en remet trop à l’opinion des autres. Et ces autres, ce sont là encore les hommes et leur fameux besoin de rabaisser la femme pour leur propre ego. Selon la narratrice, l’idéal de l’auteur doit se rapprocher de Shakespeare, un esprit incandescent – on en revient à la notion de clarté et de lumière comme idéal de la pensée – débarrassé des obstacles extérieurs. On ignore beaucoup des opinions et états d’âme du dramaturge car son œuvre ne rend pas compte de ces derniers, démontrant la liberté totale de pensée de l’artiste.

Woolf développe par là une théorie de l’écriture comme la conséquence d’une pensée claire et lumineuse (ou « incandescente ») débarrassée de toute passion, contrairement à la littérature contestataire. Ainsi elle adopte une position – et le choix de la narratrice et du « cheminement de pensée » vont dans ce sens – à l’opposé des féministes de son époque qui revendiquent la contestation pour s’élever contre l’oppression du patriarcat.

Chapitre 4 – les auteures de fiction du XVIe au XIXe et l’intégrité des œuvres

La narratrice repense à ces génies féminins au souffle créatif étouffé sous l’ère élisabéthaine. Elle cite par exemple la poétesse Lady Winchilsea dont les textes sont gâchés par la haine et le ressentiment envers les hommes. Puis Mary s’intéresse à une autre noble de cette époque : la duchesse Margaret de Newcastle. Même constat. Son œuvre fait surtout état des injustices dont souffre l’auteur. D’après Mary, elle aurait été une bien meilleure poétesse si elle avait vécu à la même époque que Woolf. Quant à Dorothy Osborne, ses lettres trahissent un manque de confiance en elle en tant qu’écrivaine.

Au XVIIe siècle, Aphra Behn marque un tournant au milieu de ces femmes aliénées par leur condition. Membre de la classe moyenne, elle a dû gagner sa vie elle-même suite à la mort de son mari. Elle fait preuve à travers ses écrits d’une véritable liberté de pensée et a sans doute inspiré bien des écrivaines de la classe moyenne du XVIIIe siècle qui sont également parvenues à vivre de leur plume.

Au XIXe siècle, une différence frappante apparaît : les trois génies féminins – George Eliot, Jane Austen, Emily et Charlotte Brontë – excellent dans le roman et non plus dans la poésie comme leurs rares ancêtres. Or c’est un paradoxe pour la narratrice car leur appartenance à la classe moyenne et le manque d’intimité qui en découle aurait dû les faire pencher vers la poésie ou le théâtre, des genres qui demandent moins de concentration. Mais si l’œuvre de Jane Austen ne révèle aucun problème d’intimité ni de ressentiment lié à son sexe, on décèle une certaine haine chez Charlotte Brontë qui dénature son génie.

Élargissant la réflexion sur la réception d’un roman auprès de lecteurs, Mary estime que l’ « intégrité », définie par la sincérité, permet d’atteindre un caractère universel. Et c’est justement ce qui manque à l’œuvre de Charlotte. Elle comporte trop de colère et de crainte, ce qui engendre une certaine « ignorance », au détriment de l’intégrité.

Réflexion très pertinente de Woolf, les valeurs masculines traditionnelles présentes dans les romans – comme la guerre – sont toujours valorisées par rapport à leurs pendants féminins. Ainsi les écrivaines ont souvent dû modifier leurs récits pour correspondre à cette norme, une déviation qui a forcément eu un impact sur le résultat final. L’intégrité d’Austen et d’Emily Brontë force d’autant plus l’admiration.

Mais le plus difficile pour ses grandes écrivaines anglaises a sans doute été le manque de modèles féminins. D’après la narratrice, l’enseignement tiré des écrits masculins était par définition insuffisant compte tenu du gouffre entre les esprits des deux sexes. C’est pourquoi les écrivaines ont choisi le roman, forme d’expression littéraire plus souple et donc plus à même d’intégrer la créativité de leur style par rapport à celui des hommes qui les précédaient. Peut-être les auteures à venir inventeront un nouveau genre pour exprimer leur poésie. Une chose est sure, elles doivent trouver leur propre voie en ignorent les injonctions à « coller » aux valeurs masculines considérées supérieurs, mais surtout en trouvant leur propre voix, adaptée à leur intelligence de femme, certes égale à, mais différente de celle des hommes.

