Livre le mieux vendu de Georges Perec, Les Choses se situe entre l’essai et le mini-roman sociologique. Il raconte, à travers la vie de Sylvie et Jérôme, l’importance du matériel et le conflit existentiel qui en découle lorsque les pensées et choix sont déterminés par les choses.
Résumé
Ce couple parisien de vingt-cinq ans vient de terminer ses études, plutôt courtes, et travaille désormais en tant que contractuels dans le domaine de la publicité. Ils réalisent des sondages sous forme d’interviews pour le compte d’agences. Locataires d’un petit appartement du cinquième arrondissement, déjà bobos à l’époque où le phénomène existait sans porter de nom, ils y sont pourtant à l’étroit et ont plutôt du mal à boucler les fins de mois. Car même s’ils ne roulent pas sur l’or, les tentations sont grandes et ils font des folies, s’achètent des vêtements de luxe de temps à autre, mais bavent le plus souvent devant les antiquaires.
D’un point de vue purement extérieur et le plus objectif possible : un appartement parisien et un emploi aussi valorisant qu’intéressant n’ont rien d’une situation frustrante. Sans compter la culture, les dîners entre amis du même monde et la liberté que leur offre leur travail. Pourtant, Sylvie et Jérôme stagnent et la trentaine approchant, il leur faudra tôt ou tard se faire embaucher, accéder à une certaine stabilité indispensable pour ne pas sombrer dans le cliché du vieux couple bohème.
Alors qu’ils poursuivent leur routine sans parvenir à faire un choix décisif, la guerre d’Algérie confère un certain sens à leur existence de par l’atmosphère de danger et de gravité qui règne dans Paris pendant ses événements les plus marquants. Mais une fois terminée cette accalmie paradoxale dans leur vie calme et de moins en moins signifiante, Sylvie et Jérôme s’enfoncent. Ils se fâchent avec certains amis, d’autres prennent le virage de la stabilité, et ils sauteront finalement dans le vide.
Répondant à une annonce pour un poste de professeur de collège en Tunisie, ils partent s’y installer car ils n’ont de toute façon plus rien à attendre de la vie parisienne. Le semblant de rêve – car ils n’étaient pas si optimistes que cela – s’écroulent lorsqu’ils apprennent qu’ils devront vivre non pas à Tunis, mais à Sfax. Sylvie est la seule à avoir un travail et le couple subsiste donc sur ce seul salaire, dans cette ville sordide, désertique, à la chaleur écrasante et où subsister est justement la seule manière de vivre. Ils sont seuls, sans amis, dans un appartement trop grand et ne nouent aucun contact social, pas même avec les collègues de Sylvie.
Fort heureusement – oui, fort heureusement – ils n’ont plus les mêmes désirs qu’à Paris et n’attendent rien. Les jours passent dans une apathie à la fois morose et rassurante car éliminant toute frustration. Seuls et fatigués d’un tel vide existentiel, ils rentrent en France, à Bordeaux cette fois-ci. Là, ils cèdent aux sirènes de la fameuse stabilité et obtiennent un emploi bien rémunéré. Malheureusement, la fin du roman évoque une vie bien triste, destin somme toute assez prévisible.
Analyse
Quel rôle jouent les choses ?
Le livre s’ouvre sur un premier chapitre indigeste. Rédigé au conditionnel, il décrit l’appartement idéal du couple. De longues lignes déroutantes pour un lecteur qui, pensant que cette longue description va durer jusqu’à la fin du livre court, est tenté d’abandonner. Trop foisonnante d’objets, de détails sur les couleurs et les emplacements, elle bloque toute représentation des choses décrites. Mais c’est donc cela ! Trop de choses tuent les choses, et si Georges Perec s’est défendu de critiquer le consumérisme dans son livre, on ne peut s’empêcher de penser qu’à trop vouloir en faire, on aboutit au néant. Cette abondance, cette précision des choses finit par nous dépasser et entraver le lien à la réalité : aucune image de l’appartement ne se construit, tant l’imaginaire du lecteur s’y perd.
Or le destin nihiliste de Sylvie et Jérôme, en particulier pendant leur tranche de vie d’une tristesse absolue passée à Sfax, vient corroborer cette thèse. Car les désirs se sont noyés dans l’amoncellement des choses offert à leurs yeux, et les possesseurs apathiques de ces désirs ont fini par abandonner la partie. Les jeunes gens avides de culture et de liberté ont, tout à la fin, laissé leurs rêves de côté pour « se ranger ». Un dilemme qui se pose de façon encore plus répandue pour les jeunes gens d’aujourd’hui que pour ceux de l’époque.
Quel éclairage vis-à-vis de la société actuelle ?
Le livre est bien ancré dans les années 60 et comporte de nombreuses références à cet époque, qu’elles soient historiques comme la guerre d’Algérie ou encore la Tunisie française, ou matérielles. Les objets datés abondent : vinyles (avant qu’ils ne soient oubliés, puis ressortis de la poussière pour devenir à la mode, cela va sans dire !), nombreux livres – qui a, au temps d’Internet, une bibliothèque aussi fournie dans un petit appartement parisien ? -, meubles et types de vêtements aujourd’hui complètement vintages. Tous confèrent, aux yeux du lecteur contemporain, un charme désuet à cet environnement dans lequel évoluent pourtant tristement Sylvie et Jérôme.
Mais au-delà de ces marqueurs temporels, les trentenaires d’aujourd’hui – l’équivalent de ces personnages de vingt-cinq ans donc – sont encore plus soumis aux choses, mais à d’autres choses. Moins matérielles, certes, mais tout de même soumises à une logique de consommation et d’excitation du désir de posséder chez les jeunes couples sans enfant. Paroxysme du consumérisme actuel dématérialisé, synonyme de liberté, de bohême fantasmée et omniprésent chez les moins de trente – quarante, même ! L’âge ne cesse d’être repoussé – ans : le voyage. Non, plutôt le travel porn. Posséder, avoir une grosse voiture qui pollue et des vêtements hors de prix moches, c’est ringard. Les photos et innombrables blogs de voyages – les vlogs aussi, tiens – ont pris le pas sur le matériel, nettement dépassé et jugé comme dénué de valeur. Mais vouloir voyager, voir toujours plus, admirer des tampons sur un passeport et planter des pins avec fierté sur une carte du monde équivaut à vouloir toujours plus posséder, accumuler des choses, et à courir après ses désirs insatiables car renouvelles en permanence.
Alors, que faire ? Se poser comme Jérôme et Sylvie à la toute fin du livre ? Visiblement, cela ne leur réussit pas non plus, et pourtant, Perec semble penser que les jeunes diplômés plein d’avenir qui renoncent à leurs rêves et à leur liberté pour se salarier, se sécuriser, se créditer…ont plutôt raison. Et pourquoi pas ? Le travail est une vertu, après tout. Et la stabilité une sagesse. Quant aux rêves, nul besoin de rappeler leur dangerosité lorsqu’ils prennent trop de place dans nos vies, comme c’est le cas de Sylvie et Jérôme. À relire : la scène de rêve qui se ternit pendant une interview réalisée dans une exploitation agricole.
Disons que le confort matériel finalement atteint par le couple ne saurait les sauver de la tristesse, non pas parce que les choses ne font pas le bonheur, mais parce que l’insatiabilité des désirs fait le malheur de leurs possesseurs.