Chapitre 5 – Life’s Adventure, or some such title de Mary Carmichael et les personnages féminins en littérature

En regardant les rayons de livres contemporains, la narratrice constate les progrès réalisés. Bon nombre d’ouvrages traitant de sujets multiples ont été écrits par des femmes, ce qui aurait été inimaginable à seulement une génération près. Elle dissèque alors un premier roman, Life’s Adventure, or some such title, de Mary Carmichael.

La prose est en en dents de scie ; peut-être une volonté de Carmichael de surprendre le lecteur en se démarquant du style féminin réputé « fleuri » ? Ainsi le roman comprend une phrase inhabituelle – « Chloé aimait bien Olivia » – puisqu’elle parle de l’amitié entre deux femmes. Jusqu’ici, la littérature posait toujours les femmes en relation avec les hommes. D’après la narratrice, l’amour n’est pas au centre de la vie des femmes, mais l’a toujours été dans celle des personnages féminins fictifs. D’où les archétypes caricaturaux car antipodiques de la littérature : la femme est soit bonne et belle, soit méchante et sans vertu. Il a fallu attendre le XIXe siècle pour que les portraits se complexifient, mais l’ignorance de chaque sexe vis-à-vis de l’autre demeure.

La narratrice poursuit sa lecture et apprend que Chloé et Olivia partagent un laboratoire. Elle pense que Carmichael a vraiment du génie pour avoir renversé la perception historique des femmes en littérature. En lisant une autre scène avec les deux femmes, elle y voit une « vision encore inédite depuis que le monde existe ». Mais en louant à ce point cette écrivaine pour son portrait novateur et plus réaliste des femmes, elle trahit son propre objectif : ne pas tomber dans l’éloge de son propre sexe. Elle reconnaît alors le génie de certains grands hommes qui ont marqué l’histoire, même s’ils ont sans doute été inspirés et stimulés par des femmes.

Or pour en revenir à une idée abordée au Chapitre 4, la créativité des hommes diffère de celle des femmes. La littérature s’en trouve enrichie.

Quant à Charmichael, Mary espère que cette observatrice persistera dans ses portraits et ira jusqu’à dépeindre des filles de petite vertu avec plus de fidélité que les hommes l’ont fait par le passé. À noter la métaphore sexuelle dans l’analyse de ce roman. En reprenant l’image de la lumière du génie littéraire qui éclaire la femme si stéréotypée et finalement ignorée par les hommes, elle compare l’exploration de ces personnages féminins obscurs à celle des organes génitaux féminins, « ces caves sinueuses que l’on pénètre avec une bougie en regardant de bas en haut sans savoir où l’on met les pieds ». Elle craint toutefois que Charmichael ne parvienne pas à traiter ces sujets en toute liberté, sans une inhibition de femme et surtout sans colère envers les hommes.

D’un autre côté et puisqu’on manque souvent de recul sur soi-même, qui de mieux qu’une femme pour décrire les hommes ? Mais toujours en poursuivant sa lecture, la narratrice revient sur son jugement : Charmichael n’a pas forcément de génie en elle, elle n’est qu’une femme intelligente. Elle sera meilleure écrivaine dans quelques décennies, quand la liberté de pensée des femmes sera totale et surtout quand elle disposera d’un revenu et d’une chambre à soi.

 

Chapitre 6 – Esprit androgyne et conclusion de Woolf sur l’écriture de fiction par des femmes

En repensant à l’indifférence générale de la masse pour la littérature, la narratrice observe un homme et une femme monter dans un taxi dans une parfaite unité. Et si ces prétendues différences d’esprit entre hommes et femmes étaient fausses ? Et qu’est-ce que « l’unité de l’esprit » signifie puisque celui-ci change sans arrêt d’objet. L’unité des deux jeunes gens dans le taxi provient certainement des parties féminines et masculines que contient l’esprit. Tout ne serait qu’une question d’harmonie entre ces deux pôles.

Le poète Samuel Taylor Coleridge a justement théorisé cette fusion en affirmant qu’un grand esprit était « androgyne ». L’esprit androgyne « transmet de l’émotion sans entrave. Il est naturellement créatif, incandescent et entier ». En un mot : Shakespeare. La narratrice a d’ailleurs plus de mal à trouver un exemple parmi ses contemporains, la campagne pour le droit de vote des femmes ayant retranché les hommes dans la défense de leur propre sexe.

En lisant le nouveau roman d’un écrivain reconnu, elle découvre un style assuré et limpide, et donc un esprit libre en apparence. Mais elle décèle rapidement une opposition à l’égalité des sexes par affirmation de la supériorité du sien. Ainsi un esprit trop enfermé dans un sexe ou dans l’autre, le contraire de la liberté totale de l’androgynie, empêche la « fécondité » de l’écriture.

Woolf parle en son nom et anticipe deux critiques portées à la narratrice. Tout d’abord, elle n’a pas parlé des mérites respectifs des deux sexes en littérature car elle juge la comparaison impossible et inutile pour la démonstration. Ensuite, le public peut trouver sa thèse trop matérialiste, l’esprit étant tout de même capable de dépasser la pauvreté et le manque d’intimité. Or l’origine des trois plus grands poètes du XVIIIe siècle prouve le contraire. Tous sauf Keats provenaient d’un milieu favorisé et ont bénéficié d’une éducation prestigieuse. Woolf insiste : sans confort matériel, pas de liberté intellectuelle et donc pas de grands vers. C’est pourquoi les femmes, pauvres depuis toujours, n’ont pas encore écrit de sublime poésie.

Mais l’écriture de fiction par les femmes est fondamentale. En tant que lectrice, Woolf a été déçue par l’écriture masculine qui domine dans tous les genres. Elle pense aussi que de bons écrivains intimement liés à la réalité – et on revient à cette notion de meilleurs connaissance et portrait d’un sexe par un écrivain du même sexe – ne peuvent qu’améliorer la perception de la réalité chez les lecteurs. Elle invite d’ailleurs son public à « penser les choses en elles-mêmes ».

Mais le chemin est long pour la libération matérielle et donc intellectuelle des femmes. Malgré les avancées au cours des siècles derniers, chaque femme possède en elle une Judith Shakespeare qui, pour ressusciter, n’a besoin que d’une chambre pour écrire et d’argent pour être libre.



Les Choses, Georges Perec

Livre le mieux vendu de Georges Perec, Les Choses se situe entre l’essai et le mini-roman sociologique. Il raconte, à travers la vie de Sylvie et Jérôme, l’importance du matériel et le conflit existentiel qui en découle lorsque les pensées et choix sont déterminés par les choses.

Résumé

Ce couple parisien de vingt-cinq ans vient de terminer ses études, plutôt courtes, et travaille désormais en tant que contractuels dans le domaine de la publicité. Ils réalisent des sondages sous forme d’interviews pour le compte d’agences. Locataires d’un petit appartement du cinquième arrondissement, déjà bobos à l’époque où le phénomène existait sans porter de nom, ils y sont pourtant à l’étroit et ont plutôt du mal à boucler les fins de mois. Car même s’ils ne roulent pas sur l’or, les tentations sont grandes et ils font des folies, s’achètent des vêtements de luxe de temps à autre, mais bavent le plus souvent devant les antiquaires.

D’un point de vue purement extérieur et le plus objectif possible : un appartement parisien et un emploi aussi valorisant qu’intéressant n’ont rien d’une situation frustrante. Sans compter la culture, les dîners entre amis du même monde et la liberté que leur offre leur travail. Pourtant, Sylvie et Jérôme stagnent et la trentaine approchant, il leur faudra tôt ou tard se faire embaucher, accéder à une certaine stabilité indispensable pour ne pas sombrer dans le cliché du vieux couple bohème.

Alors qu’ils poursuivent leur routine sans parvenir à faire un choix décisif, la guerre d’Algérie confère un certain sens à leur existence de par l’atmosphère de danger et de gravité qui règne dans Paris pendant ses événements les plus marquants. Mais une fois terminée cette accalmie paradoxale dans leur vie calme et de moins en moins signifiante, Sylvie et Jérôme s’enfoncent. Ils se fâchent avec certains amis, d’autres prennent le virage de la stabilité, et ils sauteront finalement dans le vide.

Répondant à une annonce pour un poste de professeur de collège en Tunisie, ils partent s’y installer car ils n’ont de toute façon plus rien à attendre de la vie parisienne. Le semblant de rêve – car ils n’étaient pas si optimistes que cela – s’écroulent lorsqu’ils apprennent qu’ils devront vivre non pas à Tunis, mais à Sfax. Sylvie est la seule à avoir un travail et le couple subsiste donc sur ce seul salaire, dans cette ville sordide, désertique, à la chaleur écrasante et où subsister est justement la seule manière de vivre. Ils sont seuls, sans amis, dans un appartement trop grand et ne nouent aucun contact social, pas même avec les collègues de Sylvie.

Fort heureusement – oui, fort heureusement – ils n’ont plus les mêmes désirs qu’à Paris et n’attendent rien. Les jours passent dans une apathie à la fois morose et rassurante car éliminant toute frustration. Seuls et fatigués d’un tel vide existentiel, ils rentrent en France, à Bordeaux cette fois-ci. Là, ils cèdent aux sirènes de la fameuse stabilité et obtiennent un emploi bien rémunéré. Malheureusement, la fin du roman évoque une vie bien triste, destin somme toute assez prévisible.

Analyse

Quel rôle jouent les choses ?

Le livre s’ouvre sur un premier chapitre indigeste. Rédigé au conditionnel, il décrit l’appartement idéal du couple. De longues lignes déroutantes pour un lecteur qui, pensant que cette longue description va durer jusqu’à la fin du livre court, est tenté d’abandonner. Trop foisonnante d’objets, de détails sur les couleurs et les emplacements, elle bloque toute représentation des choses décrites. Mais c’est donc cela ! Trop de choses tuent les choses, et si Georges Perec s’est défendu de critiquer le consumérisme dans son livre, on ne peut s’empêcher de penser qu’à trop vouloir en faire, on aboutit au néant. Cette abondance, cette précision des choses finit par nous dépasser et entraver le lien à la réalité : aucune image de l’appartement ne se construit, tant l’imaginaire du lecteur s’y perd.

Or le destin nihiliste de Sylvie et Jérôme, en particulier pendant leur tranche de vie d’une tristesse absolue passée à Sfax, vient corroborer cette thèse. Car les désirs se sont noyés dans l’amoncellement des choses offert à leurs yeux, et les possesseurs apathiques de ces désirs ont fini par abandonner la partie. Les jeunes gens avides de culture et de liberté ont, tout à la fin, laissé leurs rêves de côté pour « se ranger ». Un dilemme qui se pose de façon encore plus répandue pour les jeunes gens d’aujourd’hui que pour ceux de l’époque.

Quel éclairage vis-à-vis de la société actuelle ?

Le livre est bien ancré dans les années 60 et comporte de nombreuses références à cet époque, qu’elles soient historiques comme la guerre d’Algérie ou encore la Tunisie française, ou matérielles. Les objets datés abondent : vinyles (avant qu’ils ne soient oubliés, puis ressortis de la poussière pour devenir à la mode, cela va sans dire !), nombreux livres – qui a, au temps d’Internet, une bibliothèque aussi fournie dans un petit appartement parisien ? -, meubles et types de vêtements aujourd’hui complètement vintages. Tous confèrent, aux yeux du lecteur contemporain, un charme désuet à cet environnement dans lequel évoluent pourtant tristement Sylvie et Jérôme.

Mais au-delà de ces marqueurs temporels, les trentenaires d’aujourd’hui – l’équivalent de ces personnages de vingt-cinq ans donc – sont encore plus soumis aux choses, mais à d’autres choses. Moins matérielles, certes, mais tout de même soumises à une logique de consommation et d’excitation du désir de posséder chez les jeunes couples sans enfant. Paroxysme du consumérisme actuel dématérialisé, synonyme de liberté, de bohême fantasmée et omniprésent chez les moins de trente – quarante, même ! L’âge ne cesse d’être repoussé – ans : le voyage. Non, plutôt le travel porn. Posséder, avoir une grosse voiture qui pollue et des vêtements hors de prix moches, c’est ringard. Les photos et innombrables blogs de voyages – les vlogs aussi, tiens – ont pris le pas sur le matériel, nettement dépassé et jugé comme dénué de valeur. Mais vouloir voyager, voir toujours plus, admirer des tampons sur un passeport et planter des pins avec fierté sur une carte du monde équivaut à vouloir toujours plus posséder, accumuler des choses, et à courir après ses désirs insatiables car renouvelles en permanence.

Alors, que faire ? Se poser comme Jérôme et Sylvie à la toute fin du livre ? Visiblement, cela ne leur réussit pas non plus, et pourtant, Perec semble penser que les jeunes diplômés plein d’avenir qui renoncent à leurs rêves et à leur liberté pour se salarier, se sécuriser, se créditer…ont plutôt raison. Et pourquoi pas ? Le travail est une vertu, après tout. Et la stabilité une sagesse. Quant aux rêves, nul besoin de rappeler leur dangerosité lorsqu’ils prennent trop de place dans nos vies, comme c’est le cas de Sylvie et Jérôme. À relire : la scène de rêve qui se ternit pendant une interview réalisée dans une exploitation agricole.

Disons que le confort matériel finalement atteint par le couple ne saurait les sauver de la tristesse, non pas parce que les choses ne font pas le bonheur, mais parce que l’insatiabilité des désirs fait le malheur de leurs possesseurs.

Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir

Le deuxième sexe est une œuvre majeure de la pensée féministe et des évolutions juridiques qu’elle a engendré dans la seconde moitié du XXe siècle. Je veux bien sûr parler des lois sur la contraception et la légalisation de l’avortement. Or ce premier tome est extrêmement difficile d’accès – du moins certains passages – et j’invite surtout les lecteurs à la volonté de compréhension virant parfois au masochisme à lire cet essai. Parfois rébarbatif, souvent répétitif, il n’est pas destiné aux femmelettes !

Attention donc à ne pas prendre tout cela pour un manifeste féministe. Il s’agit là bel et bien d’un essai philosophique qui pose la question des origines de la position d’infériorité de la femme dans la société, ce qui englobe divers aspects.

On pourrait résumer la pensée féministe de Simone de Beauvoir par sa formule la plus célèbre : « On ne naît pas femme, on le devient ». Comme précisé par l’auteure dans son Introduction, la féminité n’est pas innée et la place de la femme dans la société ne découle pas de données biologiques, mais d’une situation. La situation c’est tout ce qui relève du Destin, de l’Histoire et des Mythes.

Destin

Contrairement aux deux suivantes, cette partie ne s’intéresse pas aux causes de la condition de la femme, mais réfutent d’éventuelles explications.

Chapitre I – La biologie

La science a montré que dans l’espèce humaine, les deux gamètes sont, l’une autant que l’autre, responsables de la création. Le mâle avec ses spermatozoïdes ne constitue pas la puissance créatrice tandis que la femelle et ses ovaires ne seraient que maintien et nourriture de l’embryon. Au-delà d’une simple complémentarité, il y a donc égalité et symétrie entre les sexes. La femelle mammifère est certes inéluctablement soumise au poids de la gestation, mais celui-ci ne pèse pas sur l’espèce humaine comme sur d’autres, celle-ci se définissant avant tout comme une civilisation capable de réguler la procréation et donc de dépasser les contraintes biologiques.

Chapitre II – La psychanalyse

En tant que philosophe existentialiste, Beauvoir ne pouvait que s’opposer à la psychanalyse, déterministe par essence. Elle reproche à Freud de prendre uniquement en compte le point de vue masculin et de placer le symbole du phallus comme valeur ultime, jalousé par la petite fille et dont le petit garçon serait fier. Le complexe d’Œdipe où le fils envie à l’extrême le symbole viril du père en est un parfait exemple.

Chapitre III – Le matérialisme historique

Dans ce qui est sans doute le chapitre le plus intéressant de cette partie « Destin », Beauvoir se fonde sur la pensée de Engels pour qui le destin de la femme évolue au gré des techniques, dans une pure perspective matérialiste. Ainsi l’âge de pierre, avec peu de technicité, permettait un véritable partage des tâches entre hommes et femmes. Puis la propriété privée a marqué l’asservissement de la femme de par le statut de propriétaire – homme – qu’elle inclut. Ce dernier a donc besoin d’esclaves pour exploiter ses terres et de femmes à qui il attribue des tâches. L’égalité de l’âge de pierre est donc abolie par l’arrivée de la propriété privée. Enfin d’après Engels, le capitalisme et son niveau de technicité engendré par les machines n’a pas libéré la femme pour autant, mais l’a au contraire asservie un peu plus. Même si Beauvoir est d’accord avec cette analyse, elle en explique les limites et va plus loin. Selon elle, le matérialisme historique se concentre trop sur l’économie tout comme la psychanalyse explique de manière systématique les rapports hommes-femmes par la sexualité. Nous en revenons alors à cette notion de déterminisme que la philosophe existentialiste récuse. L’asservissement de la femme ne saurait être déterminé par la propriété privée, mais par un choix.

Histoire

I.

Ce premier chapitre remonte à la préhistoire pour mieux comprendre les raisons profondes de l’infériorité de la femme. La cause est simple : les contraintes liées à la maternité qui affaiblissent la femme et par là sa capacité productrice. De par sa fonction reproductrice si pesante, la femme est ainsi réduite à l’animalité et à l’immanence tandis que l’homme, libre d’un tel asservissement biologique, peut s’adonner à la chasse et à d’autres formes d’exploitation de la nature pour accéder à la transcendance.

II.

Tout en étant associée à la fertilité et à la Nature largement célébrées par les hommes, la femme n’en reste pas moins exclue de la production. Elle est fertilité, tandis que l’homme crée en travaillant la nature. L’écart se creuse à mesure que la technicité de domination de la Nature se développe, limitant ainsi la dépendance de l’homme aux pouvoirs de celle-ci. L’adoration de l’immanence représentée par la femme, notamment symbolisée par la Vierge Marie dans le christianisme, ne compense en rien cette relégation d’un sexe à la pure animalité.

III.

Dans ce chapitre, Beauvoir aborde les conséquences de la propriété privée sur le sort de la femme. Au sein du système patriarcal, elle ne possède rien mais est possédé. Elle appartient d’abord au père, puis à l’époux, et n’a aucun droit sur l’héritage. Son rôle consiste simplement à procréer pour assurer la continuité du patrimoine. La philosophe s’intéresse à la condition et aux lois concernant les femmes dans la Grèce et la Rome antique. Dans la première société, la femme est totalement limitée par les lois, confinée au gynécée, tandis que la pratique contredit parfois le droit puisque certaines femmes comme les hétaïres jouissent d’une grande liberté et d’un certain prestige. À l’inverse, la femme romaine dispose de droits élargis, notamment à l’égard de la propriété, mais évolue dans une société extrêmement misogyne dans laquelle elle ne peut finalement rien accomplir.

IV.

L’arrivée du christianisme dans les sociétés jusqu’ici de droit romain a largement contribué à la dégradation de la condition de la femme. Celle-ci est largement associée au péché originel, comme le montre cette citation p. 159 de Tertullien « Femme, tu es la porte du diable. Tu as persuadé celui que le diable n’osait attaquer en face. C’est à cause de toi que le fils de Dieu a dû mourir ; tu devrais toujours t’en aller vêtue de deuil et de haillons. », ou encore celle de saint Jean Chrysostome un peu plus loin : « En toutes les bêtes sauvages il ne s’en trouve pas de plus nuisante que la femme. »

Dans les faits comme dans les écrits – à l’exception de la littérature courtoise – les femmes sont méprisées au Moyen-Âge avant de voir leur condition nettement améliorée à la Renaissance, même si l’importance historique de certaines grandes dames – Catherine de Médicis, Elisabeth V – cache le peu de changements pour les femmes du peuple.

À l’opposé de l’obscurantisme moyenâgeux, le rôle de la Mère du Rédempteur « est devenu si important qu’on a pu dire qu’au XIIIe siècle, Dieu s’était fait femme ; une mystique de la femme se développe donc sur le plan religieux. » Certaines figures des Lumières, Voltaire notamment, défendent la libération de la femme conformément à leur idéal de liberté des êtres humains.

V.

Contre toute attente, la Révolution française n’a apporté aucune amélioration concrète du sort de la femme et avec le code napoléonien s’ouvre un XIXe siècle aux valeurs patriarcales. Auguste Comte théorise l’infériorité de la femme et le conservateur Balzac est le meilleur représentant de valeurs bourgeoises misogynes, lesquelles restent en place grâce à la complicité des bourgeoises elles-mêmes, craignant la perte de leurs privilèges qu’entraînerait une amélioration de leur sort.

Comme l’histoire ne cesse de le montrer (cf. Arabie saoudite), les femmes du peuple s’affranchissent toutefois grâce à la conjoncture économique. Dans la nouvelle société post-révolution industrielle, les femmes participent à la production. Mais elles travaillent souvent plus dur et à un salaire bien plus faible que celui de leurs maris. Habituées à la soumission, elles peinent à s’organiser en syndicats et à défendre leurs droits : une aubaine pour les patrons.

Si la participation de la femme au travail productif s’est désormais généralisée dans la société, un problème fondamental se pose alors : la conciliation de ce nouveau rôle avec celui de la reproduction. Beauvoir rédige alors un bref historique de la contraception, grâce auquel on apprend par exemple que l’avortement était toléré dans les civilisations antiques.

Or c’est justement cette alliance de la participation à la production et de la maîtrise de sa fonction reproductrice qui permet l’affranchissement de la femme. Elle seule peut libérer la femme de son animalité et de son immanence « originelle ».

Beauvoir enchaîne avec un tour du monde occidental de l’émancipation des femmes et constate que les Françaises, souvent peu enclines à changer la donne, se libèrent plus lentement que les Anglaises et les Américaines et n’obtiennent le droit de vote qu’en 1944, après tout le monde. On découvre à travers ces pages le combat laborieux des suffragettes anglaises, sur fond d’emprisonnement et de grèves de la faim, pour finalement remporter quelques droits par le seul fait que les hommes ont bien voulu les leur donner.

Beauvoir conclut donc cette deuxième partie sur le manque général de combativité des femmes elles-mêmes, trop longtemps façonnées à la soumission et accrochées aux traditions, et rappelle que l’émancipation du deuxième sexe n’a été entamée et ne se poursuivra que si le premier consent à y contribuer.

Mythes

I.

Dans ce long chapitre, Beauvoir développe l’ensemble des mythes projetés sur la femme, posée comme l’Autre inessentiel par l’homme, sujet et conscience. Comme expliqué dans la partie précédente, la femme est symbole de fertilité et c’est bien souvent cet aspect que les sociétés primitives honorent et craignent même chez elle. La fascination mêlée de crainte est indissociable de la notion d’Autre et se retrouve donc dans tous les mythes féminins. Ainsi les menstruations sont revêtues de pouvoirs maléfiques et dans certaines sociétés primitives jusqu’à l’Ancien Testament, la femme doit être éloignée pendant cette période.

Le corps de la femme est idéalisé par les hommes et ses parties les moins utiles pour l’action – la poitrine et les fesses – sont ancestralement glorifiées. Plus elles sont exagérément lipidiques, mieux c’est. Tandis que la virilité du corps masculin se définit par des muscles développés en vue de l’action, on exalte la féminité à travers une graisse qui entrave l’action et englue la femme un peu plus dans son immanence. Exemple le plus édifiant de cette idée, les pieds – partie du corps de la transcendance – des femmes sont rétrécis à l’extrême via des pratiques douloureuses dans certaines régions de Chine.

 La virginité est une obsession. Tandis que certaines tribus la refusent et exigent une femme non vierge au mariage, notre civilisation chrétienne valorise la virginité en voyant dans le premier rapport sexuel une façon de conquérir la nature et de la soumettre en tant que premier conquérant. D’une manière plus générale, le rapport sexuel implique forcément un asservissement de la femme par nécessité d’asservissement de la nature et de l’immanence qu’elle représente. La femme, c’est le fini, et donc la mort, qu’il faut soumettre en la pénétrant.

Le christianisme et sa révulsion pour la chair ont bien entendu exacerbé cette notion de corps féminin comme incarnation intrigante de la mort. C’est pourquoi la Vierge Marie n’en a pas : elle n’a pas donné la vie par accouchement et ne saurait donc être associée à l’idée de mort portée par le corps de la femme reproductrice.

La femme est douce, reconnaît l’homme comme essentiel par sa soumission d’Autre non menaçant. C’est pourquoi la victoire, la gloire et la conquête sont des notions féminines : elles portent l’homme et lui offrent un jugement d’autant plus nécessaire pour lui qu’il n’est pas sur un même pied d’égalité.

La femme est au côté de l’homme  et l’inspire, telle la muse avec le poète. Mais sortie du mythe par la réalité, elle perd toute sa magie aux yeux du sujet essentiel et devient un être haïssable. Ainsi l’épouse est souvent considérée comme inconstante et infidèle ; la prostituée est d’autant plus méprisée qu’elle ne permet pas vraiment à l’homme de dompter sa propre immanence et de transcender par la sexualité car cette « femme perdue » s’offre à tous.

II.

Dans ce chapitre d’intérêt variable – je ne pense pas que Montherlant ou Claudel soient encore beaucoup lus -, Beauvoir analyse le mythe féminin chez cinq écrivains, du plus misogyne – et il faudrait inventer un mot plus fort pour lui – au plus bienveillant à l’égard des femmes.

Montherlant ou le pain du dégoût

Avec une agressivité parfois non dissimulée, Beauvoir analyse la haine des femmes de cet écrivain aux sympathies nazies. D’après la penseuse, Montherlant asservit les femmes à travers ses personnages solitaires et orgueilleux car il est incapable de se confronter aux autres êtres essentiels. La solution de facilité consiste donc à annihiler la conscience de cet Autre au corps dégoûtant, tout en dépendant de celle-ci pour affirmer sa virilité supérieure. Immense contradiction.

D.H. Lawrence ou l’orgueil phallique

À l’opposé de Montherlant, le poète anglais prône un idéal d’égalité dans la fusion des corps féminins et masculins, laquelle est synonyme d’abolition des deux subjectivités. Mais Lawrence n’en reste pas moins extrêmement misogyne en dépit de cette fausse égalité. Derrière l’oubli des subjectivités lors du lien sexuel, il valorise en réalité un orgueil phallique supérieur de transcendance en opposition à l’immanence du féminin. L’auteur méprise ouvertement les femmes modernes qui tentent de s’ériger contre cette infériorité.

Claudel ou la servante du Seigneur

Écrivain catholique par excellence, Claudel assigne un rôle plutôt cohérent à la femme compte tenu de ses croyances. Celle-ci représente un soutien sans faille pour l’homme dans la vie terrestre afin de lui permettre le salut devant Dieu. Au royaume céleste, homme et femme sont égaux dans la transcendance ; ce qui n’enlève rien, et Beauvoir tente ici de le démontrer, à la pure altérité que confère Claudel à la femme sur Terre. Indispensable à l’homme, sa principale qualité n’en est pas moins le dévouement à celui-ci.

Breton ou la poésie

Breton transpose à la poésie cette même notion d’arrachement de l’homme à son immanence grâce à la femme. Celle-ci est pour le poète la révélation, le monde et sa beauté. Indiscutablement mise sur un piédestal, elle n’en demeure pas moins l’Autre vue par le poète, lequel ne cherche aucunement à la poser comme sujet et à la connaître en elle-même. Il préfère la décrire en tant qu’être pour lui-même.

Stendhal ou le romanesque du vrai

Or c’est précisément ce qui distingue Stendhal, non seulement de Breton, mais aussi de la majorité des autres auteurs. Le romancier ne projette sur la femme aucun « éternel féminin », mais raconte des destins romanesques en posant ces personnages comme des sujets. D’où cette idée de romanesque du vrai, par opposition à la projection d’une conscience masculine sur un Autre féminin. Ostensiblement féministe, l’écrivain s’est déjà prononcé en faveur de l’instruction des femmes pour les sortir de leur situation d’infériorité. En revanche, il apprécie ce même manque d’éducation et de « sérieux » qui place les femmes hors des « affaires importantes » où les hommes s’embourbent. Ainsi Clélia Conti (La Chartreuse de Parme) et Madame de Rênal (Le Rouge et le Noir) sont décrites comme de vraies femmes, de simples êtres humains non essentialisés.

III.

Dans cette rapide conclusion du premier tome du Deuxième sexe, Beauvoir souligne la discrépance entre les mythes féminins, qui varient selon les civilisations et les époques, et la réalité des femmes. Ces mythes féminins se définissent d’ailleurs tous par une ambivalence : bien et mal, vie et mort, nature immanente et promesse de transcendance. Mais tous induisent la notion de mystère, sans pour autant comprendre que l’Autre est par définition un mystère ni se demander ce que cet Autre pense de l’homme. Mais cette dernière question ne saurait être posée puisqu’il faudrait pour cela reconnaître la femme comme un sujet conscient et non comme pure altérité.

Dans une perspective existentialiste, Beauvoir conclut sur cette idée de mystère en affirmant qu’il provient de l’impossibilité de définir ce que l’on est, et donc encore moins pour l’homme de dire précisément ce qu’est la femme. Pourquoi impossible ? Parce qu’on est ce que l’on fait. Seule l’action, seul le travail permettra l’émancipation de la femme, sans pour autant qu’elle perde en érotisme. Cette émancipation – déjà en marche si on en croit la nouvelle esthétique prônant un corps féminin moins opulent que par le passé – ne se fera que si « les hommes assument sans réserve la situation qui est en train de se créer ».